Aux États-Unis, les soutiens apportés par la presse à l'un ou l'autre des candidats en lice pour la Maison-Blanche sont suivis très scrupuleusement, et d'autant plus cette année, car ils prennent une tournure inhabituelle. Personne ne s'étonnera de voir le New York Times soutenir Hillary Clinton, de même que le Boston Globe, journal récemment célébré par le film Spotlight –et qui a lui innové en publiant une fausse une imaginant l'Amérique du président Trump en avril 2017. Plusieurs titres nationaux, notamment USA Today, Wired, The Atlantic ou Foreign Policy, se sont eux distingués en appelant à voter pour la candidate démocrate alors qu'ils restaient neutres d'habitude. Mais c'est du côté de la presse locale que les choses les plus intéressantes se passent: de nombreux quotidiens ont en effet décidé de rompre avec plusieurs décennies d'engagement au côté des candidats républicains pour rester neutres, voire soutenir Clinton.
L'un des derniers en date est le Colombus Dispatch, un quotidien de l'Ohio, qui s'est dit déçu, le 9 octobre, que «tellement de dirigeants républicains se soient accommodés d'un candidat narcissique et en faillite morale, si clairement éloigné de leurs valeurs». L'un des premiers à rompre les rangs, en août, avait été le Tulsa World, un journal de Floride qui avait systématiquement appelé à voter républicain depuis 1944:
«Donald Trump [...] est un politicien brillant et une mauvaise personne. Depuis le premier jour, sa campagne a fait ressortir ce qu'il y a de pire en Amérique, pas la grandeur qu'il promet.»
Il a été suivi, par exemple, du Dallas Morning News, qui n'avait pas appelé à voter pour les Démocrates depuis la Seconde Guerre mondiale:
«Les valeurs de Trump sont hostiles à celles du conservatisme. En exploitant les instincts basiques de xénophobie, de racisme et de misogynie, il joue sur la peur pour faire ressortir le pire de nous plutôt que le meilleur. Ses revirements en série sur des sujets fondamentaux révèlent une stupéfiante absence de préparation. Et ses insultes improvisées et ses tweets nocturnes expriment un dangereux manque de jugement et de contrôle de ses pulsions.»
«Menteur, persécuteur, bouffon»
Vous en voulez encore? Le Union Leader, un journal conservateur du New Hampshire, a refusé d'appeler à voter Trump, traité de «menteur, persécuteur, bouffon». The Enquirer, un quotidien de Cincinnati, l'a qualifié de «danger pour le pays». The Arizona Republic, qui n'avait jamais soutenu un candidat républicain à la présidence en 120 ans d'histoire, a estimé que «quand le président des États-Unis parle, le monde s'attend à du concret. Pas à un tweet cinglant». Le San Diego Tribune, qui n'avait jamais soutenu un Démocrate dans toute son histoire, craint qu'une administration Trump «ne soit plus amicale envers l'impitoyable Russie [...] qu'envers des démocraties qui sont des partenaires historiques comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne, le Canada, le Japon et l'Australie». Le Desert Sun, un autre quotidien californien, estime qu'«avec Donald Trump, nous en savons trop sur ce que nous ne devrions pas –ses fêtes Playboy et la taille de son ego– et pas assez sur ce que nous devrions –ses avis d'impôts, sa politique commerciale, ses idées sur la diplomatie et son programme de politique intérieure». Le Deseret News, un journal de l'Utah qui se veut traditionnellement neutre et est propriété de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, a lui estimé, après les propos sexistes tenus par Trump sur les femmes dans une vidéo, qu'il devrait retirer sa candidature.
Ces jugements ne vont pas sans forts bémols sur les qualités de Hillary Clinton, ce qui explique que certains des quotidiens en question ont d'ailleurs préféré ne soutenir aucun candidat ou se prononcer en faveur du libertarien Gary Johnson. Mais les chiffres sont accablants pour Trump: selon un décompte effectué par le American Presidency Project sur les cent plus grands journaux américains, 31 se sont pour l'instant prononcés en faveur de Clinton, 3 en faveur du libertarien Gary Johnson et zéro en sa faveur. Un décompte partiel établi sur plus de titres sur Wikipédia donne le même chiffre: zéro.
Des soutiens «surprises» mais «cohérents»
La campagne de Trump écartera sans doute d'un revers de la main ces engagements en estimant qu'ils constituent une preuve de la guerre menée par l'«establishment» contre son candidat. Ou tentera de se consoler en affirmant que ces soutiens n'ont pas d'impact sur la course à la présidence: en 2008, dans un sondage, 69% des personnes interrogées estimaient que l'engagement de leur journal local n'aurait pas d'influence sur leur vote.
Pourtant, cette question de l'influence du soutien des journaux, qui constitue une constante du débat politico-médiatique américain, est plus complexe. Juste avant la présidentielle 2008, deux économistes de l'université de Brown, Chun Fang Chiang et Brian Knight, avaient publié une étude expliquant qu'en la matière, les (é)lecteurs étaient plus «sophistiqués» qu'on ne voulait bien le croire: l'engagement des journaux avait un impact, mais d'autant plus fort que le biais habituel du journal en faveur de l'autre camp était fort. Sur le même sujet, trois autres chercheurs, Agustin Casas, Yarine Fawaz et Andre Trindade, viennent d'arriver à une conclusion proche, en ajoutant un critère: non seulement ce sont les soutiens «surprises» qui ont un impact, mais il faut qu'ils ne soient pas «incohérents» avec les valeurs traditionnellement manifestées par le titre dans ses articles. Si le racoleur New York Post, dont Trump fut l'une des sources et sujets privilégiés dans les années quatre-vingt, appelait à voter pour Clinton, après avoir soutenu le milliardaire lors de la primaire, pas sûr que ses lecteurs suivraient.