Facebook, 18,6 millions de visiteurs uniques, la quatrième place en France, tous sites confondus en septembre 2009, 600 000 nouveaux inscrits de par le monde chaque jour (les désinscrits? nombre inconnu), une popularité qui relègue en «has been» MySpace, site chéri des teen-agers il y a peu. Le succès de Facebook repose sur sa capacité à mobiliser bien au delà des cercles d'adolescents et des jeunes adultes, pionniers et encore premiers adeptes de cette effervescence relationnelle. La contagion des pratiques d'ados vers celles des adultes s'amplifie grâce au Web.
Ici l'amitié, valeur éternelle, fait entendre une sonorité magique. L'extension presqu'à l'infini de la zone des proches, via les réseaux sociaux, inaugure l'amitié High-Tech. De liens en liens on se connecte avec une galaxie d'individus: la moyenne sur Facebook, selon le sociologue maison, Cameron Marlow, serait de 120 amis. Le terme «amis» est usurpé, car la qualité de la relation va du fusionnel (on se dit et on se montre tout) à l'indifférence abyssale (la nuée des contacts passifs).
D'après l'étude effectuée sur une observation d'un mois par Cameron Marlow, relatée dans son blog, un membre de Facebook affichant 150 amis maintient le contact avec une vingtaine (il a au moins cliqué une fois sur leur page); il a eu un échange sans retour (one-way), par le biais d'un commentaire ou d'un message, avec une petite dizaine de personnes; et il a échangé réellement (communication réciproque) avec 5-6 amis. Ces chiffres augmentent un peu avec la taille du réseau, si on a affiche 500 amis, on échange réellement sur le mois avec une dizaine de personnes. A première vue, ce qui est spectaculaire c'est le compteur d'amis, pas l'intensité conversationnelle! On fait mieux avec notre bon vieux téléphone.
Donc, ces «amitiés» se chauffent d'une intensité variable. Certains «amis» sont des proches, d'autres de vagues ou d'anciennes connaissances, d'autres des personnes inconnues juste croisées que l'on ne reverra jamais. L'activité sur les sites de type Facebook, au demeurant, démarre souvent de la vie amicale réelle, la prolonge, mais ensuite, de contact en contact, elle s'éloigne du noyau primaire en dérivant vers la nébuleuse des amis d'amis - avec lesquels on échange moyennement, peu ou pas du tout. D'ailleurs on communique «dans les nuages»: on envoie une information à plein d'intéressés potentiels et ils répondent si et quand ils veulent. Il y a fort à parier que les vraies conversations s'opèrent dans la sphère des intimes d'avant, ceux d'ailleurs auxquels on consacre du temps au téléphone. Par contre le partage de fichiers -créations personnelles, morceaux de musiques, films, jeux, ou informations- pour lequel les sites communautaires sont bien adaptés, s'opère facilement avec des inconnus. On leur lance un petit salut d'amitié qui porte peu à conséquence.
Créer un fan club autour de soi, voilà l'affaire. La popularité de chacun se construit grâce à la mise en ligne de son roman personnel -photos, musiques et écrits, notification de ses contacts et de ses univers d'appartenance. Comment parle-t-on de soi? Alors que sur certains sites communautaires, on se drape d'authenticité, et sur d'autres, on disparaît sous un avatar, sur Facebook , l'identité est travaillée subtilement. On s'expose selon un éclairage en clair-obscur (Dominique Cardon, Le design de la visibilité, Réseaux n°152, 2008): on rend visible son intimité car on s'adresse surtout à des proches, tout en calculant son effet, car le projet consiste à ne pas s'enfermer dans un entre soi.
