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Trump n'est pas le plus grave problème de l'Amérique

Temps de lecture : 9 min

Dans une démocratie, le président est le garant de l'ordre moral. Avec un président comme Trump, le seuil de moralité serait placé si bas que les plus violents se défouleraient sans complexe.

Lors d'un meeting de Donald Trump à Cleveland (Ohio), le 22 octobre 2016 | SPENCER PLATT / AFP
Lors d'un meeting de Donald Trump à Cleveland (Ohio), le 22 octobre 2016 | SPENCER PLATT / AFP

Il faut arrêter de n’avoir peur que de Donald Trump.

Ce n’est plus à démontrer: le candidat républicain à la présidence des États-Unis est inculte, misogyne et raciste. Il méprise les femmes qu’il traite comme des objets, ne croit pas au réchauffement climatique, veut ériger un mur entre les États-Unis et le Mexique pour empêcher les Mexicains (qui sont, entre autres, des «violeurs») de s’installer illégalement aux États-Unis, veut empêcher les musulmans de toucher le sol américain et en déporter par paquets.

À force de discours agressifs, xénophobes et haineux, Trump est devenu le croque-mitaine des élections américaines de 2016. Nous sommes nombreux à être effarés –au point que beaucoup d’entre nous sont dans le déni («mais non, il ne passera jamais») à l’idée qu’un clown aussi creux et odieux puisse accéder au poste d’homme le plus puissant du monde. Ses détracteurs le comparent à des dictateurs comme Hitler ou Mussolini. Pendant un meeting à Orlando, en Floride, il a invité la foule de ses supporters à faire un salut bras tendu rappelant de façon troublante le salut nazi.

Vous pensez que cet homme est dangereux, et qu’il faut l’arrêter? En réalité, il y a bien pire que lui.

Quand une personnalité étatique tient lieu de surmoi

Il est assez rare que les dictateurs se salissent les mains eux-mêmes avec le sang de leurs adversaires. Ils ne participent pas à des lynchages, ne balancent pas des cailloux, n’allument pas les bûchers, ne se mêlent pas aux foules déchaînées qui déclenchent des pogroms. Ceux qui ont du sang, du vrai sang sur les mains, ce ne sont pas les dirigeants de pays tenus par des démagogues autoritaires mais ceux qui les suivent. Et pas forcément des militants qui ont leur carte du parti, non, mais des citoyens ordinaires qui voient en leur dirigeant une figure paternelle qui les autorise –ou non– à laisser libre cours à la violence qui couve en eux.

Si Trump est élu aux États-Unis, certains Américains aux penchants racistes, xénophobes, ceux qui se sentent lésés, ceux qui ont une peur panique de l’étranger et qui jusqu’à présent parvenaient à juguler leur agressivité par crainte de la sanction (je ne dis pas que tous y parviennent), ceux à qui une personnalité étatique tient lieu de surmoi et qui ne cèdent pas à leurs pulsions car ils savent qu’ils seraient jugés (en principe) et condamnés, ceux qui n’agissent pas parce qu’ils ne veulent pas se faire prendre, risquent de laisser libre cours à leur agressivité.

Il ne s’agit pas de dire que Trump encouragerait ouvertement ses partisans à se livrer à des actes criminels contre les minorités; on ne peut évidemment que se refuser à le croire. Tout comme en France, si Marine Le Pen était élue présidente, elle ne se permettrait pas d’encourager ostensiblement les actes racistes. La réalité est plus perverse: aucun de ces deux dirigeants n’en aurait besoin. Car si ces hypothèses se réalisent, alors les actes violents et discriminatoires se multiplieront d’eux-mêmes.

Vous n’y croyez pas? Il y aura toujours des lois pour protéger tous les citoyens, et les potentiels agresseurs s’y plieraient?

Avec ses discours racistes et xénophobes, Trump, une fois élu, jouerait le rôle de catalyseur de désinhibition. Les inhibitions sociales, incarnées par la loi, sont les règles qui nous permettent de vivre ensemble sans (trop) nous taper dessus. Dans le contrat social qui nous lie, l’accord tacite est que nous abandonnons la loi du plus fort qui caractérise l’état de nature pour nous soumettre à des lois, les mêmes pour tous, dont les institutions et les chefs d’État sont les garants politiques et moraux. Avec ce contrat social, tous les hommes abdiquent leur liberté naturelle et acceptent une aliénation partagée par tous de la même manière qui leur permet d’exercer une autre forme de liberté. Lorsque les institutions et les autorités dirigeantes tiennent un discours qui laisse entendre que l’égalité garantie par le contrat social n’est pas forcément valable entre les hommes, le contrat est rompu. Concrètement, cela se traduit par une autorisation tacite de laisser libre cours aux pulsions agressives. Comme le dit Jacques Généreux dans L’autre société, «chez les humains, la régulation de l’agressivité n’est pas génétique, mais sociale: elle consiste en rites et habitudes transmis par l’éducation. Les comportements violents et antisociaux manifestent donc une défaillance dans l’apprentissage de la limite et de la loi; ils peuvent aussi résulter ou être aggravés par une défaillance de la culture, des conventions et des institutions énonçant et légitimant les interdits».

