Les jeunes regardent de moins en moins la télé. Selon l'enquête sur «les pratiques culturelles des Français à l'ère numérique», dévoilée le 14 octobre dernier par le ministère de la culture, les 15-24 ans, qui passaient en moyenne 18h par semaine devant la télé en 1997, ont réduit en 2008 leur consommation à 16h. Une autre enquête, réalisée par NPA Conseil [PDF] grâce aux chiffres de Médiamétrie, montre que ce sont les fictions françaises, téléfilms et séries, qui payent le prix fort, les jeunes ne représentant que 21% du public des séries et 16% du public des téléfilms hexagonaux. «Les chaînes historiques souffrent d'un recul général de l'audience jeune, mais la fiction est la première touchée», analyse Estelle Boutière, auteure de cette étude.
Au Festival de la Fiction TV de La Rochelle, en septembre dernier, un vent de panique soufflait parmi les dirigeants du PAF. «Nous perdons les jeunes! C'est un gigantesque problème éditorial!», s'inquiétait Patrice Duhamel, directeur général de France Télévisions, chargé des antennes. «Nous avons fait de la télévision pour la fameuse ménagère, pas pour les jeunes», renchérissait David Assouline, membre de la commission des Affaires culturelles du Sénat.
«Il y a dix ans déjà qu'on s'alarme de voir les jeunes préférer les programmes étrangers, mais les audiences des fictions françaises tenaient bon jusque récemment, explique Sophie Gigon, chargée de mission à la fiction de France Télévisions, au cœur des réflexions du groupe sur cet épineux problème. Les jeunes ne sont plus présents aux rendez-vous qui leur sont dédiés et préfèrent les œuvres de prime time... On est tous un peu perdu là dedans...»
Les moins de 35 ans partent déjà avec un gros handicap: ils ne représentent que 25% du public des grandes chaînes, contre 35% pour les plus de soixante ans et 39% pour les 35-59 ans. Pour faire simple: pourquoi les chaînes se décarcasseraient-elles pour une minorité? «Les chaînes ne sont pas prêtes à laisser tomber les ménagères», rappelle Estelle Boutière. «Hors grandes vacances, il n'y a pas grand-chose pour les jeunes, admet Sophie Gigon. C'est toujours compliqué, c'est un public marginal.» «Ça a toujours été un public difficile, car changeant, ajoute Philippe Bony, directeur général adjoint des programmes chez M6, chargé de la production des fictions. C'est très délicat d'anticiper et de comprendre ses envies... sans parler des différences d'intérêts qui séparent deux jeunes de 15 et 24 ans!»
Les jeunes auraient tort de se plaindre. C'est un peu de leur faute s'ils n'ont rien à se mettre sous la dent. A moins que... «Il y a eu un vieillissement progressif du public des fictions françaises, qui a suivi des programmes eux aussi vieillissants... ou l'inverse, admet Philippe Bony. Or, les vieux formats font toujours de bons scores.» Pourquoi changer? Pourquoi se plier aux goûts des jeunes, faibles cibles publicitaires? Concentrées sur les publics plus «importants», les chaînes ont longtemps fait peu de cas des jeunes, se contentant de quelques cases réservées et de la réconfortante impression qu'ils iraient voir là où leurs parents zapperaient. Jusqu'au moment où ils sont allés voir ailleurs...
Ce que le PAF n'a compris que trop tard, c'est que les jeunes ont bouleversés leur consommation télévisuelle. Ils ne regardent plus le petit écran au salon mais dans leur chambre, optent de plus en plus souvent pour la TNT, préfèrent les séries américaines ou... éteignent carrément la télé pour surfer. Séries américaines, TNT, internet, revoilà les grands coupables désignés de la désertion des fictions françaises.
Accusées séries américaines, levez-vous!
Evidemment, il est toujours délicat pour le PAF d'accuser la fiction états-unienne, vu qu'il en fait son principal fond de commerce, gavant jusqu'à l'étouffement ses grilles d'un genre dont le public semble ne pas vouloir se lasser - on ne lui donnera pas entièrement tort. Chez les jeunes, cet appétit offre pourtant quelques chiffres lourds de sens: la part d'audience la plus élevée, en fiction française, pour les 15-24 ans, c'est... Joséphine, Ange gardien (sic.), avec 33,9% de «PdA.» Une broutille comparé au 53% de Grey's Anatomy ou aux 50% de Dr. House. Avec des moyens incomparables, des histoires plus fortes et des saisons plus longues, on ne peut guère reprocher aux producteurs de séries hexagonales d'en vouloir à leurs cousines d'outre-Atlantique.
Accusées TNT, levez-vous!