Le participant contrôle (théoriquement) son image ainsi livrée - il choisit ce qu'il présente de lui selon les catégories de contacts. Par ailleurs, au sein de cette galaxie d'identités flottantes, on se rattache à des sous-groupes affinitaires autour d'idées, de slogans, de hobbies, de valeurs ou de personnages charismatiques etc... La jonglerie sur les identités et les multi appartenances signent ces personnalités «sans gravité», inscrites dans la nouvelle économie psychique issue de la société de communication, que décrit finement le psychanalyste Charles Melman. De fait, Facebook, permet le lancement dans l'orbite du monde - plus modestement d'un monde d'amis- d'une image de soi. Et la soumet à l'épreuve de son attraction magnétique, sa capacité à séduire ses semblables. Plus que la dimension communicationnelle, le jeu sur le rayonnement personnel compte.
Ce mode de relation souple, éparpillé, multidirectionnel, traversé d'imprévus et spécifié par des coopérations faibles est plébiscité par les adolescents et les jeunes adultes. Ces collaborations visent pour une part à consolider des affects, en nourrir d'autres, et comportent aussi une visée opportuniste, en raison des rebondissements qu'elles occasionnent éventuellement. Cette enveloppe relationnelle -qui mêle contacts profonds, contacts aléatoires, et contacts non activés- pose une assise à la construction identitaire des jeunes d'aujourd'hui. Très clairement, elle n'est pas du tout séparée du réel, elle s'articule à lui - par exemple, elle relaie l'information sur les fêtes privées, permet de suivre au jour le jour les allers et venues de ses proches, connaître les aléas amoureux des uns et des autres, etc... Ces grappes Facebook coopèrent pour élaborer des «chroniques croisées de l'histoire de notre jeunesse». Ancrées sur un narcissisme bon enfant, elles ne construisent pas des liens de solidarité forte à l'instar des associations professionnelles ou des réseaux liés à des causes, qui abondent sur le net.
Selon l'anthropologue Danah Boyd, qui a consacré une thèse à ce phénomène, le goût des réseaux sociaux par les adolescents américains s'explique de plusieurs manières: les parents jugeant le monde de la rue menaçant, préfèrent qu'ils «trainent» dans les espaces numériques, plutôt que dans des espaces urbains. Ces pérégrinations vagabondes ressemblent au «hanging out» des jeunes dans les quartiers, on écoute de la musique, on bavarde pour tuer le temps, on parle des uns et des autres. Elles expriment aussi une résistance à l'univers rationnel et utilitaire qui entourent les jeunes. Enfin, par ce networking, ces jeunes reproduisent le mode de fonctionnement des parents américains .
Les statistiques françaises font apparaître une chute de l'immersion dans les réseaux sociaux après 25-30 ans, confortant l'idée de Danah Boyd selon laquelle, une fois adulte, on passe à autre chose: on s'éloigne du hanging out des sites communautaires et on adapte ses usages du numérique à ses nouveaux besoins et à son style de vie.
Est-ci si sûr? Facebook rencontre déjà un succès qui va bien au delà des frontières de la jeunesse. La recherche d'échanges et de networking via le numérique se répand auprès des autres classes d'âge. Est-ce possible que la culture Facebook, écartelée entre le Guiness des records des «amitiés» et les bavardages sur les activités autour du lycée ou de l'université, puisse emballer des adultes qui, à priori, recherchent une autre utilité, plus professionnelle ou plus familiale, d'un réseau social. Ceci prouve la performance que l'architecture de la plateforme qui s'adapte à bien à d'autres objectifs, et peut englober une vaste gamme d'activités relationnelles. S'inscrire dans Facebook est un moyen pas trop engageant de dynamiser ses ressources dans une société où l'isolement est le pire handicap. Etre seul est assez répandu et bien admis. Solitaire? Ca, non!
Ainsi, il semble que la culture Facebook contamine les adultes. Le Web 2.0, comme outil pour trouver sa place et conforter sa subjectivité; le Web 2.0, comme manuel de survie dans un monde tourmenté: les ados ont dégagé la voie. Et les adultes, soit par mimétisme curieux, soit parce que, «digital natives», ils vont répéter des habitudes acquises dans leur jeunesse, leur emboitent le pas.
Monique Dagnaud
Image de Une: Une page Facebook Chris Helgren / Reuters