La fonction publique compte 62% de femmes. Dans le privé, ça tombe à 44%. Ce sont les chiffres du rapport annuel sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique, édition 2015. Un pourcentage dont on peut se féliciter, surtout quand on sait que les femmes reviennent de loin: en 1936, on évaluait le nombre de femmes dans l’administration à seulement 30%. Autre avancée: même dans la catégorie hiérarchique la plus élevée, la catégorie A, les femmes sont proportionnellement plus nombreuses et forment 63% des effectifs; et ce, alors qu’il a fallu par exemple attendre 1974 pour que les femmes puissent passer le concours de commissaire de police et 1981 pour qu’une femme accède au poste de préfet (jusqu’alors, la préfète était l’épouse du préfet).
Sauf que «cette féminisation, dans les faits et non dans le discours et les éléments de langage, est souvent synonyme de dévalorisation du corps ou de l’administration. S’il y a un mieux pour les femmes, parfois l’administration concernée en perd son lustre d’antan. Le cas le plus patent est celui de la magistrature», appuie Vida Azimi, directrice de recherches au CNRS-Cersa-Université Paris II, qui déplore «un exhibitionnisme dans la féminisation» plutôt qu’une réelle égalité. Comme l’écrit Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS-Cevipof, dans La place des femmes dans les élites administratives, numéro spécial de la Revue française d’administration publique qu’il a coordonné, «la féminisation des emplois supérieurs pourrait […] marquer non pas tant une avancée sociale que le signe d’un déclin de la haute fonction publique face aux carrières sans doute plus attractives offertes par de grandes entreprises privées».
Cela tient d’abord à l’histoire de cette féminisation, non seulement lente et tardive, mais qui ne s’est pas vraiment faite à l’origine pour les femmes. Comme l’écrit Vida Azimi, de la fin de l’Ancien Régime à la Libération, non seulement la féminisation était «parcellaire» mais en outre «durant cette période [elle] sert d’abord les intérêts de l’État plutôt que ceux des femmes». L’explication tient en une ligne, extraite d’un numéro de 1883 de La Revue administrative:
«Tout est bon quand on paie mal, et voilà pourquoi certaines administrations publiques recrutent la plus belle moitié du genre humain.»
N’exagérons rien. Louis Frank, pionnier du féminisme belge et auteur de l’ouvrage Le grand catéchisme de la femme paru en 1894 –dans lequel il tente de convaincre ses contemporains qu’«il est juste que les femmes aient accès aux emplois bureaucratiques»–, souhaitait quand même aider la gent féminine. Et que «l’État assure du travail à des femmes célibataires ou veuves qui, privées de l’assistance ou des secours de l’homme, doivent par elles-mêmes subvenir à leurs besoins» car «interdire aux femmes d’occuper certains emplois honorables, c’est […] ne leur laisser d’autre ressource que la prostitution» (oui, oui, vous avez bien lu). Tout sarcasme mis à part (à chaque déclaration son époque), cela explique que cette féminisation se soit avant tout faite par le bas. Aux femmes les postes peu chers et aux responsabilités limitées, pour permettre aux hommes de se dégager des tâches ennuyantes et de monter en grade. Un autre argument de Louis Frank, pour rassurer les virils fonctionnaires, en atteste:
Tout est bon quand on paie mal, et voilà pourquoi certaines administrations publiques recrutent la plus belle moitié du genre humain
La Revue administrative, 1883
«L’admission des femmes dans les services bureaucratiques ne pourrait‑elle pas nuire à l’avancement du personnel masculin?
–Aucunement; car la très grande majorité des femmes préférera n’occuper que des emplois inférieurs, n’exigeant aucune initiative et n’imposant aucune responsabilité. Il en résultera moins de concurrence pour les promotions, et les employés auront ainsi plus de chances de parvenir aux emplois supérieurs.»
Les femmes entrent donc dans la fonction publique en occupant des postes précaires. Autre exemple plus tardif, relevé par Vida Azimi dans son article «La féminisation des administrations françaises: grandes étapes et historiographie (XVIIIe siècle-1945)»: «En 1930, à la Caisse nationale des sciences, l’ancêtre du CNRS, la présence des femmes est manifeste: 15% des chercheurs en sciences exactes comme en sciences humaines et toutes les disciplines leur sont ouvertes. […] En vérité, les hommes préfèrent embrasser la carrière universitaire et ne se bousculent pas au CNRS, qui n’offre alors aucun statut, pas même celui de salarié.»
