Dans son avant-dernier film, Intervista (1987), Federico Fellini réinvente son tout premier trajet pour Cinecittà. Le voici dans le tramway, jeune journaliste un peu emprunté, catastrophé par un bouton disgracieux sur le nez. Au lieu de traverser l'ennuyeuse banlieue romaine, c'est une petite route de western qu'emprunte ce tram magique, qui conduit au royaume des rêves.
Sur les falaises qui surplombent le chemin étroit, rôdent des Indiens menaçants qui brandissent, en guise de hache de guerre, des antennes de télévision. Le plan est bref, le cinéaste ne s'y attarde pas, ni n'explicite la métaphore: mais qui — dans l'Italie de la fin des années 1980 où le groupe Fininvest de Silvio Berlusconi a mis la main sur l'essentiel de la télévision privée — peut ignorer que la guerre entre les cow-boys du cinéma et les Indiens de la télévision a déjà été perdue? Qui n'a pas compris que jamais plus le tramway poétique dans lequel est embarqué Federico Fellini ne repassera?
L'un des grands mérites de la formidable exposition «Fellini la grande parade» (jusqu'au 17 janvier au Musée du Jeu de paume) est de révéler chez le cinéaste, rêveur fameux dont on a vanté l'imagination prodigieuse, un observateur aigu de la société. Fellini manie volontiers le symbole et la métaphore sans jamais être pesant. Il n'explique rien, préférant laisser le spectateur libre d'interpréter ses images fulgurantes: le Christ qui survole l'Italie en ouverture de La Dolce Vita, le couple vieillissant de Ginger et Fred qui s'étourdit d'applaudissements de commande... Et dans Intervista, cette vision tragique de Fellini lui-même, qui travaille à une adaptation de L'Amérique de Kafka tandis qu'autour de lui, tous les plateaux de Cinecittà sont mobilisés par le tournage de publicités et de jeux télévisés.
On l'oublie trop souvent, Fellini a été — après avoir débuté comme caricaturiste pour la revue Marc'Aurelio — l'assistant et le scénariste du père du néo-réalisme, Roberto Rossellini. «En suivant Rossellini au moment du tournage de Paisà, il m'apparut soudain clairement comme une révélation joyeuse», raconte Fellini dans un article du recueil Faire un film (Point virgule), «que l'on pouvait faire du cinéma avec la même liberté, la même légèreté avec lesquelles on dessine et on écrit». Avec la même liberté et au fond le même «abandon vis-à-vis de la réalité», Fellini observe l'Italie qui l'entoure. Il montre la Rome décadente des années soixante, rongée par l'ennui mondain, minée par l'absence de Dieu dans La Dolce Vita dont le titre - qui cache le film le plus noir du monde - est une provocation, une fausse promesse.
Et dans ses trois derniers films — Ginger et Fred, Intervista, La Voce della Luna, il livre une vision de son pays d'une amertume terrible. Une Italie résumée à sa télévision, ce filtre inévitable, qui enlaidit et appauvrit tout, jusqu'à cet acte infiniment poétique qu'est la capture de la lune, dans La Voce della luna. Vision de cauchemar que celle d'un pays dévoré par sa télévision. Vision prémonitoire aussi: en 1994, quatorze ans après la mort du maestro Fellini, Silvio Berlusconi devenait, pour la première fois, Premier ministre.
Jonathan Schel