Économie

Les journaux américains vont bien mieux que vous ne le pensez

Temps de lecture : 5 min

Le recul de la distribution de la presse papier est normal. Pas de quoi crier au loup!

Dernier tirage papier du Seattle PI, le 16 mars 2009, titre désormais sur le Net seulement. REUTERS/Marcus R Donner
Dernier tirage papier du Seattle PI, le 16 mars 2009, titre désormais sur le Net seulement. REUTERS/Marcus R Donner

Si vous aimez les journaux, préparez-vous à verser quelques larmes ; si vous les détester, vous allez vous réjouir. Selon une dépêche de l'agence Reuters, qui citait des chiffres émanant l'Audit Bureau of Circulations (ABC), « Pour la période du 30 avril au 30 septembre 2009, 379 quotidiens ont diffusé 30,4 millions d'exemplaires, ce qui représente une baisse du tirage en semaine de 10,6% en moyenne par rapport à l'année dernière. » Josh Marshall, fondateur du site d'information Talking Point Memo, a réagi au quart de tour: «Ces chiffres sont catastrophiques; j'en reste sans voix. Si un modèle de distribution subit une baisse de 10% en un an, c'est généralement qu'il est sur le point de disparaître.» Kevin Drum, de Mother Jones, en a profité pour réaffirmer que, selon lui, la presse quotidienne disparaîtrait d'ici 2025. Megan McArdle, de The Atlantic: «Nous n'assistons pas à la fin des journaux tels que nous les connaissons : je pense que nous assistons aujourd'hui à la fin des journaux - point final.»

Eh, oh, calmos!

Les journaux disparaîtront peut-être un jour. Mais à mon avis, cela arrivera plus tard que tôt. Et pour tout vous dire, je pense que les prophètes de l'apocalypse journalistique confondent parfois fantasmes inavoués et analyses objectives. Une bonne partie de la cyber-élite pense que les journaux, les magazines, et le reste des imprimés mis en vente à l'ancienne (dans le courrier, distribués par des gamins à vélo, dans des vans... entre autres méthodes préhistoriques) sont incapables de faire de l'argent, qu'ils sont voués à l'échec — tandis que les sites d'information gratuits s'apprêtent, eux, à régner sur le monde. (Bien entendu, de par mes choix professionnels, on pourrait m'accuser d'entretenir  le même discours : j'ai un pied dans chacun des deux mondes, et s'il on me demandait de choisir entre l'imprimé et Internet, j'en serais tout à fait incapable — autant me demander lequel de mes deux enfants je préfère.) Mais je pense également qu'on fait trop grand cas de quelques chiffres, oubliant par la même une série de données infiniment plus importantes.

Tout d'abord, une baisse de 10% sur six mois n'a rien de choquant en soi. Un bon nombre de blogs politiques et d'émissions de chaînes d'informations ont vu leur audience décliner bien au-delà des 10% depuis l'automne dernier: une élection présidentielle fait toujours son petit effet. Le monde de la publicité — ainsi qu'un nombre conséquent de publications en ligne — ont fait le même constat. Au cas où quelqu'un l'aurait oublié, rappelons simplement que nous venons de traverser une longue et douloureuse période de récession, un gigantesque pic de chômage, et une crise du crédit. Conséquence logique: les consommateurs se sont serrés la ceinture.

Beaucoup d'Américains ont rejoint ce que j'appelle le «club des 40%»: en d'autres termes, toutes les entreprises dont la bonne santé financière dépend de la finance et du crédit, et qui ont vu leur chiffre d'affaires réduire presque de moitié — secteur de l'automobile, immobilier, vêtements de luxe, diamantaires... D'autres secteurs ont également accusé une sévère baisse de leur activité : hôtels, restaurants, compagnies aériennes et autres services «facultatifs». Faut-il pour autant reprendre les chiffres des années précédentes, s'alarmer, et prétendre que dans quinze ans, il n'y aura plus qu'une poignée d'hôtels? Bien sûr que non. Dès lors, pourquoi tirer ce genre de conclusion lorsque l'on aborde les difficultés du secteur de la presse? Les journaux représentent une dépense facultative de plusieurs centaines de dollars par an; l'actuel climat macro-économique ne pouvait qu'affecter leurs ventes.

