«Hey, tu peux regarder ton tchat? Je t’ai envoyé un message…» À la rédaction de Slate, il est arrivé de nombreuses fois –on ne les compte plus– que cette phrase (ou sa variante «Tu peux me répondre sur Slack?») vienne interrompre le silence de l’open space, ou plutôt son bruit de fond constitué du cliquetis des doigts sur les claviers. Oui, les marguerites et bureaux partagés n’y sont pas des plus bruyants. Et les rires ne viennent pas ponctuer des face à face enjoués mais plutôt de dynamiques clavardages, chacun à sa place et derrière son écran (astuce: on les distingue facilement de l’hilarité provoquée par le visionnage d’une vidéo parce que plusieurs journalistes s’esclaffent en même temps). À tel point qu’on s’est demandé si les outils de communication numérique, de l’email, souvent honni, à Lync et Slack en passant par Gtalk, le précurseur, et sans oublier le dernier arrivé, le bébé de Facebook baptisé Workplace, n’étaient pas en train de rendre amorphes nos cordes vocales. Ou tout du moins de transformer nos façons de nous exprimer sur notre lieu de travail.
Car l’ameublement et l’aménagement de l’espace ne sont pas les seuls éléments de l’environnement de travail à jouer un rôle sur nos discussions, précise le professeur émérite de psychologie sociale Gustave-Nicolas Fischer, entre autres coauteur de l’article «Espaces de travail et communication – Une lecture psychosociale»: «Quand on touche à l’outil, on touche à la façon de faire travailler les gens.» Et rares sont ceux qui travaillent en entreprise sans échanger avec leurs collègues ou supérieurs. Ingrid, responsable du numérique dans une grande entreprise, est un bon exemple. Elle est en open space depuis peu et le décloisonnement de son bureau s’est accompagné d’un changement d’outils:
«Tous les outils de communication comme Skype ont été optimisés et on nous encourage à les utiliser. Ma façon de travailler a changé. Je me sers beaucoup de Skype à l’écrit, en instant messaging, pour partager des documents en pièce jointe…»
Le travail en open space pic.twitter.com/i0VYC9yGt0
— Jessica P. (@enveille_) 8 octobre 2016
Bien sûr, même lorsque l’open space est plutôt à tendance feutrée, ce n’est pas parce qu’on converse sur Slack qu’on joue au roi du silence. Comme le souligne avec humour Laurence Rosier, linguiste à l’Université libre de Bruxelles qui a travaillé sur «le discours de l’internet» et notamment les réseaux sociaux, «si on caricature, ce serait comme si on était à table côte à côte à s’envoyer des MMS de ce que l’on mange». On n’en est pas encore là. Certes, en témoigne Ingrid, le tchat «se substitue clairement à beaucoup de conversations qu’[elle aurait] pu avoir à l’oral»: «Ça rend presque un peu paresseux, les collègues sont à six-dix mètres et, au lieu d’aller les voir, je vais prendre la parole sur Skype, alors qu’en levant la tête je vois qu’ils sont là.»
Mais l’écrit n’a pas pour autant complètement supplanté l’oral. Même si l’oralité contamine les échanges écrits. La preuve: les réseaux sociaux ou les messageries instantanées, même d’entreprise, contiennent leur lot d’interjections et de «ben» ou «euh» en début de phrase. Pas étonnant, ajoute la linguiste, que «les gens [aie]nt plus l’impression de bavarder que de clavarder» sur la toile, comme Sylvie, consultante dans l’informatique, qui dit avoir «l’impression d’écrire avec les codes du parler».
