S’il y a un candidat à la présidentielle qui s’est intéressé de près à l’organisation de l’État islamique, c’est bien le très contesté Jean-Frédéric Poisson:
«Daech n’est pas un ennemi comme les autres, nous explique-t-il dans son bureau de la rue Vaugirard. C’est une idéologie qui veut la domination de la Charia sur le monde entier. Il nous faut donc mener un combat culturel et politique contre lui. On en a pour cent ans!»
Le Président du Parti démocrate chrétien (PDC) est à l’origine d’une mission d’information sur «Les Moyens de Daech», dont le rapport lisible, fluide et très complet vient d’être publié par les éditions Équateurs.
Le successeur de Christine Boutin a eu lui-même l’idée de cette mission lorsqu’il a entendu Jana Hybaskova, l’ambassadrice de l’UE en Irak, soupçonner les pays européens d’acheter le pétrole de l’État islamique.
«Ce qui voulait dire que l’Europe aurait participé directement ou indirectement au génocide des chrétiens d’Orient? J’ai donc déposé à l’Assemblée nationale une résolution demandant la mise en place d’une commission d’enquête [devenue par la suite «Mission d’information»] sur le sujet.»
Un sujet-clé car à la différence des autres groupes djihadistes, c’est son autosuffisance financière qui donne à l’État islamique –terme auquel la mission préfère l'acronyme arabe Daech– les moyens de son autonomie politique, religieuse et idéologique, comme le démontre le rapport mis en forme par le député et ex-ministre socialiste Kader Arif.
Une force militaire
En 2015 et 2016, la structure humaine de l’appareil militaire de Daech a perdu plusieurs membres «à l’expérience et au prestige difficilement remplaçables» est-il écrit dans le rapport mais elle reste très professionnelle du fait de la «présence des anciens cadres de l’armée irakienne qui [en] représentent l’armature».
Difficiles à évaluer, les effectifs de Daech en Syrie et en Irak sont donc à la baisse. Ils s’établiraient à 12.000 individus (fin juin 2016). Le recrutement d’hommes «aguerris» serait devenu plus difficile, exception faite des plus radicalisés, d’où une «proportion croissante de jeunes âgés de 16 à 17 ans». Le rapport note que les «combattants français ne seraient pas toujours bien considérés au sein des forces de Daech, notamment en raison de leur insuffisant respect de la doctrine de l’organisation».
L’arsenal de Daech s’avère ancien et essentiellement terrestre, le plus souvent prélevé sur les stocks des armées syrienne et irakienne régulières et constitué d’«armes individuelles, de lance-roquettes et de mitrailleuses lourdes montées sur pick-up» avec d’«importants moyens antichar».
Autre trait: la diversification des «moyens militaires non-conventionnels à fort impact psychologique». Outre les voitures piégées, de nombreux engins explosifs improvisés. Jusque dans les maisons «tout devient un potentiel déclencheur d’explosion, qu’il s’agisse d’une ouverture de porte ou même d’un robinet d’eau». À quoi s’ajoute l’utilisation d’armes chimiques, notamment des obus contenant des substances chlorées et de l’ypérite (gaz moutarde).
Daech a mis en place plusieurs circuits d’approvisionnement, et de production de munitions avec des fabriques artisanales de roquettes et obus à l’arrière de ses fronts et dans ses capitales régionale, Raqqa et Mossoul. De plus, régionalement «la porosité des frontières et l’existence ancienne de circuits de trafics permettent de s’approvisionner illégalement».
Il est techniquement impossible pour Daech de commercialiser des produits de la qualité à laquelle les produits français doivent répondre
Mais surtout, pour créer ses explosifs improvisés, Daech «excelle dans le détournement de produits ordinaires comme par exemple les engrais, les précurseurs chimiques comme l’aluminium, les téléphones portables ou les batteries de 9 volts» lesquels ne sont pas soumis à un régime d’autorisation d’exportation préalable.
Territoire et ressources naturelles
Le territoire de Daech (70.000 km2 fin juin 2016) est jugé de «plus en plus virtuel». Son État irako-syrien tient «davantage (d’)un fantasme supposé fédérateur», en contradiction avec le projet transnational de califat.
Mais son succès est d’avoir pu «proposer un substitut valable à des populations en demande d’État et à imposer un ordre pseudo-islamique sur un territoire», ce qui constitue sa «propagande la plus efficace à l’égard des populations locales». Le rapport décrit en détail le fonctionnement des services publics «abandonnés à un système mafieux», celui d’une «sécurité juridique toute relative» et d’un «système scolaire digne d’un État totalitaire» comme autant de moyens de contrôle et d’administration d’un territoire et de sa population.
