Comment GeoCities a inventé l'internet moderne

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Le web des années 90 était pavé de bonnes intentions clignotantes

La semaine dernière, Yahoo a mis fin aux souffrances de GeoCities en fermant les dernières pages persos d'un des pionniers de l'hébergement sur le Web. Une fin des plus ignonimieuse, que certains jugent pourtant tout à fait appropriée. Le rachat de GeoCities par Yahoo pour 1,5 milliards de dollars en 1999 figure dans la liste des pires transactions de l'histoire d'Internet. Et si le moindre doute subsiste, il suffit de jeter un oeil à ces pages pour s'en convaincre. Comparé aux pages hébergées sur GeoCities, leurs textes aux couleurs criardes, qui bougent dans tous les sens ou qui clignotent, et leurs chats animés qui dansent, MySpace est un modèle d'élégance et de sobriété. Mais le plus surprenant n'est pas tant la fermeture de GeoCities que de réaliser que ce service existait encore. Après avoir été un des sites les plus populaires dans les années 90 - au moment de son rachat par Yahoo, c'était le troisième domaine le plus visité du Web - GeoCities a connu la crise. Les pages persos ont cédé la place aux blogs et autres réseaux sociaux, et au final, on essayait de planquer son site GeoCities plutôt que de s'en vanter, comme le font pourtant habituellement les early-adopters.

Il faut cependant rendre à César ce qui lui appartient : oui, les sites GeoCities étaient affreux, et oui, Yahoo a dépensé beaucoup trop d'argent pour racheter ce service (précisons tout de même qu'il s'agissait essentiellement d'actions Yahoo d'une valeur considérable alors que la bulle Internet atteignait son apogée), mais GeoCities mérite notre estime ne serait-ce parce qu'il s'agit là d'une des premières entreprises qui s'est construite à partir de ce que nous réclamons maintenant être la définition même du Web 2.0 : le « user-generated content ».

Le but de ce service - offrir à chaque personne ayant accès à Internet la possibilité d'avoir un espace perso gratuit sur le Web - nous semble aujourd'hui on ne peut plus banal, mais en 1995, l'année où GeoCities a été lancé (le service aurait d'ailleurs dû s'appeler Beverly Hills Internet), seuls quelques millions de gens surfaient sur le Web. A l'époque, imaginer que quelqu'un ait envie de construire son propre espace sur ce nouveau média - et l'idée qu'on puisse faire de l'argent en proposant cela - semblait complètement dingue. (Deux autres services d'hébergement gratuit, Tripod et Angelfire, ont été lancés à peu près au même moment, mais n'ont jamais eu le succès rencontré par GeoCities.) Dans un des ses premiers communiqués de presse, le co-fondateur de GeoCities David Bohnett défendait pourtant son idée en ces termes : « C'est le prochain raz-de-marée du Web - non plus seulement s'y informer, mais aussi y habiter. » C'est plus qu'une prédiction, c'est carrément une prémonition. Aujourd'hui peu de gens considèrent Internet uniquement comme une source d'information ; c'est aussi un endroit où l'on partage ses expériences et les détails les plus intimes de sa propre vie. En d'autres termes on habite davantage le Web, et c'est grâce à GeoCities, qui a lancé le mouvement.

Avec du recul, on lui pardonne même d'avoir donné l'inspiration à ces pages Web au design abominable. Les outils que GeoCities mettait à disposition des internautes permettaient de faire des choses assez incroyables en quelques clics seulement : sans aucune connaissance technique on pouvait ajouter de la musique, des animations, des graphiques et autres petits miracles du HTML. A posteriori, on peut cependant reprocher à GeoCities de n'avoir pas assez contrôlé le contenu des pages hébergées, mais seulement parce qu'aujourd'hui, avec les blogs, YouTube, Twitter et consorts,  on considère comme totalement acquis cette incroyable liberté que nous avons de pouvoir mettre en ligne ce qui nous plaît, au vu et au su de tous. Mais imaginez en 1996. Imaginez que vous veniez de planter votre tente virtuelle sur une page blanche et 15 mégas de terrain vierge qui n'attendent qu'une chose : que vous vous racontiez au monde entier. Imaginez à quel point cela devait être grisant d'être un des premiers à pouvoir le faire. Vous aussi vous vous seriez un peu lâché sur les textes clignotants, non ?

Peut-être ce sentiment de pouvoir est-il la raison pour laquelle tant de pages GeoCities semblent avoir été laissées à l'état embryonnaire, la plupart affichant des panneaux « en travaux » plus délirants les uns que les autres. Après l'emballement suite à l'ouverture du site, celui-ci s'est peu à peu essoufflé, et ses créateurs ont trouvé de moins en moins excitant d'avoir à s'occuper chaque jour de la maintenance de pages persos. Et puis d'ailleurs, à quoi bon ? Après tout, il était devenu évident que créer sa page Web n'apporterait ni gloire, ni fortune, ni rencards. Et c'était d'autant plus vrai qu'un nombre croissant de gens ayant accès à Internet, il y eût rapidement saturation de ce genre de pages. Et maintenant que tout le monde en possédait une, aucun texte clignant au monde ne pouvait faire sortir la vôtre du lot.

C'est cette lassitude qui a probablement entraîné la chute de GeoCities. Le site a trouvé l'ingrédient essentiel du succès sur le Web - laisser les gens mettre en ligne leur propre contenu - mais n'a pas pensé à ce que nous savons maintenant être un autre élément-clé pour une réussite totale : aider les gens à trouver un public pour lire leur blabla quotidien. La principale différence entre GeoCities et MySpace, c'est le réseautage social : chacun de ces sites laisse libre cours à votre créativité, mais seul MySpace offre la possibilité à vos amis de découvrir votre page. Votre site n'était donc plus réduit à occuper un coin un peu paumé du Web ; il devenait le point névralgique de votre existence ainsi que celle de vos amis - raison de plus pour l'updater régulièrement. Du moins tout cela était vrai à l'époque où MySpace était « le » truc à la mode, ce qui n'est aujourd'hui plus le cas. Tout comme GeoCities, MySpace s'est fait doubler par les petits nouveaux, bien meilleurs et plus novateurs. Dans ce sens, on peut aussi estimer que GeoCities fût le premier exemple d'une autre réalité qui touche tous les sites basés sur le user-generated content : leur propension à l'obsolescence. On veut une page GeoCities ou MySpace mais seulement si d'autres en veulent une aussi, et aussitôt que ça cesse d'être cool (comme par exemple quand des gens commencent à vous appeler « GeoShitties »), on va tous voir ailleurs.

Yahoo aurait-il pu sauver GeoCities ? Probablement que non. Peut-être fallait-il essayer de garder le site un peu plus à jour, mais même si Yahoo avait décidé de rendre GeoCities plus actuel en lui ajoutant tous les outils offerts pas les réseaux sociaux, personne n'aurait jamais oublié que dans les années 90, ce site avait donné lieu aux pires excès que le HTML peut engendrer. Toute tentative de ressusciter GeoCities aurait été plus triste qu'autre chose, comme un groupe de hair metal qui ferait son comeback pour jouer du grunge. GeoCities était certes pionnier, mais un pionnier bien ancré dans son époque. Et si vous sentez la nostalgie vous envahir, vous pouvez toujours allez faire un tour sur Angelfire.

Farhad Manjoo

Traduit par Nora Bouazzouni

Photo de Une : Flickr, CC

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