Le tchat ne remplace ni les échanges oraux, en raison de son manque de fluidité, ni les échanges formels, qui ont besoin d’une autre dimension symbolique, ni les échanges à la machine à café
Marie Benedetto-Meyer, maîtresse de conférences associée à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Au travail, estime la sociologue Marie Benedetto-Meyer, maîtresse de conférences associée à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, qui a mené des recherches sur les usages des outils numériques notamment en centres d’appels, «plus les outils de communication se multiplient, plus leurs usages se précisent et ils s’additionnent plus qu’ils ne se substituent». Benjamin, journaliste, longtemps «très fan des messageries instantanées», nous dit se surprendre de plus un plus à appeler les gens ou les voir de visu quand il a «des choses importantes à leur dire». Dans le même ordre d’idées, «le tchat ne remplace pas l’email», ajoute la sociologue du travail. L’exemple que nous confie Emilie, ingénieure dans un bureau d’études, le prouve:
«L’envoi d’un message ne fait pas de bruit, l’interlocuteur me répond quand il veut, il peut finir son bout de rapport, je ne l’ai pas dérangé, mais il sait que j’ai besoin d’une réponse assez rapidement, dans le quart d’heure si possible. Un message par tchat, on sait, même si c’est implicite, qu’il faudrait répondre dans l’heure au moins. C’est différent d’un email, où on se dit qu’on peut répondre dans la journée, voire le lendemain ou plus tard encore quand on est vraiment très occupé…»
«Facilitateur»
En gros, à chaque type de conversation son medium. «Certains sujets sont plus faciles à l’écrit et d’autres à l’oral. Et c’est parfois complémentaire. Dans mon travail, on s’appuie sur des schémas, des photos, des tableaux… pour expliquer quelque chose à l’oral. Parfois, je suis au téléphone avec un collègue, même s’il est au bout du couloir (le comble!), et je lui envoie un doc par tchat», poursuit Emilie. On s’empare donc de la forme écrite et des outils comme Gtalk, Lync et Slack principalement pour leur côté pratique et organisationnel. Sylvie utilise surtout le tchat pour «une question pro sur un projet, solliciter rapidement une personne». En bref, «la communication qui passe par la messagerie instantanée est une communication de coordination», précise Marie Benedetto-Meyer. Ceux qui ont déjà envoyé le très sommaire et explicite message par tchat «Manger?» ou le tout aussi succinct et plus implicite «Faim…» se reconnaîtront. Ils savent que c’est plus efficace que de demander à la cantonade qui est prêt pour déjeuner ou d’envoyer un email groupé. Un propos auquel adhère le chercheur en post-doctorat à Télécom ParisTech Clair-Antoine Veyrier, qui s’intéresse à la façon dont les nouvelles technologies reconfigurent les espaces sociaux: il a tiré de ses recherches un article, «Multiactivité et multimodalité dans les réunions à distance - Usages du tchat et de la messagerie instantanée».
«Le fait de savoir si la personne est hors ligne ou en ligne, disponible ou non permet une forme d’accessibilité mutuelle. On peut ainsi vérifier si une personne est potentiellement disponible pour organiser dans la foulée un rendez-vous physique. Ou en profiter pour poser des “quick questions”, par lesquelles on cherche une information de manière distribuée et ciblée au sein de l’organisation, en minimisant la sollicitation, sans avoir à se déplacer ni poser la question à l’ensemble de l’équipe par email.»
Et tout cela ne renvoie pas la prise de parole aux oubliettes (ni ne fait du silence le roi). Tout simplement parce que l’efficacité du tchat est limitée. Comme le précise Marie Benedetto-Meyer, «la messagerie instantanée génère aussi de la lourdeur»:
«Les tours de parole sont compliqués à gérer, on ne sait pas quand l’autre a fini. Et, dans la relation conseiller-client par exemple, il y a besoin de quatre ou cinq tours de parole pour obtenir une info qu’on aurait eue en une phrase au téléphone. C’est pour cela qu’on l’utilise dans des circonstances particulières. Elle ne remplace ni les échanges oraux, en raison de son manque de fluidité, ni les échanges formels, qui ont besoin d’une autre dimension symbolique, ni les échanges à la machine à café.»