La TNT, depuis son lancement en 2005, aurait aussi joué son rôle en plombant les audiences des grandes chaînes. «Beaucoup de jeunes partent vers la TNT», s'inquiétait à La Rochelle Bibiane Godfroid, directrice générale des programmes d'M6... qui possède pourtant une chaîne sur la TNT, W9. «C'est une nouvelle concurrence, mais c'est aussi un nouveau tremplin pour nos programmes, précise son collègue Philippe Bony. C'est un formidable laboratoire. On peut lancer un programme sur W9, puis le reprendre sur M6.» Autant dire profiter du déménagement des jeunes sur des chaînes formatées pour eux, pour mieux capter cet insaisissable public... Même son de cloche à France Télévisions, où France 4 joue le rôle de «chaîne jeune.» «France 4 est un partenaire formidable, confirme Sophie Gigon, ce serait même super si elle pouvait être expérimentale, tester des formats pour les autres chaînes du groupe...» Alors, finalement, la TNT ne serait pas l'ennemi...
Accusé Internet, levez-vous!
Le grand coupable, à coup sûr. La courbe des connexions et des heures passées devant un ordinateur est inversée par rapport à celle de la consommation de télé. «Internet? Il faut s'en servir pour créer des éléments complémentaires à nos fictions, et c'est un formidable outil de communication», explique Philippe Bony. «Internet est notre meilleur allié, renchérit Sophie Gigon. Je ne pense pas que ce soit notre ennemi...» Montrée du doigt à La Rochelle, accusée de tous les maux, la Toile ne serait finalement pas responsable? Ce serait évidemment une grossière erreur de se mettre à dos les internautes, jeunes et curieux, en boudant leur mode de consommation médiatique préféré. Le problème, c'est que ça ne règle pas notre problème... On ne sait toujours pas qui déclarer coupable du désintéressement des jeunes pour la fiction française.
Selon l'étude de NPA Conseil, les jeunes veulent des séries qui leur ressemblent, avec des héros comme eux, si possible des comédies. Un maître mot pour eux: l'innovation. Autant dire presque un gros mot, à une époque où les audiences s'effritent et où les chaînes parient avant tout sur la sécurité et les valeurs sûres. Pire, à les écouter défendre leur point de vue, les envies de la jeunesse ne mèneraient pas à grand-chose. «Ça ne règle rien de faire une série avec que des ados dedans, explique ainsi Philippe Bony. Un héros ne ressemble pas aux jeunes parce qu'il a leur âge, mais parce qu'il se pose les mêmes questions qu'eux.» Exit, donc, les séries avec uniquement des héros ados. «La comédie, c'est ce qu'il y a de plus dur à faire, et de loin, s'alarme Sophie Gigon. Faire rire, c'est horriblement difficile.» On tremble donc pour les envies de comédies. Il semblerait donc presque suicidaire de faire des séries avec des jeunes, pour les jeunes, comme les Américains et les Anglais savent si bien le faire.
En France, ont a longtemps fonctionné en mettant les jeunes dans des cases. Sur le service public, il y a eu Giga dans les années 90, puis KD2A dans les années 2000. «Ça a marché un temps, et puis les jeunes ont été attirés par autre chose», reconnaît Sophie Gigon, qui souligne tout de même les succès de séries comme Foudre ou Cœur Océan, rares cas de programmes jeunesse à tenir plusieurs saisons. KD2A a fermé ses portes cet été. «On veut se diriger vers quelque chose de plus mature, poursuit-elle. Les jeunes veulent du Desperate Housewives ou du Prison Break, il faut évoluer.» Tout le monde se met les mains dans le cambouis. «Ça devient grave quand on pense à l'avenir, s'inquiète Philippe Bony. Il ne faut pas abandonner les téléspectateurs de demain!»
Problème: derrière les bonnes intentions, un invariable message, celui-là même qui a peut-être entrainé la fuite des jeunes téléspectateurs : «L'idéal, c'est de rassembler tout le monde», explique Sophie Gigon. «Il faut des histoires qui mélangent des publics mixtes et divers», confirme Philippe Bony. Qui précise: «On ne peut pas se permettre d'avoir des programmes qui excluent le public jeune.» Entre «ne pas exclure» et «faire pour» les jeunes, il y a une marche que le PAF semble avoir du mal à franchir. «Les chaînes veulent une audience large, qui attire plus de pubs, et donc optent pour des fictions familiales, analyse Estelle Boutière. Le problème de la fiction française, c'est qu'elle n'arrive pas, comme l'américaine, à capter les jeunes et les vieux à la fois.»
Du coup, le jour où l'on verra sur nos chaînes des Skins ou des Gossip Girl made in France ne semble pas près d'arriver. «C'est un public volatile. Il est parti très vite, mais il pourrait bien revenir aussi plus vite que prévu», parie Philippe Bony, optimiste. «Cette fuite des jeunes a été intégrée. C'est un chantier de longue haleine. On y travaille», promet Sophie Gigon. Reste à savoir si les jeunes n'auront pas tourné le dos pour de bon à la fiction française le jour où elle sera prête à les accueillir à nouveau...
Pierre Langlais
Image de une: Tim Wimborne / Reuters