Les augures avaient été terriblement mauvais cette année-là. À Rome, une esclave donna naissance à un monstre: «…un garçon avec quatre pieds, quatre mains, quatre yeux, quatre oreilles et deux paires d’organes sexuels» –vraisemblablement un cas de jumeaux siamois. En Sicile, l’Etna entra en éruption «dans des éclairs de feu», crachant de la roche fondue et des cendres ardentes qui embrasèrent les grandes propriétés à des kilomètres à la ronde.
C'est dans ce climat apocalyptique que des troubles éclatèrent en Sicile, parmi les esclaves. Les présages trouvèrent alors du sens, car l’un d’eux était un monstre aux yeux des Romains. C’était un magicien qui crachait des flammes, tout comme le volcan, un mystique capable de prédire l’avenir. Ce futur prêtre-roi aux paroles messianiques adorait une déesse étrangère grotesque, et il mena son peuple à une révolte qui dura cinq ans. Il fallut cinq armées romaines pour la mater.
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Son nom était Eunus –qui peut se traduire par «le bienveillant»– et même s’il est aujourd’hui pratiquement oublié, Eunus était un chef comparable à Spartacus. À dire vrai, il était même supérieur à Spartacus, car si les deux hommes étaient tous deux des esclaves qui fomentèrent des guerres contre Rome (la révolte de Spartacus eut lieu six décennies plus tard), la rébellion d’Eunus était quatre ou cinq fois plus grande et elle dura presque trois fois plus longtemps. Il fonda un État, ce que Spartacus ne fit jamais, et tous les récits dont nous disposons indiquent qu’il inspirait une loyauté farouche, dans des proportions inégalées par le gladiateur thrace. Car, contrairement à ce que ses portraits romancés racontent, Spartacus fut défait autant par la puissance des légions qui furent envoyées pour le détruire qu’à cause de dissensions entre ses rangs.
La fin d’Eunus est une réminiscence tragique de la chute de Massada, la forteresse juive située au sommet d’une montagne de Judée, reprise par Rome autour de l’an 74 de notre ère. Les 960 derniers défenseurs de Massada choisirent de se suicider plutôt que de tomber entre les mains de leurs ennemis. En Sicile, les 1.000 hommes choisis par l’esclave-roi pour former sa garde rapprochée se battirent pour échapper à l’encerclement, avant de s’entre-tuer dans un geste similaire une fois la situation réellement désespérée. Leur chef et ses quatre derniers hommes furent pourchassés jusque dans les confins des montagnes qui les avaient protégés pendant toutes ces années.
Eunus apparaît pour la première fois en 135 avant J.-C. –ou peut-être était-ce 138; les sources sont imprécises et nous savons seulement que le soulèvement qu’il a mené commença une soixantaine d’années après la paix que Rome imposa à Carthage, à la fin de la Deuxième Guerre punique (218-202 av. J.-C.). Il était alors l’esclave domestique d’un homme appelé Antigène, un riche Romain qui vivait dans l’intérieur du territoire sicilien. Eunus était né libre: il avait été capturé puis amené sur l’île quelques années plus tôt, probablement par les pirates siciliens qui étaient à la tête d’un commerce d’esclaves florissant dans l’est de la Méditerranée.
Une intelligence exceptionnelle
Nous savons peu de choses sur la vie de citoyen d’Eunus, mais les fragments de récits de sa rébellion assurent tous qu’il était doué d’une intelligence exceptionnelle et qu’il était doté d’un charisme singulier. Il avait la réputation d’être un prophète et de faire des prédictions lorsqu’il entrait en transe. Il était célèbre pour ce que les chroniqueurs historiques présentent comme un tour de passe, mais qui, lorsqu’on lit entre les lignes, est possiblement plus impressionnant et prodigieux. Il soufflait des étincelles et du feu lorsqu’il parlait, un effet qu’il aurait produit en enfouissant dans sa bouche une coquille de noix creuse et percée de trous, qu’il remplissait «de souffre et de feu».
Qu’importe comment Eunus produisait son effet et s’il se croyait vraiment choisi et inspiré par les dieux, c’était un personnage hors du commun et Antigène aimait le montrer lors de ses dîner pour divertir ses invités. Lors de ces soirées, il est dit qu’Eunus assurait aux Romains attablés qu’il était destiné à devenir roi, et il décrivait des scènes du royaume sur lequel il régnerait. D’après l’historien grec Diodore de Sicile, Antigène était si «captivé par ses sorties abracadabrantes» qu’il entrait volontiers dans son jeu. «Il l’interrogeait sur sa royauté et sur le sort qu’il réserverait aux hommes rassemblés autour de la table.» Lorsque Eunus assurait en souriant aux maîtres qu’il ferait preuve de modération, les invités «éclataient à chaque fois de rire».
«Certains lui offraient alors des morceaux des viandes exquises disposées sur la table, en lui disant que lorsqu’il serait roi, il devrait se souvenir de cette faveur.»
Le plus troublant dans cette histoire, c’est que la prédiction d’Eunus finit par se réaliser: il devint bel et bien roi et disposa du droit de vie et de mort sur les Romains qu’il avait jadis fait rire à la table de son maître. La vengeance qui s’abattit sur les propriétaires d’esclaves en Sicile fut terrible, mais Eunus se souvint des élans de générosité sarcastique des hommes qui lui avaient fait don de morceaux de viande. Il leur laissa la vie sauve et ils purent raconter l’histoire de l’esclave qui s’était élevé au rang de roi.