Daech dispose d’importantes ressources (pétrole, gaz, minerais, actifs monétaires). Quoiqu’il ait militairement perdu 4 champs pétroliers en Syrie et 3 en Irak avant l’été, l'État islamique en contrôlait toujours une petite dizaine en Syrie et moins d’une dizaine en Irak. Au début de l’année 2016, ils produisaient environ 30.000 barils par jour (à comparer avec les 11 millions quotidiens des États-Unis en 2014).
L’utilité première de ce pétrole est à usage interne, et comme moyen de pression contre les adversaires (blocus sur les livraisons de pétrole dans la région d’Alep, au printemps 2015). «La fraction écoulée sur les marchés est donc résiduelle».
L'État islamique exploite également des mines de gaz, de soufre, de sel, de phosphate et de ciment. Sur ce dernier point, le rapporteur mentionne l’enquête menée par le quotidien Le Monde selon laquelle le groupe français Lafarge aurait payé des taxes à Daech pour pouvoir continuer à produire et exporter en 2013 et 2014. Mais les éléments auxquels Kader Arif a pu lui-même avoir accès, écrit-il, ne lui permettent pas «d’établir que le groupe (a) participé, directement ou indirectement, ni même de façon passive, au financement de Daech».
Reste la question clé qui a poussé Jean-Frédéric Poisson à initier cette mission d’information: des raffineries européennes achètent-elles les hydrocarbures de Daech? Réponse: Non, «avec quasi certitude pour ce qui est de la France et de ses trois grands raffineurs [Total, Esso, Ineos PetroChina]». D’ailleurs, il «est techniquement impossible pour Daech de commercialiser des produits de la qualité à laquelle les produits français doivent répondre». Et puis les frappes aériennes de la coalition et celles des Russes ont désorganisé l’acheminement du pétrole donc sa vente et réduit les revenus que Daech tire du pétrole.
Rappelant l’existence de photos aériennes des services de renseignements montrant des files de camions, dont certains chargés de pétrole, en route vers la Turquie, le rapport déclare «indéniable que la Turquie a été une interface importante de la contrebande servant à financer Daech», mais depuis l’été 2015 ce pays a «renforcé ses dispositifs de contrôle à la frontière» et «le marché noir du pétrole est dorénavant bien plus local et le concerne beaucoup moins». Rien, en revanche, sur une possible implication des plus hautes autorités de l’État turc dans ce trafic, ainsi qu’elles en sont régulièrement accusées par leurs opposants.
Ressources financières
Le pillage des coffres de la banque centrale de Mossoul en juin 2014 aurait rapporté environ 500 millions de dollars à Daech. De plus, des combattants se sont parfois approprié des banques publiques ou privées. L'État islamique a mis en place une multiplicité de taxes, un «proto-système fiscal» qui lui aurait rapporté «entre 800 et 900 millions de dollars en 2015», soit près de trois fois plus qu’en 2014.
Un épicier belge tenait une double comptabilité de manière à dissimuler le produit de ses ventes de produits périmés, afin de financer le départ de combattants en Syrie
Les flux financiers venus de l’extérieur, environ 5 millions d’euros par an, ne représentent qu’une «part minime des ressources de Daech» mais ils attestent des capacités des terroristes à contourner les dispositifs de surveillance des flux financiers et à utiliser les «innovations telles que les cartes prépayées ou encore les monnaies électroniques et virtuelles».
Le rapport confirme que des «personnes privées originaires des pays du Golfe ont effectué des dons au profit de Daech» mais beaucoup moins que pour Jabhat al-Nosra.
Quant aux candidats au départ, ils n’arrivent pas les mains vides. Ils ont le plus souvent «recours à des fonds d’origine légale –leur salaire et les prestations sociales–» qui pourraient leur être encore versés. Certains auraient fait financer leur voyage par des collectes de fond sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Leetchi). En Belgique, «un épicier tenait une double comptabilité de manière à dissimuler le produit de ses ventes de produits périmés, afin de financer le départ de combattants en Syrie». De petits montants sont envoyés par mandat Western Union ou par colis. Des sources illicites de revenus sont aussi mobilisées: Daech assimile les produit des crimes et délits au ghanima (butin de guerre) qu’il est autorisé de prendre à l’ennemi.
