Comment aurions-nous pu suivre la chute du Mur si le Web tel que nous le connaissons aujourd'hui (il est né en mars 1989, avait existé le 9 novembre 1989? Il aurait sans doute été difficile d'évaluer immédiatement son importance.
Beaucoup racontent qu'ils n'ont pas compris tout de suite sa portée historique et symbolique, telle Angela Merkel, qui est allée au sauna comme tous les jeudis soir. Le journaliste Bernard Guetta, tout occupé à son papier sur l'Arménie, avait lui déclaré au lendemain de l'annonce de la chute du mur, «Et alors?».
Mais imaginons, si Slate.fr avait existé en 1989, et si notre site avait été suffisamment germanophile pour prendre l'antenne dès le matin sur la situation en RDA, voilà ce que nous aurions pu dire, heure par heure. Avec tous les conditionnels et les incertitudes du temps présent.
10h00
La deuxième journée de réunion du comité central du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands: Parti socialiste unifié d’Allemagne) vient de débuter. Le contexte est toujours tendu. Le 4 novembre à Berlin-Est, il y avait un million de manifestants dans les rues. Des centaines de milliers dans les autres grandes villes de la RDA. Crise économique, crise politique... depuis début septembre, chaque lundi, des manifestations (Montagsdemonstrationen) sont organisées à Leipzig et dans d'autres villes depuis octobre pour protester contre le pouvoir en place. Les gens défilent au cri de «Wir sind das Volk» «Nous sommes le peuple». Ils étaient 70.000 dans la plus grande ville de Saxe, le 9 octobre: les policiers n'ont pas tiré.
14h30
Le chancelier Ouest-Allemand Helmut Köhl vient d'arriver en Pologne pour une visite d'Etat officielle.
16h
Selon nos informations, le comité central du SED se réunirait actuellement pour fixer les modalités de nouvelles règles sur les déplacements des citoyens d'Allemagne de l'Est.
18h
La conférence de presse du SED vient de commencer. Günter Schabowski parle. Lunettes, costume gris, le porte-parole du gouvernement semble plutôt détaché. Il lit ses notes. A ses côtés, il y a les membres du Comité Central du SED, Helga Labs, Gerhard Beil et Manfred Banaschak.
18h57
Günter Schabowski vient de déclarer que de nouvelles dispositions auraient été adoptées pour les ressortissants de RDA désirant se rendre en RFA. Ce nouveau régime s'appliquerait immédiatement. Il n'y aurait plus besoin de visas. Rappelons que depuis quelques mois déjà, les Allemands de l'Est peuvent aller facilement dans les autres pays communistes. Ils en profitent pour se réfugier dans les ambassades de la RFA, comme à Prague, par exemple.
19h
Entendu lors de la conférence de presse:
«Les voyages privés vers l'étranger peuvent être autorisés sans présentation de justificatifs — motif du voyage ou lien de famille. Les autorisations seront délivrées sans retard. Une circulaire en ce sens va être bientôt diffusée. Les départements de la police populaire responsable des visas et de l'enregistrement du domicile sont mandatés pour accorder sans délai des autorisations permanentes de voyage, sans que les conditions actuellement en vigueur n'aient à être remplies. Les voyages y compris à durée permanente peuvent se faire à tout poste frontière avec la RFA.»
Question du journaliste Ricardo Ehrman de l'agence italienne Ansa: «Quand ceci entre-t-il en vigueur?»
Schabowski, feuilletant ses notes: «Autant que je sache — immédiatement.»
Edit: le compte-rendu intégrale de la conférence à télécharger en format PDF (en allemand)
19h05
Selon Ansa et Associated Press, «La RDA ouvre la frontière».
19H20
Si cette information reste confirmée, les gens vont-ils sortir de chez eux et aller directement en RFA? Qu'en pensez-vous? Dites-le nous dans les commentaires.
20h15
L'ARD, la première chaîne ouest-allemande, publie les propos de Günter Shabowski sur les nouvelles législations. Des Berlinois commenceraient à affluer à certains postes frontière. Il y en aurait 80 personnes au poste-frontière de Bornholmer Straße.
20h30
La situation est très confuse sur les points de sortie de Berlin Est. Les Berlinois veulent utiliser leur nouveau droit mais les gardes-frontières ne sont pas au courant.
20h45
De plus en plus de Berlinois arrivent.
