«créer aujourd'hui une règlementation qui permet à tous les citoyens de la RDA de quitter l'Allemagne de l'Est». Quelques heures plus tard, des milliers de personnes traversent la frontière vers l'ouest. Toute la nuit, ils fêteront les retrouvailles avec leurs nouveaux frères et sœurs - souvent des inconnus - de l'autre côté du mur. Après trois décennies, le rideau de fer s'est finalement levé - ce qui a déclenché un processus de transitions sociale, économique et politique qui même aujourd'hui, 20 ans plus tard, n'est pas encore complètement achevé.
Au moment de la chute du mur, j'ai 8 ans. Je vis à Marbourg, municipalité de 80.000 habitants dans le land de Hesse. Ma ville d'enfance se trouve à 400 kilomètres à vol d'oiseau au sud-ouest de Berlin. Mais déjà au bout de quelques jours, les vagues de cet événement extraordinaire atteignent Marbourg.
«Le week-end d'après, c'était le week-end des bananes», se rappelle mon père, un sourire aux lèvres. Car les «Ossies», comme on appelle les Allemands de l'Est avec un clin d'œil, viennent aussi à Marbourg pour récupérer leur «Begrüßungsgeld», l'argent de bienvenu de 100 marks (50 euros) par personne. A cette occasion, des habitants de la ville ont monté des stands devant la mairie pour distribuer des bananes aux visiteurs, car d'après le cliché, les fruits tropicaux sont une denrée rare dans l'Est.
Ce lieu commun ne correspondait cependant pas toujours à la réalité, m'expliquera plus tard Sabine*, une amie journaliste avec qui j'ai travaillé à Hambourg: «cela dépendait de la région où on habitait», insiste-t-elle. Née en 1963 à Meißen, elle avait passé une grande partie de son enfance à Hoyerswerda. Cette ville de 40.000 habitants à 50 kilomètres de Dresde hébergeait aussi la centrale à charbon «Schwarze Pumpe», qui fournissait l'électricité pour toute la RDA. «Et parce que les mineurs travaillaient très dur, les plans prévoyaient un meilleur approvisionnement pour la ville», souligne-t-elle.
Ces plans annuels étaient un élément central pour diriger le système communiste en RDA: l'administration calculait la quantité de flux entrants, donc de matières premières etc..., que chaque entreprise recevait. En même temps, les différents ministères déterminaient le «Planziel», c'est-à-dire la nature et la quantité des produits finis que l'entreprise devait fabriquer. Si la firme réalisait les objectifs fixés, elle recevait une prime.
Mais l'économie planifiée avait un «défaut de stimulant», met en avant Helmut Leipold, professeur honoraire de comparaison de systèmes économiques à l'université de ma ville de Marbourg: «les ministères étaient obligés de faire participer les entreprises à l'élaboration des plans, parce que le gouvernement ne connaissait pas les détails de leurs processus de production.» Les gérants des entreprises, qui étaient toutes étatisées, avaient donc la possibilité d'influer sur leurs propres plans pour faire en sorte qu'ils reçoivent beaucoup de matières premières et qu'en même temps leurs objectifs ne soient pas trop élevés. De plus, les patrons réussissaient à orienter les plans vers des biens facilement fabricables - ce qui résultait en une gamme de produits relativement limitée et non axée sur l'innovation. Ceci était possible, car la «Tonnenideologie» (idéologie de tonnes) visait à se justifier par une quantité produite plus élevée que celle dans le système capitaliste et ne prenait guère en compte la qualité ou l'utilité même des produits.
En conséquence, la productivité en RDA correspondait à un tiers de celle en Allemagne de l'Ouest où l'économie de marché incitait chaque entrepreneur à être plus performant et innovateur que ses concurrents, estime Helmut Leipold.
Une occasion de bonnes affaires pour les « Wessies »
Quand le mur tombe, la RDA se trouve face à ce grand frère beaucoup plus productif qui, en plus, dispose d'un échantillon de produits beaucoup plus large. La plupart des Ossies ne connaissent pas les produits avec lesquels j'ai grandi comme par exemple des barres de chocolat américains. Au mieux, ils les ont vus dans une publicité à la télévision de l'Ouest qu'un grand nombre d'entre eux regardaient en cachette - ce qui était possible parce que la télévision publique de l'Ouest émettait ses programmes avec un signal particulièrement puissant.