Les circonstances qui amenèrent Eunus au pouvoir ont leurs racines dans la décennie précédente. Les chroniqueurs qui firent le récit de sa rébellion racontent que l’événement prit par surprise les citoyens romains de Sicile. Mais s’il semble plausible qu’un petit groupe de fermiers échouèrent à repérer les premiers signes des troubles à venir, il est peu probable qu’ils eurent échappé à des observateurs plus aguerris. Le nombre d’esclaves vendus dans la province avait drastiquement augmenté, car l’île avait été transformée en grenier destiné à nourrir la République romaine, qui grandissait à vue d’œil. La culture du blé demandait un travail harassant qui alimenta la demande en ouvriers captifs. L’île était à l’époque habitée par une vaste communauté hellénophone, qui devait se souvenir d’un passé dans lequel ils étaient davantage que l’apanage d’un puissant État. Ils devaient aussi être conscients que la Sicile abritait au moins 200.000 esclaves, pour une population totale de moins de 600.000 habitants.
Des conditions de vie atroces
Les conditions de vie de la plupart de ces esclaves étaient particulièrement atroces. Ils étaient marqués au fer rouge, entravés, fouettés, forcés à travailler dans les champs enchaînés les uns aux autres, et enfermés dans des centaines de cachots souterrains appelés ergastules. Il existait une résistance. Quelque part autour de 140 avant notre ère, cinq ou six ans avant que la rébellion ne commence, un gouverneur de Sicile fit ériger une stèle sur le continent: elle commémorait le jour où il avait arrêté 917 esclaves qui avaient fui sur le continent, avant de les retourner à leurs maîtres. L’historien britannique Peter Green suggère que la rébellion était peut-être dans l’air depuis deux ou trois ans déjà lorsqu’elle éclata pour de bons, et que les esclaves de différentes parties de l’île avaient probablement conspiré longuement pour la fomenter.
À bien des égards, les esclaves de Sicile représentaient un terreau peu fertile pour une rébellion. Ils étaient divisés par leur langue et leur culture –certains étaient amenés sur l’île depuis l’Espagne, d’autres de Grèce et de Macédoine, et d’autres encore depuis la Syrie et les côtes d’Anatolie. La plupart travaillaient en plein air sous un soleil ardent, pendant qu’une poignée de «chanceux» comme Eunus travaillaient comme serviteurs dans les propriétés romaines, où ils jouissaient de privilèges dont on peut imaginer qu’ils devaient nourrir l’envie et la haine chez leurs pairs condamnés à travailler aux champs.
Il y avait également une troisième catégorie d’esclaves, plus redoutables que les deux autres réunis et qui fourniraient à Eunus ses troupes les plus aguerries. Il s’agissait des bergers des montagnes, des esclaves qui avaient pour devoir de veiller sur le cheptel de leurs maîtres. Du fait de leur mission, ces hommes étaient armés de massues, de lances et «d’imposants bâtons de bergers».
La Sicile du IIe siècle, un lieu dangereux
Ils avaient à leurs ordres des meutes de chiens à demi-sauvages nourris de viande crue, et ils étaient plus ou moins encouragés à mener des vies de brigands et de meurtriers. Pour économiser leur argent, certains maîtres romains refusaient aux bergers la moindre nourriture et le moindre vêtement, leur disant de voler ce dont ils avaient besoin dans les fermes des environs ou aux voyageurs de passage. Les bergers finirent par former ce qui s’apparente à des groupes paramilitaires, infestant les terres intérieures de Sicile comme «des bandes de soldats en déroute». Avec l’expérience, ils devinrent de plus en plus «arrogants et audacieux». Loin de la sécurité qu’offraient les villes côtières, la Sicile du IIe siècle avant J.-C. était un lieu dangereux où s’aventurer pour un étranger. Il est dit que les meurtres était très communs sur l’île. Un demi-siècle plus tard, l’orateur romain Cicéron disait encore se rendre dans «les contrées sauvages de Lucanie [dans la botte de l’Italie], où vivent les éleveurs et leur main d’œuvre –des esclaves armés qui attaquent et pillent les fermes et les troupeaux de leurs voisins».
Dans un environnement aussi dangereux, une étincelle pouvait se changer en feu de brousse avec une terrifiante rapidité. Les chroniqueurs s’entendent sur le fait qu’autour de 130 avant notre ère, l’étincelle est venue en Sicile d’un propriétaire d’esclaves appelé Damophile. «C’était un homme très riche mais aux manières insolentes» qui vivait à Henna (l’actuelle Enna), loin dans l’intérieur des terres. Son épouse, Mégallis, «rivalisait d’inhumanité avec son mari dans le traitement qu’elle infligeait aux esclaves». Leurs noms suggèrent que ce couple appartenait à la vaste colonie des Grecs siciliens, centrée autour de la ville de Syracuse, qui dominaient la côte est de l’île. Ils descendaient d’immigrants qui s’étaient autrefois mesurés à Rome pour le contrôle de l’île toute entière. Le couple se montrait inhabituellement brutal envers leurs esclaves, même compte tenu des standards de l’époque. Ils les battaient «au-delà du raisonnable» et les châtiments étaient la norme. «Il ne s’écoulait pas un jour sans que Damophile ne punisse un de ses esclaves», nous dit Diodore, «et jamais pour une bonne raison».
Damophile est dépeint comme le méchant de l’histoire dans tous les récits du soulèvement. Non seulement il parcourait la campagne «dans un carrosse tiré par de beaux chevaux et escorté par une compagnie d’esclaves armés», mais il «transportait avec lui de beaux jeunes gens, des parasites flatteurs». Il était arrogant, «surpassait le luxe des Persans», et il était pourvu de manières grossières car il avait grandi «sans recevoir d’éducation». En bref, Damophile et Mégallis cherchaient les problèmes. Ils les trouvèrent auprès d’Eunus et ses hommes.
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Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l'article «King, magician, general… slave: Eunus and the First Servile War against Rome», paru dans A Blast from the Past.