21h25
On nous signale qu'au poste frontière de Bornholmer Straße, les gardes autorisent les premières sorties depuis cinq minutes environ. Un journaliste est-allemand, Aram Radomski, serait le premier à avoir emprunté le Bösebrucke. Le suivre aussi sur Twitter.
21h30
En Pologne, le banquet d'Etat se termine. Helmut Kohl viendrait d'être à peine mis au courant des événements: «C'est le plus beau jour de ma vie», aurait-il déclaré à un conseiller.
21h34
La conférence de presse du président américain Georges Bush et du secrétaire d'Etat James Baker vient de débuter. Ils ont entendu parler des événements à Berlin en lisant les dépêches d'agences de presse vers 17h, heure de Washington. Les chancelleries occidentales en général semblent surprises par cette annonce inattendue. Michel Rocard, Premier ministre, a appris la nouvelle «comme tous les Français, devant la télévision avec ma femme et mes gosses». Il n'est pas le seul. Cohn-Bendit, Robert Hue...
21H45
Harald Jäger, chef du poste frontière de Bornholmer Straße sur Twitter: «Merde, nous ne savons pas quoi faire».
22h
Selon les premières personnes qui ont traversé, les gardes frontières n'auraient toujours pas de consignes. Près de mille personnes seraient déjà passées. C'est un mélange entre un début d'euphorie et toujours une forte incertitude.
22h15
Certaines personnes étant passée à Berlin-Ouest auraient vu leur passeport invalidé par le service de contrôle des passeports.
22h28
A la télé est-allemande, on évoque enfin les événements... ou presque. Selon le présentateur, «à la demande de nombreux citoyens, nous vous informons à nouveau sur la nouvelle réglementation sur les voyages. Premièrement: les voyages personnels pourront être effectués sans les justifications pré-requises».
22h42
Plus personne ne s'y trompe. L'ARD présente ce 9 novembre comme un jour historique. «Les frontières s'ouvrent pour tous». Edit: la vidéo complète du journal télévisé désormais ici [VO].
23h32
Les barrières se sont ouvertes depuis deux minutes! Tout le monde passe ! Tout le monde passe. C'est incroyable.
23h45
La foule s'agrandit. Les gens affluent de partout, des deux cotés du mur. La clôture des grillages est en train d'être enlevé. Les gardes frontières est-allemands ne réagissent pas mais ils ne semblent pas non plus savoir vraiment quoi faire.
00H00, le 10 novembre
Moscou n'a toujours pas réagi.
01h
Des milliers d'Est-Allemands vont à Berlin-Ouest et inversement. Tout le monde est dans la rue. Une foule compacte est autour de la porte de Brandenburg.
01h30
Sur le Mur les gens dansent, s'amusent. C'est l'euphorie! Des personnes ont commencé à le détruire à coups de marteaux et de pioches. Chacun leur tour, les gens frappent sur le mur devant les établissements des autres.
01H45
Les photos de la chute du Mur arrivent sur Flickr. Aussi des vidéos sur YouTube.
01H45
Les témoignages d'internautes s'accumulent. Ainsi capflam7 sur Lefigaro.fr, «Je passe une nuit inoubliable sur le mur. Je fais face à des Vopos incrédules et dépassés. Avant de repartir, nous avons vu les pelleteuses détruire des pans du mur. Une fois dans ma vie je vis l'Histoire.»
01H55
Certains hommes politiques français en profitent déjà. Nicolas Sarkozy, secrétaire général adjoint du RPR raconte sur sa page Facebook qu'il serait à Berlin, à Check Point Charlie en compagnie de Alain Juppé et François, selon sa page Facebook. Selon le correspondant de Libération à Berlin Alain Auffray, il serait plutôt à Colombey-les-deux-églises pour le 19e anniversaire de la mort du Général de Gaulle.
02h00
Selon la radio est-allemande, la situation actuelle serait «transitoire». Jusqu'à 8h ce matin, les Berlinois de l'Est devront présenter «une preuve d'identité» pour passer.
02h30
Les gens continuent de franchir la frontière. Ils racontent que l'on ne leur a rien demandé, pas de papiers, pas de visas.
03H00
Le Figaro propose un diaporama en images de la chute du Mur, Google et Life aussi, Raymond Depardon envoie ses premières images à Magnum.
5H
Les premières éditions des quotidiens paraissent. «Le Mur de Berlin est tombé.» «Berlin est de nouveau Berlin». Pas de Libération dans les kiosques ce matin, pour cause de grève au quotidien. Mais le site fonctionne.
Quentin Girard
Image de une: REUTERS