Le Vendée Globe 2016-2017, dont le départ a été donné le 6 novembre aux Sables-d’Olonne avec vingt-neuf bateaux parés, en principe, pour le tour du monde en solitaire sans escale et sans assistance, s’était en réalité déjà «élancé» depuis le 15 octobre, date de l’ouverture du village de la course et date fixée par les organisateurs pour que les concurrents amarrent leurs IMOCA, des monocoques de 18,28m, au ponton de Port-Olona.
Même s’ils s’étaient préparés à ce qui les attendait, quatorze skippers auront sans doute découvert avec émerveillement ce que renvoie d’abord un Vendée Globe: avant le chaos de la mer, une première vague chaleureuse et continue d’affection venue d’un public qui, par dizaines de milliers, s’est déversé au plus près des bateaux et des navigateurs pendant une vingtaine de jours. Ce préambule, qui a précédé la sortie des bateaux suivie par 350.000 personnes massées tout au long du chenal menant à la ligne du départ, est partie intégrante d’un Vendée Globe.
«Pourquoi je fais ça?»
Ces quatorze hommes –aucune femme ne figure au départ de cette 8e édition– sont des novices sur une course devenue, depuis sa création en 1989, la plus dure et la plus fascinante des océans avec, lors de cet opus 2016-2017, la présence du Suisse Alan Roura, 23 ans, plus jeune concurrent de l’histoire du Vendée Globe.
Qu'espère-t-on d'une telle première aventure? Et, pour ceux qui en sont à leur deuxième, troisième, voire quatrième participation comme Bertrand de Broc, Jean-Pierre Dick, Jean Le Cam, Vincent Riou et Alex Thomson, qu'apprend-on, au fond, d’un premier Vendée Globe? Existe-t-il un décalage entre ce que l'on en attend et ce qui arrive?
«Pourquoi je fais ça?, sourit Morgan Lagravière, 29 ans, l’un de ces 14 «bizuths» sur son Safran bleuté. Aujourd’hui, je ne veux plus me poser cette question. Cela fait deux ans que je suis «dedans». Avant, j’ai essayé de répondre à toutes les interrogations, à comprendre le pourquoi du comment lié à l’idée de se lancer dans un tel défi. Il serait facile de s’en faire une montagne, mais les choses seront peut-être plus simples.» Ancien journaliste du Figaro, quotidien qu’il a quitté voilà un an et demi pour embrasser son rêve, Fabrice Amedeo, 38 ans, reconnaît «qu’il est difficile de s’avouer qu’on veut faire le Vendée Globe et de franchir le pas.» Thomas Ruyant, 35 ans, autre inexpérimenté de cette odyssée, admet en toute humilité: «J’y vais sans imaginer ou savoir ce qui m’attend.»
Finir, un rêve
En vérité, ce premier parcours initiatique est une sorte de trou noir dans lequel il serait facile de se perdre voire de s’abîmer, mais d’où peut aussi surgir une lumière magnifique. Finir est le rêve de tous ces débutants dont la moitié au moins, foi des statistiques, sera probablement obligée de renoncer en cours de route. Gagner est un objectif que personne parmi eux n’a véritablement eu l’audace de formuler, même si, au bout de ce sprint au long cours de quelque 28.000 milles, cinq des sept vainqueurs du Vendée Globe ont été des «bleus». Comme le dernier d’entre eux, François Gabart en 2012-2013, ou Vincent Riou en 2004-2005.
«La première fois, la fraîcheur est un atout, analyse Vincent Riou avec l’expérience de ses trois Vendée Globe et de ses 44 ans. Il y a toujours plus de retenue quand on sait où on va. La première fois, on part sans avoir rien à perdre et tout à gagner. Il y a comme une forme de naïveté face à ce qui nous attend. J’en espérais plein de choses et j’ai trouvé plein de choses.»
