Elle s'appelle Jennifer Johnson. Mais, pour le grand public, elle a surtout longtemps été «Jennicam». Entre 1996 et 2003, elle s'est adonnée à une activité que personne n'osait envisager. Pendant sept ans, elle a choisi de montrer sa vie –sans filtre– à des millions de personnes. Jennifer, 19 ans, est étudiante au Duckinson College, en Pennsylvanie, aux États-Unis. Un jour, elle passe devant la librairie de son campus et voit une webcam en vente.
«J'étais une nerd, racontait-elle, fin 2014, à Reply All. J'ai toujours été une nerd, et il m'en fallait une. J'ai vite réalisé que je ne pouvais rien faire avec, et que je venais de dépenser pas mal d'argent. Donc ça a presque été un défi de programmation que je me suis lancé pour voir si je pouvais créer un script qui prendrait des photos et les mettrait en ligne sur ce site –que ça se fasse automatiquement–, et je l'ai partagé avec quelques amis, en mode “Regarde, j'ai réussi à faire ça”. Je trouvais ça assez cool.»
Toutes les quinze minutes, la webcam, placée au-dessus de son ordinateur et pointée vers son lit dans sa chambre d'étudiante, prend une photo. 24 heures sur 24. Sept jours sur sept. 365 jours par an. Elle expliquera plus tard que l'idée lui est venue de la «Fish Cam», autre monument de l'histoire d'internet, une caméra pointée en permanence sur un aquarium – le site existe toujours aujourd'hui. Au fil des mois, la fréquence a augmenté: des quinze minutes entre chaque prise, on est passé à une photo toutes les deux minutes en 1999, puis une nouvelle photo toutes les quinze secondes.
Souvent, les photos sont juste celles d'une pièce vide, car Jennifer va en cours la journée, et ne reste pas forcément chez elle pendant son temps libre. Quand elle est là, note aujourd'hui la BBC, on ne la voit que regarder son ordinateur, étudier sur son lit, faire sa lessive ou se laver les dents.
«Ce diaporama de l'ordinaire était totalement captivant. Quatre millions de personnes –ce qui représentait alors une bien plus grande proportion des utilisateurs internet– regardaient ses mises à jour quotidienne.»
«À son apogée, elle a cassé internet»
Jennicam a eu un immense succès. Ce qui peut nous sembler si trivial aujourd'hui constituait une immense révolution à l'époque: la possibilité de jeter un œil dans l'intimité de quelqu'un. Imaginez un instant être sur le site et suivre l'arrivée des photos. Attendre la prochaine en noir et blanc, granuleuse, et imaginer ce qui a pu se passer entre temps. C'est la téléréalité poussée à l'extrême. Ce qui n'aurait aujourd'hui qu'une espérance de vie de quelques jours –le temps de le découvrir, d'en parler, de s'en émouvoir, de s'en plaindre, de le défendre, puis de passer à autre chose– est alors un phénomène. «À son apogée, elle a cassé internet», continue le média britannique. Jusqu'à sept millions de personnes se rendent chaque jour sur son site.
Il faut dire, que la simple idée d'apercevoir «un peu de nudité ou de sexe faisait partie de l'attrait, rappelle Reply All. Peut-être que ça arriverait dans la prochaine image. Ou la prochaine image. Ou la prochaine». La première fois qu'elle a embrassé son copain devant la caméra, le site est tombé. Trop de gens s'étaient connectés dessus pour voir les images. Mais ce type d'événement est très rare, rappelle Jennifer à CNN, en 1999, lorsqu'elle fête les trois ans d'existence de Jennicam:
«Vous pouvez aller sur mon site pendant des jours et ne pas me voir une seule fois nue.»
Mais, pour Jennifer, l'expérience n'aurait pas été la même si elle avait dû couper la caméra à chaque fois qu'elle se changeait ou qu'elle embrassait son copain sur son lit. D'autant qu'elle lui a aussi permis d'apporter quelque chose à des gens qu'elle n'aurait probablement jamais rencontrés autrement:
«J'étais dans ma chambre un samedi soir à faire ma lessive. J'étais une nerd! Et j'ai reçu un e-mail de quelqu'un qui me disait “Je fais ma lessive et je viens de regarder et je viens de voir que toi aussi tu faisais ça un samedi soir. C'est drôle parce que j'avais l'impression d'être un loser. Je suis chez moi en train de faire une lessive un samedi soir, mais je vois que toi aussi! Donc maintenant je ne me sens plus aussi mal.” Et ça m'a suffi. [...] J'étais heureuse d'entendre que j'avais permis à quelqu'un d'être soi-même et de l'accepter.»
Elle est ravie et explique que c'est «humain de ne pas vouloir être seul» dans une autre interview accordée à CNN.
«Avec Jennicam, ils mettent le site dans un coin de leur écran, et c'est comme avoir quelqu'un dans la pièce d'à côté.»
Mais une telle attention signifie aussi beaucoup de remarques, de critiques, de jugements, d'injonctions. À l'époque, elle reçoit environ 700 e-mails par jour. Certains pour lui dire qu'elle doit dormir dans une autre position sinon elle aura des problèmes de dos, ou pour lui expliquer que son dentifrice ne va pas, mais aussi d'autres pour lui dire qu'elle était «grosse et moche», alors que d'autres la trouvaient superbe. Difficile quand on a tout juste vingt ans de gérer soudainement une telle attention, se souvient-elle aujourd'hui:
«J'ai développé une carapace, à la fois pour les commentaires négatifs, mais aussi pour les positifs. Je veux être capable de me lier avec certaines personnes. Je ne veux pas me méfier de tout le monde. Je ne veux pas que chaque chose que l'on me dise me rende fière ou me mette sur le défensive. C'était presque devenu une trop grosse carapace.»