Le Brexit a libéré la parole raciste

Un exemple proche: au Royaume-Uni, la campagne pour la sortie de l’UE s’est principalement appuyée sur la xénophobie et la peur des migrants. Les défenseurs du Brexit ont utilisé comme argument de poids le fait que rester dans l’UE, c’était laisser la porte ouverte à l’immigration incontrôlée, notamment des réfugiés syriens et irakiens (voir l’affiche «Breaking Point» de l’extrême droite britannique). Le discours d’exclusion était clair, et le message est passé.

Lorsque l’issue du référendum a été connue, que le Royaume-Uni a officiellement annoncé qu’il sortait de l’Europe, la parole raciste s’est libérée. Le nombre d’agressions verbales a explosé, et leurs auteurs ne cachaient généralement pas le lien entre l’agression et le résultat du référendum. Que s’était-il passé? Le discours agressif avait été légitimé. Au point qu’une page Facebook, «Worrying Signs», a été créée pour recueillir les témoignages des victimes de ces agressions. Entre autres incidents, on peut y lire le témoignage d’une femme:

«On m’a plus ordonné de quitter ce pays en 24 heures qu’au cours des dix-sept années que j’ai passées ici. Ce référendum a donné aux racistes et xénophobes la possibilité de revendiquer qu’ils l’étaient, fièrement et à haute voix.»

En Hongrie, pays dirigé par le parti de Viktor Orban depuis 2010, parti qui n’a cessé de dériver vers la droite depuis sa fondation, le discours ouvertement xénophobe du gouvernement a déjà libéré la parole et les actes racistes. Amnesty International signale que les Roms sont régulièrement victimes d’actes racistes et que le gouvernement ne réagit pas, ou peu. Le village de Gyöngyöspata, au nord-est de Budapest, a été en 2011 le cadre de mises en scènes de terreur orchestrées par des groupes d’extrême-droite, qui ont patrouillé en uniforme dans les rues pendant des semaines en terrorisant les Roms qui n’osaient plus envoyer leurs enfants à l’école. Certains membres de la milice ont paradé en uniforme militaire en portant des fouets et des haches.

Dans les États du Sud des États-Unis, entre 1877 et les années 1950, plus de 4.000 noirs ont été lynchés. Ils étaient battus, brûlés vifs, pendus, démembrés, mutilés, écorchés par des foules de blancs, sans procès et le plus souvent sur la base de rumeurs. Aucun blanc n’ayant jamais été condamné pour ces atrocités, pourquoi s’en seraient-ils privés? Le silence de l’État encourageait ces Américains ordinaires, les désinhibait et, une fois les premiers loups lâchés, l’instinct grégaire faisait le reste. Vu la tendance de l’histoire à se répéter, on est tenté de se dire que l’aventure du lynchage est au coin de la rue.

Les mécanismes d'inhibition voleront en éclats

En France, en 2016, l’institutionnalisation tacite de la violence raciale est inconcevable, pensez-vous? Dans le documentaire «Pourquoi nous détestent-ils», Amelle Chahbi interviewe un «raciste et révisionniste» autoproclamé qui lui explique en souriant qu’il faudra trouver une solution, «un président à la tête de la France qui soit vraiment nationaliste... et qu’il fasse une épuration, comme en Hongrie». Voilà ce que dit cet homme: j’attends juste qu’on ne me l’interdise plus, et je casse du bougnoule. Il faut être d’une grande naïveté pour penser que cette personne est une exception, qu’ils sont rares, les humains capables de penser ça et de le réaliser. Ils sont minoritaires, mais une fois lâchés, ils peuvent faire de graves dégâts. Enfin, on ne peut évoquer les lynchages et le déferlements de haine meurtrière sans évoquer l’Allemagne des années 1930. Est-ce que les centaines de milliers d’Allemands qui ont persécuté les Juifs étaient des exceptions? Est-ce qu’ils ne se sont pas «simplement» sentis libérés de l’obligation de réprimer leurs instincts féroces?

Pourquoi nous détestent-ils ? - 1er extrait de l'épisode 1


Certes, cet instinct n’est pas en latence chez tout le monde, il y aura toujours des voix pour protester, des indignés pour se lever, défendre les victimes de lynchage et demander justice. La majorité d’entre nous a un surmoi largement assez puissant pour ne pas envisager le moindre acte de violence. Mais au lendemain de la présidentielle américaine, si Trump est élu, tout porte à croire que chez ceux dont les mécanismes d’inhibition sont les plus fragiles, ceux-ci voleront en éclat et que les interdits seront plus facilement transgressés. Le pays ne sera pas à feu et à sang mais les actes racistes et les crimes de haine seront toujours plus nombreux, plus difficiles à dénoncer et à combattre dans un système rendu complice par le silence tacite des autorités et la légèreté des sanctions.

Trump ne sera peut-être pas élu –et à la lumière des derniers événements, c’est même de plus en plus improbable. Peut-être disparaîtra-t-il de la vie politique et retournera-t-il à ses milliards et à ses femmes. Et beaucoup d’Américains pousseront un grand soupir de soulagement. Mais il aura pu arriver jusque-là, jusqu’à toucher du bout du doigt le fauteuil présidentiel, jusqu’à représenter l’autorité suprême dans le pays. Il partira, d’accord, et on sera bien débarrassés. Mais ceux qui l’ont porté jusque-là, ceux qui ont eu l'impression que c’était enfin leur tour, qu’ils allaient enfin «rendre sa grandeur à l’Amérique», eux seront toujours là. La carte d’électeur dans le portefeuille, ils attendront la prochaine opportunité de libérer leurs instincts.

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