Dextérité, minutie et postes subalternes
Sans compter qu’on cantonne alors les femmes aux tâches et métiers qui correspondent soi-disant à leur nature. Au début du XXe siècle, fait remarquer Vida Azimi, «naît le stéréotype –durable pendant cette période– de la “femme fonctionnaire”, ayant des dispositions “naturelles” en parfaite adéquation avec l’emploi administratif». Citons un exemple, qu’elle reprend à La Bureaucratie en France aux XIXe et XXe siècles (1987), de Guy Thuillier, éminent spécialiste de l’histoire administrative, également auteur de l’ouvrage Les femmes dans l’administration depuis 1900 (PUF, 1988), qui citait un administrateur des Finances du début du XXe siècle:
«Les femmes “manquent les qualités d’initiative, de raisonnement et de jugement qu’exige leur emploi”, mais “sont supérieures aux employés hommes dans tout ce qui nécessite la promptitude du coup d’œil, la dextérité et la minutie”, à savoir les petits calculs, le comptage, la copie, le tri et le classement.»
Pas étonnant que l’emblème de la féminisation de l’époque ait été la dactylographe. En 1910, sur les 155.028 femmes de l’administration française, la quasi-totalité étaient dactylos ou employées, relève le chercheur au Cevipof Luc Rouban, qui y voit une «réplique d’une vie familiale où la division du travail repose elle-même sur un ordre immémorial considéré comme naturel», écrit-il. Résultat: «Pendant longtemps, les femmes sont considérées comme un personnel supplétif.»
Le problème, c’est que, derrière les pourcentages réjouissants, les traces de cette histoire pas si lointaine sont encore visibles, comme le fait remarquer Frédéric Edel, chercheur au Centre d’expertise et de recherche administrative de l’École national d’administration (ENA): que le service de l’intérêt général soit de nos jours majoritairement assumé par les femmes «ne doit cependant pas faire illusion du point de l’objectif d’égalité professionnelle dans la fonction publique car, à y regarder de plus près, certains métiers, d’une part, et certains niveaux de responsabilité, d’autre part, demeurent la chasse gardée des hommes.»
Ainsi, la répartition des femmes et des hommes au sein des différentes catégories n’est plus la même selon le niveau hiérarchique. «Parmi les 121.299 postes dans les corps et emplois catégorisés “A+”, 39,5% sont occupés par des femmes; et à l’intérieur de ceux-ci, parmi les 22.732 postes correspondant à des corps et des emplois d’“encadrement supérieur et de direction” (ESD); les femmes ne sont que 33%.» Les travaux menés par le sociologue Alex Alber révèlent ainsi que, si l’on tient compte du taux de féminisation du public, une femme a deux fois moins de chance d’être cadre dans la fonction publique… exactement comme dans le privé. Et les femmes se retrouvent dans des ministères perçus comme traditionnellement féminins. C’est ce qu’on apprend en lisant l’article collectif «Le genre des administrations - La fabrication des inégalités de carrière entre hommes et femmes dans la haute fonction publique», dont Catherine Marry, directrice de recherche CNRS-CMH, est l’auteure principale:
«On relève une tendance chez les femmes à se diriger vers les ministères sociaux au nom d’une “vocation” pour les domaines d’action concernés. Cela renvoie à la socialisation différenciée des filles et des garçons qui produit un “goût” pour le “social” plus affirmé pour les femmes. […] Nous n’avons pas […] rencontré d’hommes qui auraient fait le choix des ministères sociaux alors que leur classement leur aurait permis d’accéder à des ministères plus “prestigieux”.»
Il existe un droit d’accès identique à la fonction publique; mais lutter contre les inégalités en fait est autrement plus complexe que lutter contre les inégalités en droit
Frédéric Edel, chercheur au Centre d’expertise et de recherche administrative de l’École national d’administration
Les ministères les plus féminisés de la fonction publique d’État sont celui de l’Éducation nationale (féminin à 71%) et du Travail (70%), les moins féminisés ceux de la Défense (22%) et de l’Intérieur (28%). «Le taux de féminisation est révélateur du degré d’attractivité d’un poste; plus le poste est socialement favorable, moins il y a de femmes», nous résume Frédéric Edel. C’est ce qui explique qu’il n’y a que 11% de préfètes mais 87% de femmes dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées.