«La messagerie instantanée génère aussi de la lourdeur» | SD Dirk via Flickr CC License by
Le tchat est donc surtout investi comme «un espace écrit pour engager un autre échange écrit ou oral qui ne se résoudra pas de manière instantanée». Nicolas, qui travaille dans un cabinet de conseils en stratégie, «passe [ses] journées sur Lync au bureau» et, s’il s’entretient davantage avec ses collègues à l’oral qu’à l’écrit, parle beaucoup «de choses qu’[ils ont] échangées via Lync». Ce n’est pas une surprise pour la linguiste Laurence Rosier, car la messagerie instantanée peut jouer un rôle de «facilitateur» de relations biens réelles: «Ces échanges écrits sont propices à ce qu’une relation, notamment amicale, se fasse de façon plus simple en dehors des réseaux sociaux, puisqu’on a déjà pris des précautions par écrit, partagé des choses, et pas seulement des échanges verbaux mais aussi des vidéos, des photos…» À l’inverse, être côte à côte au sein d’un même espace permet aux échanges écrits de se construire plus efficacement, explique Marie Benedetto-Meyer. «On participe à une réunion téléphonique ou contribue à un espace numérique type Dropbox ou Google Doc d’autant plus facilement que l’on connaît les gens physiquement. Tout comme les échanges oraux facilitent un passage à l’écrit.» On se parle parce qu’on s’écrit. On s’écrit parce qu’on se parle. Difficile de savoir qui est l’œuf et qui est la poule.
Échanges (non) autorisés
Surtout que, même si, concentré sur son écran, l’on communique par écrit, les bureaux partagés nous font développer une «écoute flottante», comme l’écrit Jérôme Cihuelo dans son article «Les dimensions cachées du travail en open space: le cas de téléconseillers en centres d’appels». On laisse à la fois traîner ses oreilles… et ses doigts sur le clavier. Et lorsque le sujet évoqué en tchat s’avère décidément trop complexe, on en finit avec la discussion écrite sur un «J’arrive» suivi de chuchotis IRL. Idem pendant une web- ou audioconférence, pendant laquelle la forme écrite peut être utilisée pour partir de la réunion et expliquer les raisons de son départ sans interrompre le flux de parole, explique Clair-Antoine Veyrier. Le post-doctorant a aussi observé des employés, lorsqu’il était difficile de prendre la parole, qui réintroduisaient par écrit un sujet de conversation dans le tchat commun d’une conférence à distance pour permettre à celui qui avait la parole de s’en saisir.
«Il y a sans doute une spécialisation des formes d’échange autorisés et non autorisés», suggère Marie Benedetto-Meyer. Probablement inconsciente et apprise par mimétisme. «Dans un espace partagé, se développent des conventions d’usage, qui se transmettent. On s’accorde tacitement sur ce qu’on fait ou pas. Et ça existe depuis toujours. Par exemple, quand on partage un bureau à deux, il n’y a pas besoin d’entrer en matière avec la formule “Est-ce que je peux te déranger?”.» Et la convention, c’est que, parfois, les échanges écrits doivent être cachés, par exemple quand la priorité est donnée à un orateur, illustre Clair-Antoine Veyrier:
«Le tchat peut permettre à deux participants obligés de suivre une réunion de traiter une problématique de cette réunion en cours ou tout autre chose qui a trait avec le travail, comme un point du projet qui n’est pas à l’ordre du jour. Mais il est important de ne pas le montrer.»
Un peu comme rire à des blagues envoyées par messagerie instantanée. Comme s’il y avait un adage «Ce qui est dans le tchat reste dans le tchat», étant donné qu’un éclat de rire sonore peut être excluant pour ceux qui ne sont pas au fait de la private joke. «Il y a des collègues avec qui je suis très complice, on est amis, et ça me gêne parfois d’“étaler” cette différence de relation devant les autres», ajoute Emilie.
Moi quand il y a trop de bruit dans l'open space https://t.co/Zrridt5pOS
— Jean-Jacques Ranu (@jeanjacquesranu) 14 octobre 2016
Et c'est pour ça que l'open space est plus silencieux, signe que l'écrit finit par l'emporter sur la parole.
En aparté
Le sentiment d’intimité s’estompe dans les open spaces. On peut se sentir sur écoute. Et le silence de l’open space transforme la prise de parole en nuisance sonore
Gustave-Nicolas Fischer, professeur émérite de psychologie sociale
Tout cela s’explique aussi par le confort psychologique que le tchat apporte, résume Gustave-Nicolas Fischer. «Le sentiment d’intimité s’estompe dans les open spaces. Si l’hyperconnectivité nous déconnecte de la prégnance du lieu, la question du territoire reste prégnante. Sans cloisons, on y est ouvert à tous, ce qui engendre une fragilité relative, on peut se sentir sur écoute.» Ingrid en témoigne, elle qui pensait devoir subir un open space «ultra bruyant» se rend compte qu’à l’inverse «tout le monde se réfrène»: «Je me sers du tchat pour communiquer de manière instantanée avec des personnes qui sont dans mon open space en évitant de déranger tout le monde.»