«La première fois appartient au domaine onirique, confie Jean-Pierre Dick, 51 ans, déjà parti en 2004, 2008 et 2012 et pour qui ce sera normalement la dernière. Qui peut imaginer les mers du Sud quand elles vous sont inconnues? Il est possible de s’imprégner de la légende de la course à travers la lecture de récits, mais rien ne remplace le fait de la vivre. Mon premier Vendée Globe, je l’avais plus envisagé comme une simple course de bateaux. Mais je suis devenu un homme sur sa machine ayant dû sortir la caisse à outils pour s’attaquer à ladite machine, qui n’allait pas bien du tout, mais qui est quand même allée au bout de son tour du monde. J’en suis sorti grandi, mais, en vérité, je ne m’étais pas organisé pour vivre cela ainsi.» Morgan Lagravière n’a jamais franchi l’Equateur ou navigué dans les mers du Sud. «Je me connais sur 15 jours de mer, mais pas sur 25 ou 40, concède-t-il. Et évidemment encore moins sur trois mois.»
La première fois, l’angoisse vous serre le ventre. «Le stress ne vous quitte pas et la puissance de la présence de la foule au départ l’accentue, souligne Armel Le Cléac’h, 39 ans, deuxième lors de ses deux participations et l’un des grands favoris de cette version 2016-2017. En tant que jeune marin, vous n’êtes pas habitué à tant de monde et, disons-le, à tant d’amour.» Jérémie Beyou, 40 ans, pour qui il s’agit du troisième Vendée Globe avec l’espoir d’achever la longue boucle pour la première fois, a refusé pendant longtemps, par peur, l’idée de faire cette course tant il avait été presque traumatisé, à l’âge de 13 ans, en voyant les bateaux de la première édition de 1989 dans un magazine de l’époque. «Ces bateaux étaient bien trop différents les uns des autres, se souvient-il. Il était clair que nombre d’entre eux partaient littéralement à l’aventure. C’était effrayant et angoissant à la fois. J’ai appris à mieux dompter mon inquiétude, mais elle ne me quitte jamais vraiment. Rien à voir, toutefois, avec la trouille de la première fois dûe au fait aussi que je pressentais que mon bateau n’était pas prêt. Si vous n’avez pas une entière confiance en votre engin, comment ne pas la ressentir?»
Un danger mortel et un moment exceptionnel
Le Vendée Globe a tué deux hommes, le Britannique Nigel Burgess en 1992 et le Canadien Gerry Roufs, alors qu’il était en deuxième position de l’édition 1996-1997 et qui, dans sa dernière vacation radio, avait lancé que «les vagues ne sont plus des vagues, elles sont hautes comme les Alpes». Aujourd’hui, les bateaux sont nettement plus robustes et sécurisés, avec notamment leur quille de trois tonnes qui minimise grandement les risques d’un retournement. Il n’empêche, Yann Eliès, 42 ans, a frôlé le pire en 2008 et porte encore les stigmates de sa douloureuse première expérience d’il y a huit ans qu’il n’aura cessé de raconter, un peu malgré lui, en amont de ce départ de 2016. Victime d’une fracture du bassin et du fémur avant d’être récupéré par un navire australien, il l’avait alors échappé belle, mais il est revenu, après avoir fait l’impasse en 2012, «sans sentiment de revanche sur cette drôle de première fois».
Un premier Vendée Globe, ce sont aussi des moments sublimes auxquels un navigateur n’avait jamais été confronté. «Je me rappelle de la sidération de mon premier pampero, une sorte de tempête d’Amérique du Sud sous la forme d’un nuage d’éruption volcanique sous-marine», raconte Vincent Riou. «Le côté majestueux d’un iceberg, la puissance d’une dépression australe, la douce sensation sur des journées et des journées dans les alizés... Le fait de les vivre c’est unique, cela ne se conceptualise pas avant un premier départ, remarque Jean-Pierre Dick. Nous sommes comme des hommes de Cro-Magnon dans nos grottes, mais parfois, il y a un moment exceptionnel qui nous fait “décrocher” de nos voiles.» Armel Le Cléac’h a gardé dans la rétine la photo –ou plutôt le film– «des albatros, ces oiseaux qui suivent en permanence les bateaux dans les mers du Sud». «Jour après jour, ils sont encore là, ça dure trois semaines et il n’y a que là qu’on peut les voir, ajoute-t-il. Alors la première fois… »