«Bisounours» qui cachent leur jeu
Pourtant, c’en est fini des postes légalement hors d’atteinte ou concours distincts et autres discriminations négatives. Car, oui, jusqu’à la loi du 7 mai 1982, certains emplois étaient réservés par nature aux hommes ou aux femmes et il a fallu attendre la loi Roudy du 13 juillet 1983 pour que soient affirmés le principe de l’égalité professionnelle et de l’égalité de rémunérations. Mais c’est, et ce n’est qu’un exemple, seulement par un décret de 1992 que les recrutements distincts entre hommes et femmes des corps des commissaires de police, des commandants et officiers de paix, des inspecteurs, des enquêteurs, des grés et gardiens de la paix de la police nationale ont été supprimés. Fin des inégalités de droit d’abord. Et, depuis le début des années 2000, ont même émergé des politiques qui ont pour objectif de réduire les inégalités de fait entre femmes et hommes dans la fonction publique, avec la loi Génisson de 2001, la Charte pour la promotion de l’égalité dans la fonction publique de 2008 et, plus récemment, la loi Sauvadet de 2012 relative à la lutte contre les discriminations, qui introduit la discrimination positive. «Aujourd’hui, poursuit Frédéric Edel, il existe un droit d’accès identique à la fonction publique; mais lutter contre les inégalités en fait est autrement plus complexe que lutter contre les inégalités en droit.»
Certes, une fois en poste, on est aujourd’hui bien loin du témoignage de Myriem Mazodier, présidente de la Commission «Femmes» des anciens élèves de l’ENA, nommée chef de bureau au ministère de l’Éducation nationale dans les années 1970:
«[Un sous-directeur] pose […] une question fondamentale: comment va‑t‑on m’appeler? À l’époque, les pairs s’appellent par leur nom de famille, les prénoms sont réservés aux subordonnés; m’appeler par mon prénom, c’est me ranger parmi les dactylos; m’appeler mademoiselle lui paraît peu compatible avec le tutoiement pratiqué entre pairs et me vouvoyer serait m’isoler; bref, il suggère de m’appeler Mazodier. Suggestion faite sur le ton de la plaisanterie, prise comme telle par tous, et évidemment non retenue, mais qui montre bien la difficulté de traiter à l’époque les femmes comme les hommes.»
Alors que, «l’État n’est pas seulement employeur, […] qu’il est aussi prescripteur de normes et qu’il devrait donc, à ce titre, être exemplaire en la matière», la «vraie vie administrative» n’est toujours pas exempte de discriminations sexistes, comme le souligne Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Au contraire. Et ce, qu’il s’agisse de réflexions et d’anecdotes dignes de figurer sur le site Vie de mère ou de faits moins visibles, qui expliquent la persistance des inégalités entre femmes et hommes dans le secteur public. «Il y a une représentation un peu Bisounours du monde de la fonction publique, résume la chercheuse en économie à l’Université d’Aix-Marseille Vanessa Di Paolo, spécialiste de l’insertion des jeunes sur le marché du travail. Les femmes se disent qu’elles ont davantage de risques d’être discriminées dans le privé.»
La fonction publique est aussi redoutable pour les femmes, sinon pire que le secteur privé; car elle a cette particularité de pouvoir mieux cacher son jeu
Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, dans La Revue française d’administration publique
Il faut dire que l’accès par concours et le système des échelons a l’avantage de montrer patte blanche. «Dans la fonction publique […] il y a une égalité quand même juridique. On gagne exactement la même chose, on peut passer exactement les mêmes concours. […] Je pense que chacun a vraiment les mêmes chances, sincèrement», témoigne ainsi une quinquagénaire, citée dans l’article «Le genre des administrations». Ce qui fait écrire à Brigitte Grésy que «la fonction publique est aussi redoutable pour les femmes, sinon pire que le secteur privé; car non contente d’être porteuse des mêmes leviers d’inégalité que dans le marché du travail dans son ensemble, elle a cette particularité de pouvoir mieux cacher son jeu».
Conciliation et plafonnement
Ces leviers d’inégalité restreignent l’accès des femmes aux fonctions les plus élevées. Au premier abord, ce sont des dispositions qui ont l’air d’être neutres. Si elles produisent des discriminations indirectes, c’est parce que leur cadre de référence est éminemment masculin. On les retrouve dès le recrutement. Brigitte Grésy rappelle l’exemple des jurys de concours:
«Les débats avec les membres des jurys sont édifiants: ce n’est pas que l’on refuse les candidatures des femmes, c’est qu’elles sont “objectivement” moins brillantes lors des épreuves. C’est une manière bien tautologique de justifier la discrimination: “elles ne sont pas semblables” signifie qu’elles ne sont pas compétentes.»