Elle a bien vu les regards mécontents quand elle prenait un appel professionnel à son poste et non dans les «bulles» prévues à cet effet. «Il y a des journées où je me dis qu’on ne se parle plus, qu’on ne rit plus; quand on rit, on se sent coupable parce qu’on a le sentiment de déranger les autres.» Des attitudes tout à fait compréhensibles, et qui s’expliquent. «Le silence de l’open space transforme la prise de parole en nuisance sonore (de même que le fait de ne pas s’entendre avec les gens autour de soi augmente la perception d’entassement dans un espace), estime Gustave-Nicolas Fischer. L’élément verbal peut alors être perçu comme une intrusion dans sa bulle personnelle. Ce qui peut réactiver des attitudes agressives ou défensives, comme se replier sur soi avec un casque.» Pour ceux qui ne sont pas coutumiers des salles de rédaction, sachez qu’on y trouve souvent des casques antibruit de chantier, que le journaliste enfile pour signaler son besoin de concentration et sa non-disponibilité.
Le tchat a aussi l’avantage de permettre d’éviter que tout malaise ne prolifère. Parce que «l’usage de la messagerie instantanée participe également d’une réappropriation de l’espace», ainsi que l’écrit Jérôme Cihuelo. La messagerie instantanée permet de converser à l’écart, sans se déplacer, avec les collègues qu’on apprécie particulièrement sur des sujets privés, mais pas seulement. Par exemple, «lors d’une audioconférence, dans laquelle il n’y a qu’un seul flux de parole, contrairement à une réunion en présentiel, où l’on peut chuchoter avec son voisin, le tchat réintroduit une forme d’aparté», relève Clair-Antoine Veyrier:
«Ce qu’il se passe avant ou après une réunion, ce qui semble inutile et donne l’impression qu’il ne s’agit pas du travail est en réalité un moment où l’on peut régler de petites choses. À distance, il manque ces moments informels. Et c’est ce que contournent les gens par le biais du tchat.»
Pour lui, ces discussions sont essentielles. Les encadrants des téléconseillers en centres d’appels observés par Jérôme Cihuelo arrivent à la même conclusion. «L’encadrement de proximité tolère l’ouverture de ces “coulisses” numériques dans la mesure où il y voit le moyen de compenser le caractère éprouvant de l’activité. Elles contribuent, selon les encadrants, à transfigurer la nature du travail et à le rendre soutenable.» Il cite un chef de groupe de 41 ans et cinq ans d’expérience: «Si on les laisse dans un bureau seuls sans aucun moyen de communication mis à part le client, ils n’ont plus de compensations pour supporter le travail.» La messagerie instantanée ne réduirait donc pas les travailleurs au silence, même si elle rend leur espace de travail plus silencieux –en attestent les échanges de blagues et éventuelles déblatérations (ne mentez pas, on sait que ça vous arrive) sur la hiérarchie et le collègue qui vous énerve, de préférence sans se tromper de destinataire.
Le tchat participe au contraire à une indispensable «sociabilité informelle» en offrant «le moyen de s’extraire temporairement d’une situation vécue comme contraignante, […] de s’évader du travail». Et aussi de reconquérir son espace par le biais de sa parole (écrite), puisqu’elle «donne ici la liberté de sortir à volonté des frontières du plateau et de circuler librement sur un territoire étendu». Encore faut-il pour cela se sentir libre de papoter par tchat, ce qui n’est pas toujours le cas… «Les Skype sont enregistrés, il y a des traces, tu sais que c’est un outil d’entreprise alors tu fais attention à ce que tu écris», signale Ingrid. Heureusement, il y a toujours une possibilité de contournement et de liberté de parole: «Je dis à ma collègue: “Viens, on prend un café, faut que je te raconte un truc!” Et je me lâche à la cafét, là où je peux parler.»