«Si je n'étais pas normale, ce ne serait pas aussi intéressant.»
En 1998, elle est devenue un tel phénomène que David Letterman l'invite dans son émission, et parle de «Jennicam» comme de «la meilleure idée de cet absurde internet».
Pour Jennifer, ce concept convient parfaitement à internet, et remplit un vide:
«Quand vous allumez la télé, vous voyez des reportages animaliers avec des lions des blaireaux, des antilopes. Vous pouvez les voir manger, dormir, et faire un peu tout et n'importe quoi. Mais, pour une raison qui m'échappe, vouloir voir des gens faire la même chose est considéré comme quelque chose de mauvais, et de pervers.»
De ce passage à la télé, elle retiendra surtout son bref échange dans les coulisses avec l'acteur Samuel L. Jackson qui lui fait une blague à propos de son site.
Mais tout le monde n'est pas prêt à accepter le regard du monde sur sa vie aussi facilement qu'elle. Dans la même interview, elle explique que son copain, Joffrey, n'est pas très à l'aise et préfère se cacher sous les couvertures et éteindre la lumière, alors qu'elle dort généralement avec la lumière allumée. Elle préfére l'idée de vivre cette expérience à fond, quitte à être nue parfois à la vue de tous, ou d'avoir des relations sexuelles devant la caméra. Pour elle, ne pas être naturelle, signe la fin de toute cette expérience.
«Si je n'étais pas normale, ce ne serait pas aussi intéressant.»
Un peu plus tôt, Jennifer trouve un moyen pour gagner de l'argent avec le site –et officiellement payer son accès à internet et d'autres dépenses liés au site. Après avoir quitté la fac, et déménagé à Washington, elle ajoute d'autres webcams, «et commence à se faire payer via PayPal pour un accès “premium” et plus d'images», explique Wired. Elle refuse cependant de faire du placement de produit, ou d'ajouter des bannières publicitaires. Au même moment, se lancent de plus en plus de «cam-girls», des filles qui ont le même projet que Jennifer. Mais l'une des plus connues, Lonelygirl15, n'apparaîtra qu'en 2006.
Le début de la fin
Le début de la fin pour Jennicam arrive en 2000, quand elle déménage à Sacramento.
«Une autre cam-girl qui habitait là-bas l'a aidée à trouver un endroit. Et ensuite, après quelques mois, Jenni a couché avec le fiancé de cette cam-girl. Devant la caméra», explique le podcast Reply All.
Ils se mettent ensuite en couple mais, par culpabilité, Jennifer essaye de continuer cette relation mais cela ne mène à rien.
«Soudainement, l'expérience de Jenni qui consistait à être complètement ouverte, s'est transformée en représentation. La représentation d'une relation dans laquelle elle n'est pas heureuse, parce qu'abandonner aurait été un échec trop grand, trop public.»
Ça et le fait que Jenni vient d'obtenir un emploi à plein temps. Elle n'est plus beaucoup chez elle, et sa vie devient plus ennuyeuse, admet-elle. Le site perd de nombreux visiteurs. Elle met donc fin à l'expérience le 31 décembre 2003. Le Los Angeles Times note alors que PayPal a mis à ce moment fin à la possibilité de faire des dons au site à cause de la trop fréquente nudité.
Impossible à refaire aujourd'hui
Treize ans plus tard, alors que «Loft Story» est passé par là, que «Secret Story» n'est plus une émission polémique et qu'internet a plus ou moins mis fin à notre vie privée, le concept de «Jennicam» reste une performance artistique contemporaine, explique la BBC.
«Jennicam serait aujourd'hui interprétée comme une sorte de performance artistique excentrique, un commentaire, sur la version haute-définition de la vie moderne. Le grain, le noir-et-blanc, l'interminable attente de quinze secondes entre chaque possibilité d'action ferait partie d'un manifeste artistique profondément réfléchi sur Facebook. Si quelqu'un parvenait aujourd'hui à remarquer Jennicam flotter dans l'océan de livebloggers, la curiosité durerait à peu près 45 secondes. Le temps de trois mises à jour, et puis on s'ennuierait et on passerait à quelque chose d'autre. Quelque chose de plus vivant.»
Jennifer vit toujours à Sacramento. Elle est développeuse, et elle s'est depuis mariée et a pris le nom de son mari: Johnson. Pratique pour disparaître. Comme en réponse à cette expérience, elle n'a ni Facebook, ni Twitter, ni Instagram. Il a fallu des mois aux journalistes du podcast Reply All pour la retrouver. Vingt ans après, Jennifer Johnson a quasiment disparu d'internet. Plus personne ne peut la voir en train de déambuler dans sa chambre, en train de lire un bouquin, ou de réviser ses partiels. Enfin presque. Les révélations Snowden et quelques reportages nous l'ont prouvé: de nos jours, nous pouvons tous être le «Jennicam» de quelqu'un. La seule différence, c'est qu'à l'époque, elle l'avait choisi.