Mon frère m'a offert une vache. Ce n'était pas mon anniversaire ni ma fête: simplement, il ne pouvait plus s'en occuper. Sa ferme regorge d'animaux et de maïs, et il est tout seul à y travailler. Mon frère n'est pas un fermier mais juste une des 22 millions de personnes qui se connectent tous les jours sur Facebook pour jouer à Farmville.
En France, les internautes commencent juste à se faire emporter par la vie dans la campagne virtuelle mais aux États-Unis le jeu fait fureur. Au total, depuis sa création en juin dernier, 62 millions de personnes dans le monde se sont inscrites sur Farmville. Relancé par Michelle Obama et son potager de la Maison Blanche, le retour au bon vieux temps passe désormais par le web.
Une poule aux œufs d'or
L'idée de cette ferme des temps modernes a été lancée par Zynga, société basée à San Francisco, spécialisée dans les jeux en ligne. Zynga produit aussi le très célèbre Mafia Wars, qui rassemble 25 millions de joueurs.
Au début de Farmville, on se retrouve au milieu de nulle part, dans un grand terrain prêt à être cultivé. On dispose d'une petite somme d'argent et d'outils de travail. On laboure le champ et on y plante nos premières graines: pour commencer on n'a le droit qu'à des fraises ou des aubergines (allez savoir pourquoi), par la suite, en fonction de notre portefeuille, on peut acheter toutes sortes de cultures sur le marché. Des asperges, produit le plus cher, jusqu'aux arbres de citron vert.
Et puis on attend que les semis poussent: cela prend de 2 heures pour les framboises à 4 jours pour les artichauts, par exemple. En attendant de récolter, on peut s'occuper des animaux: traire les vaches ou cueillir des truffes grâce aux cochons. Une fois la cueillette réalisée, on vend nos produits sur le marché: cela nous fait gagner de l'argent et passer au niveau supérieur. Et évidemment, plus d'argent veut dire plus de produits à acheter donc encore plus de culture et finalement encore plus d'argent. Un vrai business.
Mais bien sûr, c'est avant tout pour Zynga que le jeu est une source de business. En effet, les joueurs les plus ambitieux et accros peuvent s'acheter des pièces en ligne, sans attendre de les gagner. Comme dans Second Life auparavant, l'argent virtuel peut être financé par le vrai, à travers les cartes de crédit ou les comptes Paypal. Avec son catalogue de jeux, Zynga devrait engranger cette année 200 millions de dollars (135 millions d'euros), dont 61 seulement grâce à Farmville.
Virtuellement équitable
Il n'y a pas de saison à Farmville: on peut acheter les produits toute l'année et les revendre sans aucune contrainte bio. Mais cette communauté virtuelle a tout de même son éthique: parmi les graines en vente, on peut choisir de la patate douce de Tahiti, issue du commerce équitable.
Malgré cela, le système capitaliste reste dominant: au fur et à mesure que la ferme s'agrandit, on rentabilise ses achats, on achète une grande maison, des tracteurs, on décore sa ferme avec un petit étang, des sculptures en herbe. Il y a des joueurs qui poussent le superflu encore plus loin en s'offrant des éléphants ou des montgolfières.
Une très bonne amie qui me donnait des conseils au début de ma carrière de fermière, du haut de son 26e niveau, m'a sermonné: «Ne t'achètes pas de grange, ça ne sert à rien...Que des bêtes et des plantes, c'est comme ça qu'on avance». Depuis, je revends tous les cadeaux que mes amis de Farmville me font: j'avais gardé juste un vélo, mais dans un moment de crise j'ai été obligée de le vendre pour planter des aubergines.
La raison du succès de ce jeu peut s'expliquer par un besoin croissant de fuir la course à la modernisation. Les habitants de Farmville semblent refuser le modèle de société urbaine et technologiste que la fin du siècle dernier a imposé. Un simple désir d'aller vers la terre pour une génération qui n'a probablement jamais vu un potager et qui risque de croire que les céréales poussent dans des boîtes en carton. Mais une fuite hautement paradoxale dans la mesure où elle se fait derrière un écran d'ordinateur.
Ce soir? Je dois cueillir mes pommes
Le jeu crée une vraie dépendance, due au besoin de suivre constamment l'évolution de ses produits: quelques heures d'absence de trop et toute une culture aura séché et sera perdue. De plus, on se trouve confrontés à de vraies obligations sociales dans la mesure où les voisins nous offrent des cadeaux et rapidement nous nous sentons en devoir de rendre la pareille.
En Italie, où Farmville connait un grand succès, l'hôpital Policlinico Gemelli de Rome ouvrira bientôt un cabinet de psychiatrie destiné aux personnes atteintes d'Internet Addiction Disorder, la dépendance du web et en particulier des réseaux sociaux.
Pour la psychologue italienne Francesca Saccà le risque de ces activités sur le web «est celui de se perdre dans le jeu, de rester coincés dans une réalité virtuelle faite de solitude, un espace alternatif à la réalité où nous sommes les seuls patrons".
Le gros problème de ce type de jeu, c'est qu'il présente un monde qui existe sans nous. Pendant notre absence, la vie de la ferme continue. Il ne suffit pas d'être déconnecté du jeu pour que les fraisiers arrêtent de pousser. Cela crée un sentiment d'urgence: on est obsédés par le besoin de vérifier constamment ce qui s'y passe. Contrairement aux jeux d'une autre époque, il n'y a plus de bouton off. Le virtuel entre ainsi définitivement en compétition avec la réalité.
Veux-tu être mon voisin?
A la différence d'un bon vieux Mario Bros où on pouvait à la rigueur être deux joueurs, ici on est une communauté. La pression sociale monte car nos voisins sont là pour nous rappeler qu'on est en compétition avec plein d'autres fermiers.
Mais les autres constituent aussi une source pour notre évolution. Si on veut acheter des terrains pour agrandir la ferme, il faut bien avoir des voisins qui en vendent. Cela fait la promotion de Farmville, car on se retrouve à demander à tous nos contacts de s'investir dans le jeu, dans le seul but de pouvoir profiter du voisinage.
On peut également se retrouver invité à visiter la ferme de nos amis: on se retrouve alors à fertiliser les champs d'un copain de primaire qu'on ne voit plus depuis 20 ans. Une fois chez eux, on nous demande de les aider à chasser des corbeaux qui infestent leurs tournesols pendant leur absence. Et vu qu'ils ne sont pas là, on en profite pour faire un peu d'espionnage: combien de cochons a notre voisin, où est-ce qu'il a placé ses plantes de riz, possède-t-il le très couteux arbre d'acai?
Parfois, quand on rentre chez soi, on découvre une terre désolée. Pendant qu'on aidait le voisin, tout notre riz a séché, on est alors étreint par la jalousie et la rancœur. Dans la vie comme sur Facebook, l'herbe est toujours plus verte dans le champ du voisin.
Federica Quaglia
Image de Une : capture d'écran du jeu Farmville