En ce qui concerne les procédures de promotion, là aussi végètent de nombreux «biais de genre». «Il ne faut jamais perdre de vue la force d’inertie de l’Administration avec un grand A; les politiques passent, les fonctionnaires restent», nous déclare Vida Azimi, qui mentionne le mécanisme de la reproduction sociale. «Très rares sont les femmes, aussi excellentes soient-elles, qui peuvent bénéficier du soutien inconditionnel d’un conjoint au foyer ou travaillant à temps partiel –qui les libèrent des contingences de la vie domestique et qui leur assurent un soutien bénévole à l’exercice du métier», écrit aussi la sociologue Catherine Marry, qui poursuit: «Les femmes pâtissent également de normes professionnelles largement pensées par et pour les hommes. L’exigence d’une disponibilité horaire extensive et/ou celle d’une mobilité géographique répétée […] pèsent ainsi lourdement en défaveur des femmes.» La preuve avec ce témoignage parlant d’une femme quadragénaire qui souhaitait intégrer l’ENA par le concours interne:
«J’avais mes deux enfants qui étaient très jeunes, donc j’ai préparé le concours extrêmement sérieusement, vraiment, en cours du soir, les week-ends […]. Et le jour de l’examen, je pense que mon inconscient a pris le dessus et que je me suis rendu compte qu’il allait falloir que je parte vingt-quatre mois en formation à Strasbourg, et là je me suis dit: “Mais qu’est-ce que tu es en train de faire?” Donc j’ai laissé tomber.»
Les femmes qui renoncent à ces évolutions de carrière, voire à qui elles ne sont pas même proposées puisqu’elles sont à temps partiel, doivent se résigner à un plafonnement de leur carrière et donc de leur rémunération. Tout ça parce que les questions de conciliation vie professionnelle-vie familiale se posent à elles de manière accrue. Et ce n’est pas la seule façon dont la répartition, toujours inégalitaire, des tâches familiales dans la vie privée vient influer sur les carrières des femmes. Ce que Vanessa Di Paola a repéré, avec Stéphanie Moullet, c’est que les femmes dans la fonction publique ont beau être en situation de déclassement objectif, elles expriment beaucoup moins d’insatisfaction que les hommes. C’est-à-dire que les jeunes femmes vont se former au-delà du niveau requis pour augmenter leurs chances de devenir fonctionnaires, et ce, sans exprimer d’insatisfaction, une stratégie qu’on peut traduire par un «consentement à payer».
La diversité des genres cache les inégalités sociales. Pour le dire méchamment, on a remplacé les Xavier-Pierre par les Sophie-Cécile
Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS-Cevipof
«Il est probable qu’elles internalisent le stéréotype selon lequel c’est aux femmes de s’occuper des enfants ainsi que le discours ambiant sur la chance d’être une femme avec des enfants dans la fonction publique», nous dit Vanessa Di Paola –il est à noter par ailleurs que les femmes fonctionnaires font plus d’enfants que les femmes travaillant hors administration, relève Jeanne Siwek-Pouydesseau, directrice de Recherche honoraire au CNRS-CERSA-Université Paris II. Autre exemple dont nous fait part Vanessa Di Paola: la titularisation au sein de la fonction publique est une quête du Graal plus féminine que masculine; les jeunes hommes de la «Génération 98» qui n’étaient pas fonctionnaires au bout de trois ans après leur diplôme ont eu plus tendance, au bout de sept ans, que les jeunes femmes à aller dans le privé. On observe donc une moindre volonté à rester dans le public chez les hommes, que l’on pourrait interpréter comme une moindre angoisse à l’idée de ne pas pouvoir concilier vie privée et vie professionnelle. Luc Rouban insiste sur un autre problème, qui résume bien la précarité de cette féminisation du public:
«Bien sûr, on peut célébrer la féminisation des grands corps mais elle est souvent associée à une capitalisation des ressources sociales. La diversité des genres cache les inégalités sociales. Pour le dire méchamment, on a remplacé les Xavier-Pierre par les Sophie-Cécile.»
Sans surprise, ce sont en effet, «les femmes disposant de ressources particulières [qui] ont pu briser le plafond de verre: excellence scolaire sans faille, éducation égalitaire, soutien de la famille proche et du conjoint», ponctue Catherine Marry dans son article. Le public plutôt que le privé, les bas postes et leurs bas salaires plutôt que les jobs à responsabilité et leurs rémunérations conséquentes, les métiers dits «de femmes», moins valorisés, plutôt que ceux plus virils et reconnus sans oublier les temps partiels plutôt que les temps pleins afin de pouvoir tout concilier… La fonction publique a beau être à 62% féminine, c’est un peu comme si les femmes devaient (encore) se contenter des restes. Ce sont elles qui assument en majorité le service de l’intérêt général, mais pas toujours dans leur intérêt.