En fait, les dispositifs de vigilance se révèlent «relativement inadaptés» pour lutter contre les micro-financements du terrorisme puisque le seuil à partir duquel une transaction occasionnelle fait l’objet d’une déclaration au Groupe d’action financière (GAFI) est de 15.000 euros. À partir de l’Union européenne, les transporteurs de fonds n’ont pas obligation de déclarer la somme d’argent liquide qu’ils possèdent si celle-ci est inférieure à 10.000 euros.
Trafics multiples et communication
Autre «source non négligeable de revenus»: les prises d’otages de ressortissants étrangers ou de représentants des minorités et le recours à l’esclavage. Selon l’ONU, «850.000 dollars auraient été versés en janvier 2015 pour la libération de 200 Irakiens yézidis». De son côté, la communauté chrétienne assyrienne aurait pu rassembler plusieurs millions de dollars pour la libération de 200 des siens.
L’État islamique a institutionnalisé l’esclavage sexuel, demandant des sommes allant de 40 à 165 dollars, selon l’âge de la femme. Mais le rapport a du mal à évaluer l’importance de ce «commerce» d’être humains. À quoi il convient d’ajouter le trafic des antiquités: «si le trafic d’œuvres d’art dans cette région n’et pas né avec Daech, force est de constater que l'organisation l’a, en quelque sorte, industrialisé» via «Chypre, Tel Aviv et la Calabre».
L’un des intérêts de cette étude parlementaire est d’avoir agrandi le champ de sa recherche pour y inclure les ressources idéologiques et politiques de Daech. Elle présente longuement la propagande, extrêmement centralisée, mise en place par l’organisation djihadiste qui utilise avec «dextérité les outils de communication du monde moderne» et en particulier les réseaux sociaux. Pour en conclure que les «grandes plateformes du web sociales ne sont pas assez proactives dans la lutte contre la propagande de Daech».
Un constat et des propositions
La Mission d’information présidée par Jean-Frédéric Poisson se veut aussi force de propositions: ces dernières sont concrètes et multiples, faute peut-être d’apparaître toujours convaincantes. L’une, par exemple, recommande de «lutter contre l’utilisation d’explosifs par Daech en actualisant les règles relatives à la commercialisation des produits servant à les fabriquer», une autre suggère d’«obtenir des sites de ventes en ligne qu’ils n'acceptent que des biens culturels authentifiés». Il est également proposé d’«organiser des actions de sensibilisation auprès des nouveaux acteurs de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme que sont les buralistes français».
Le rapport confirme que le régime syrien dirigé par Bachar el-Assad a conclu des accords gaziers avec Daech afin d’aider les djihadistes à exploiter la douzaine de puits
Le rapport ne contient pas de propositions proprement politiques en revanche. Mais il confirme que le régime syrien dirigé par Bachar el-Assad a conclu des accords gaziers avec Daech afin d’aider les djihadistes à exploiter la douzaine de puits qu’ils contrôlent en Syrie et en Irak. Et il décrit en détail le rôle «cynique» qu’a joué le chef d'État syrien dans l’essor de l'État islamique en libérant «plusieurs activistes notoires des prisons syriennes pour favoriser la constitution d’un bloc djihadiste au détriment de l’opposition modérée et apparaître comme la seule alternative souhaitable au chaos».
Jean-Frédéric Poisson est de ces quelques hommes politiques français qui donnent a posteriori raison au «Boucher de Damas» puisqu’il le juge incontournable. En compagnie d’une poignée d’autres députés et malgré l’avis négatif du Quai d’Orsay, le chef des démocrates chrétiens a rendu visite au président syrien à deux reprises: en 2012 puis de nouveau en 2015.
Nostalgique du baassisme, il évacue assez vite l’énorme coresponsabilité que Bachar el-Assad porte dans la destruction de la Syrie, les centaines de milliers de morts et les millions de réfugiés. De fait, Jean-Frédéric Poisson croit encore, comme François Fillon, en la légitimité du président syrien. Sans collaborer avec Bachar el-Assad, pense-t-il, l’Occident ne pourra pas combattre Daech et trouver une solution en Syrie.
On aurait pu imaginer une conclusion différente à la lecture du rapport. Sinon qu’à regarder de plus près parmi les dizaines de personnalités, experts, diplomates entendues par la mission présidée par le candidat démocrate-chrétien, et mis à part celui d'un activiste, on ne trouve aucun témoignage de Syriens, de ceux-là mêmes qui sont pris en en étau entre les exactions de Daech et les bombardements du régime de Bachar el-Assad et de son allié russe.