Ainsi, pour certains des «Wessies» (les citoyens de l'Ouest), les nouveaux länder ont soudain représenté l'occasion de faire bonnes affaires: «sur notre place centrale, il y avait des forains qui vendaient de très vieux magazines de l'Ouest à 20 mark (10 euros), se souvient, scandalisée, Sabine qui, au moment de la réunification, vivait sur l'île de Rügen. Et les gens les ont achetés comme des fous!»
Mais les Wessies ne font pas que vendre en Allemagne de l'Est : en 1990, le gouvernement de RDA sous Hans Modrow crée la «Treuhandanstalt», qui est chargée d'assurer la transition vers le capitalisme. L'institution est censée soit vendre les entreprises soit les assainir - un travail que le contribuable de l'Allemagne de l'Ouest subventionnera avec 200 milliards d'euros. Une grande partie de ces firmes industrielles est pourtant invendable et impossible à assainir. On les baptise les «musées industriels». Avec leur déclin, 2,5 millions de travailleurs perdent leur emploi. Les quelques entreprises vendables sont dans la plupart des cas achetés par des investisseurs de l'Ouest. «Car les citoyens en RDA n'avaient simplement pas l'argent nécessaire pour cela», explique Helmut Leipold.
Ceci crée en quelque sorte le sentiment chez les Ossies d'avoir été «vendus» aux Allemands de l'Ouest. Pendant ces premières années après la chute du mur, sont nés certains préjugés des nouveaux Allemands vis-à-vis de leurs grands frères: «nous avons la réputation d'être des arnaqueurs superficiels et en plus des estropiés émotionnels incapables d'établir des liens humains parce que nous avons grandi dans un système capitaliste», détaille le Wessie Peter Stawowy, consultant de médias à Dresde, que j'ai rencontré à Münster. Ce trentenaire grandit dans les environs de Düsseldorf a passé toute sa vie en Allemagne de l'Est - jusqu'en juin 2003 où il déménage dans la capitale du land de Saxe. Un an plus tard, il y rencontrera Romina, originaire des alentours de Dresde, qui est maintenant sa femme et la mère de son fils.
En s'immergeant complètement dans la société de l'Allemagne de l'Est, Peter Stawowy fait connaissance d'un mode de vie qui, jusqu'à maintenant, lui était inconnu. Ce mode de vie, il l'illustre à l'aide d'une scène qui s'est déroulée sur son lieu de travail: «un jour, je suis assis en face d'une collègue que sa mère appelle pour lui demander si elle mangeait assez, n'avait pas froid et si elle était heureuse. Peu après, ma propre mère m'appelle pour me dire qu'elle avait lu un de mes articles et me demande si maintenant j'allais devienir quelqu'un de connu.»
Le sentiment que tout le monde fait attention aux autres et que l'on fait partie d'une grande communauté est souvent citée comme un des points positifs du communisme d'antan. Pour détourner l'économie de pénurie, les citoyens organisaient un vrai système parallèle pour échanger des biens, ils s'aidaient mutuellement. «Il était clair que quand quelqu'un voulait remettre à neuf son appartement, tous les voisins l'aidaient - en contrepartie d'une bière et d'une saucisse», me raconte Sabine, qui n'est pourtant pas une «Ostalgikerin», quelqu'un qui éprouve de la nostalgie pour l'Est. A Hambourg, son lieu de résidence actuel, elle ne retrouve pas cette forme de solidarité.
La solidarité avait un prix
En même temps, la solidarité avait toujours un prix, fait remarquer Helgard Thomas, qui avait 16 ans et vivait dans la banlieue de Berlin de l'Est lors de la chute du mur. «Pour se procurer des produits rares, il fallait bien proposer quelque chose en retour», se rappelle-t-elle. Aujourd'hui, elle est psychologue et participe à des séminaires sur la RDA organisés par l'institution de formation Franz-Hitze-Haus, qui est basée à Münster. Devant des adolescents nés en 1989 ou dans les années juste après la chute du mur, elle raconte ses expériences avec le régime. Des expériences douloureuses, car sa famille figurait parmi les opposants au régime communiste: «nous avons vécu dans un monde complètement schizophrène, relate-t-elle. Alors qu'à l'école il fallait répéter les phrases qu'on avait apprises par cœur, ce n'est qu'à la maison qu'on pouvait exprimer notre désaccord avec le système et finalement être nous-mêmes.»
