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Finir «Black Mirror» en position latérale de sécurité, et réfléchir

Temps de lecture : 6 min

Plutôt que de rendre notre futur technologique effrayant, la série de Charlie Brooker semble plutôt destinée à nous aider à mieux le préparer.

Image extraite de l'épisode «Nosedive», de la saison trois de «Black Mirror» | Netflix
Image extraite de l'épisode «Nosedive», de la saison trois de «Black Mirror» | Netflix

Cet article contient des spoilers à propos des trois saisons de la série Black Mirror.

Rares sont les séries à s’imposer aussi facilement dans l’inconscient collectif avec aussi peu d’épisodes, qui plus est complètement déconnectés les uns des autres –les héros et l'intrigue changent à chaque fois. Black Mirror, série britannique qui ne comptait jusqu’au 21 octobre dernier que sept épisodes racontant des histoires souvent traumatisantes, a confirmé l'aura qui l'entoure depuis 2011. Le principe est simple: partir d’un objet technologique ou médiatique (la télé-réalité, la réalité virtuelle, les réseaux sociaux) et imaginer la pire dérive autour de celui-ci. Qui peut affirmer être resté indemne après avoir regardé le tout premier épisode de la série, où le Premier ministre anglais se voit obligé d'avoir une relation sexuelle avec cochon, le tout retransmis en direct à la télévision? Ou après avoir vu l’épisode deux de la saison deux, où une jeune femme est condamnée par la justice à revivre et à ressentir le mal qu’elle a infligé dans le cadre d’une émission de télé-réalité?

Au-delà de l’horreur de chaque épisode, le brio de la série tient à une chose très simple: la capacité d’autoréalisation de chaque intrigue dans la vie réelle. Il y a quelques semaines encore, un journaliste du Monde tissait des liens entre chaque épisode de Black Mirror et une avancée technologique réelle.

Revenir aux premiers épisodes est devenu un jeu: il faut trouver un cauchemar technologique ou médiatique en train de se réaliser sous nos yeux, et trouver un moyen de dire que le créateur de la série Charlie Brooker nous avait prévenus.

Après de sombres premières saisons, une éclaircie?

La nouvelle saison, annoncée en septembre 2015 par Netflix, promettait aux fans non pas trois mais six épisodes d’un coup. Allaient-ils encore être tous plus horribles les uns que les autres? Pendant le tournage, les amateurs de la série guettent chaque étape de la production des épisodes inédits, et anticipent déjà les nouvelles prédictions prophétiques de Brooker.

Et le moins que l'on puisse dire, après avoir visionné l’ensemble de la saison, c’est que le mot «terrifiant» n’est plus le qualificatif le plus adéquat. Certes, certains épisodes jouent à nous faire peur: «Playtest» est un jeu vidéo d’horreur grandeur nature et «Men Against Fire» propose un léger détour par le film de genre. Mais d’autres, plus édulcorés, laissent entrevoir un horizon moins sombre pour cette société où les objets connectés se retournent contre nous. Ainsi, le crispant épisode «Nosedive» montre une femme qui réussit à se libérer du filtre Instagram qu’elle tentait d'appliquer à sa propre vie pour la rendre plus «belle». Dans le brillant «San Junipero», où la technologie sert d’appui et de soutien aux personnes en fin de vie, deux femmes réussissent à réaliser un rêve qui leur était inaccessible pendant leur jeunesse.

L’optimisme était une valeur bien moins présente dans les deux premières saisons et l’épisode spécial Noël, si ce n’est complètement absente. Finir un épisode en position latérale de sécurité n’était pas honteux, c’était presque un réflexe normal et attendu. Comment expliquer alors qu’une série aussi angoissante se permette de telles échappées enthousiasmantes?

Rien à voir avec la haine de la technologie

Peut-être est-ce parce que c’est désormais Netflix qui produit les épisodes et non plus la chaîne anglaise Channel 4? Peut-être est-ce aussi parce que «Nosedive» a été écrit par Rashida Jones et Michael Schur, qui ont travaillé ensemble sur la géniale et hilarante série Parks & Recreation. Après tout, il n’est pas impossible que l’optimisme forcé des Américains ait déteint sur le cynisme typiquement british. La vraie réponse est livrée par Charlie Brooker lui-même, sur le site de The Independent. Produire une saison deux fois plus longue permet plus de nuances:

«Nous savions que nous allions faire plus d’épisodes donc nous voulions mélanger tout ça et proposer le plus de variété possible, explique-t-il. Il fallait juste trouver la façon de faire ça sans casser ce qu’est la série.»