Et ce d'autant plus qu'un grand nombre de journaux et de magazines ont décidé de gonfler leurs prix plutôt que de les alléger. Depuis plusieurs années, la baisse des revenus publicitaires est le problème numéro un du support papier. (Une large portion du monde de la presse a ainsi fait son entrée au club des 40%...). Mais les directeurs de journaux ont cessé de faire l'autruche: ils ont fini par comprendre qu'en 2009, on dépense moins qu'en 2003 - et que si les sites de petites annonces de type Craiglist les privent d'une partie de leurs revenus, tant pis, il faudra faire avec. Ils se sont mis à réduire radicalement les coûts, à miser sur la publicité en ligne, et — élément décisif — à faire payer les gens un peu plus cher. Le secteur du support papier cherche maintenant (un peu tard, à mon avis) à développer — en plus de la publicité — une nouvelle base de revenus plus étendue et potentiellement plus stable : les abonnements.

Bien des journaux (le New York Times, par exemple) ont augmenté leurs prix en kiosque et en livraison à domicile. Dans le monde du commerce, lorsque vous augmentez vos prix, vous perdez généralement une portion de votre clientèle. Aucun journal n'aime perdre des lecteurs ; cependant, la plupart des journaux baissent leur tirage à dessein. Si un journal augmente le prix des abonnements de 11%, et que 10% de ses lecteurs l'abandonnent, ses revenus de diffusion resteront stables et il réalisera de belles économies en imprimant moins d'exemplaires. (Le mauvais côté : moins d'exemplaires signifie moins de revenus publicitaires. Mais sur support papier, les publicités ne rapportent plus grand-chose, de toute manière.)

Ces six derniers mois, selon l'ABC, le tirage quotidien du New York Times a chuté de 7,3%; le dimanche, la baisse était de 2,7%. Horreur !* Et pourtant, la New York Times Co. a annoncé que, dans son troisième trimestre, « les revenus de diffusion ont augmenté de 6,7%, principalement grâce à la hausse du prix des abonnements et du prix de vente en kiosque du New York Times et du Boston Globe. » Pour la première fois, ce trimestre, les revenus de diffusion étaient plus élevés que les revenus publicitaires — respectivement 175,25 et 164,5 millions de dollars.

A propos, sachez que vous pouvez toujours gagner de l'argent en éditant des journaux, même lorsque les revenus publicitaires font grise mine. Voyez le compte d'exploitation de Gannett pour le troisième trimestre 2009. Les journaux de la compagnie ont réalisé un résultat d'exploitation de plus de 100 millions de dollars pour un chiffre d'affaires de 1,04 milliards de dollars. Durant les trois premiers trimestres de 2009, les revenus publicitaires ont chuté de 31,6%, mais les revenus de diffusion ont baissé de moins de 5%; sur la même période, un grand nombre des publications phares de Gannett avaient pourtant perdu des abonnés.

Voici donc le nouveau modèle émergent: réduction des coûts d'un côté, augmentation des prix de l'autre. Peut-être que ce modèle échouera; peut-être que les journaux disparaîtront, au final. Mais en attendant, inutile de donner raison aux partisans du tout-internet. Chaque mois, plusieurs millions d'Américains paient pour qu'on leur livre journaux et magazines; rares sont les publications en ligne pouvant se targuer d'en faire autant. Par ailleurs, les journaux «hybrides» (imprimés et disposant d'un site Internet) sont à bien des égards parvenus à surpasser les sites d'information. Les sites du New York Times, du Washington Post et du Wall Street Journal se défendent plutôt bien lorsqu'il s'agit de vendre des espaces publicitaires. Et si le cours des actions du New York Times a souffert ces dix dernières années, une chose est certaine: les actionnaires du célèbre titre sont plus heureux que ceux des sites Salon.com ou TheStreet.com.

Daniel Gross

* En français dans le texte

Traduit de l'anglais par Jean-Clément Nau

Image de une: Dernier tirage papier du Seattle PI, le 16 mars 2009, titre désormais sur le Net seulement. REUTERS/Marcus R Donner

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