Helgard Thomas vivait dans la peur de se faire repérer par la «Staatssicherheit» (Stasi). Cette police sécrète et politique de la RDA cherchait à détecter sans arrêt le «Klassenfeind» (l'ennemi de la classe ouvrière), les opposants, pour les mettre en prison. Avec plus de 90.000 membres lors de la chute du mur, la Stasi effectuait «un mouchardage gigantesque», souligne Jochen Staadt. Le chargé de projet à la cellule de recherche sur l'Etat du SED à la Freie Universität Berlin constate que la Stasi comptait même plus de membres que la trop célèbre «Geheime Staatspolizei» (Gestapo), le service secret du troisième Reich - alors que cette dernière avait 4 fois plus d'habitants à surveiller.
Mais si la Stasi était si nombreuse, cela était nécessaire au régime, explique le chercheur: «le parti communiste manquait de soutien dans la population. Cette dernière était déçue par le parti qui n'avait pas réussi à tenir ses promesses d'un standard de vie à long terme plus élevé que dans le capitalisme. »
Jusqu'à ce jour, la poursuite judiciaire des membres de la Stasi s'est limitée à quelques cas, ce qui découle d'un accord entre les deux gouvernements lors du lever du rideau de fer. Ne sont poursuivis que les personnes qui ont enfreint les lois de la RDA, par exemple pour avoir effectué des expropriations non autorisées, et non pas celles de la République fédérale allemande (RFA). Ceci n'a pourtant pas empêché une réflexion critique sur le régime totalitaire de l'Allemagne de l'Est, estime Jochen Staadt: «depuis 1990, il y a eu autour de 1500 projets de recherche sur la RDA - donc plus de travaux que sur la RFA pendant toute son existence», déclare-t-il.
Cette exposition publique des méfaits de la Stasi peut être douloureuse pour les Allemands venant des nouveaux länder. «Car pour beaucoup d'entre eux, la RDA représente une partie importante de leur histoire personnelle, constate Peter Stawowy. Ils supportent donc mal si on n'en parle que de manière négative et se sentent stigmatisés.»
De plus, des préjugés entre les Allemands existent aussi en direction de l'Est - ce qui rend la vie plus dure à des Ossies comme Maria. Elle est née en mai 1990 à Erfurt et travaille aujourd'hui dans le magasin de vêtements de mes parents afin de financer ses études pour être institutrice. Cela fait à peine un an qu'elle habite à Marbourg - suffisamment de temps cependant pour être confrontée à des a priori de la part de certains de ses camarades à l'université. «Ne l'écoute pas, celle-là vient de l'Est», disent-ils avec un sourire aux lèvres. Un sourire que Maria n'arrive plus à partager. «Ils font semblant de plaisanter, mais au bout d'un moment, cela fait quand même mal, explique-t-elle. Certains pensent que nous, les Ossies, sommes un peu primaires et naïfs. Ils ne nous prennent pas vraiment au sérieux.»
Un autre cliché est qu'il y aurait toujours une économie de pénurie dans les nouveaux länder - ce qui est complètement faux, souligne Helmut Leipold. «En 20 ans, l'Allemagne de l'Est a rattrapé beaucoup de retard, s'enthousiasme-t-il. Au lieu d'un tiers, l'Ex-RDA atteint maintenant 80% de la productivité des vieux länder!» Certes, le redressement serait dû en grande partie à l'«Aufbau Ost», c'est-à-dire à des transferts d'argent considérables de l'Allemagne de l'Ouest vers la partie Est. De même, les nouveaux länder n'auraient pas encore réussi à se créer des secteurs d'excellence. Les entrepreneurs auraient donc toujours besoin de devenir plus innovateurs. Mais pour le professeur, ce n'est guère une raison de ne pas croire à un avenir fleurissant de l'Allemagne de l'Est: «dans 5 à 8 ans, elle sera à la hauteur de la partie ouest du pays - en tout cas en ce qui concerne la productivité», affirme-t-il. Les autres différences aussi s'estompent rapidement. Une génération pour effacer le rideau de fer et permettre à l'Allemagne de ressusciter de ses ruines.
* Le prénom a été changé.
Lisa Louis
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Image de Une: La Porte de Brandebourg à Berlin le 9 novembre 1989 Fabrizio Bensch / Reuters