Les interviews données par Brooker justement, très nombreuses en période de promotion, sont à ce titre très intéressantes, car elles livrent une vision différente de la série telle qu’on la perçoit en tant que spectateur. De notre côté de l’écran, on regarde Black Mirror pour ressentir un frisson et chercher tout ce qui rattache ces dystopies à notre réalité. Quitte à en devenir technophobe.

Mais Charlie Brooker ne cherche pas à vous dégoûter de votre compte Instagram et de vos 900 abonnés gagnés à la force du pouce. Il veut que vous vous posiez les bonnes questions. Quand Edward Snowden a révélé le scandale de l’espionnage mondialisé de la NSA, la ritournelle en vogue chez les plus détendus d’entre nous consistait à dire «Mais je m’en fiche, je n’ai rien à cacher». Un argument que l'on retrouve dans les débats autour du chiffrement et de la lutte anti-terroriste. Mais dans un épisode de la nouvelle saison de Black Mirror («Shut Up and Dance»), Charlie Brooker fait le constat inverse: masquer la caméra de son ordinateur est indispensable, car on a tous quelque chose à cacher. Même quand on est Mark Zuckerberg ou le directeur du FBI.

Brooker est même un grand technophile, répétant qu’il est lui-même un grand fan de jeux vidéo et d’internet. Au site Mother Jones, il se décrit ainsi pour le public américain:

«Je suis quelqu’un d’inquiet. Au Royaume-Uni, si je suis connu pour quelque chose, c’est pour mon cynisme. Je suis assez geek et j’aime beaucoup les jeux vidéo, la technologie, et les choses comme ça. Je pense que le public de l’autre côté de l’océan croit que Black Mirror est écrit par l’Unabomber [un terroriste américain], par un “luddite”, un vieux monsieur aigri qui déteste la technologie et brandit son poing devant l’App Store. Mais je suis plus pro-technologie que les gens l’imaginent.»

Et effectivement, c’est un utilisateur actif de Twitter (dont il critique la mode de la haine collective dans l'épisode «Hated in the Nation»), un grand fan de Doom (un jeu vidéo d’horreur, sujet central de l’épisode «Playtest») et pose un regard plutôt bienveillant sur les joueurs de Pokémon Go (jeu de réalité augmentée, un sujet abordé dans «Men Against Fire»).

Une critique des usages, pas des outils

Dans Black Mirror, le problème ne réside pas la technologie en tant qu’objet, mais bien l’usage que l’homme en fait ou pourrait en faire. Un détournement transformé en satire dans chaque épisode de la série. L’application utilisée dans «Nosedive», semblable à Instagram ou à la morte-née Peeple, est problématique pour l'héroïne car elle laisse son obsession des likes dicter sa façon de vivre, ce qui nous rappelle la polémique autour de la blogueuse Valentine Hello en France, qui s'est plaint cet été de ne pas avoir assez de likes sous ses publications.

La réalité augmentée et les nanotechnologies deviennent dangereuses (et même mortelles) dans plusieurs autres épisodes car des puissances politiques et économiques s’en sont emparées. Or, les médias relaient régulièrement des informations mentionnant l’usage de la réalité virtuelle ou de la nanotechnologie dans l’armée. Ce schéma, très classique, se répète depuis la nuit des temps dans l’histoire de l’humanité: un outil est inventé pour améliorer notre quotidien (le feu par exemple) avant d’être détourné à des fins bien plus obscures (l’arme à feu). D’ailleurs, Brooker a expliqué, toujours à The Independent, qu’un prochain épisode pourrait tout à fait se dérouler à une autre époque, tant le problème concerne l’homme et son penchant pour l’autodestruction.

Black Mirror ne nous parle pas donc pas que de la technologie, qu’elle aime malgré tout. Black Mirror nous parle de nous, et du reflet sombre que l’on projette parfois sur nos écrans noirs.

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