A l'heure où le Ministre de la Culture a mis en place une mission confiée à MM. Zelnik, Toubon et Cerutti chargée de réfléchir et de proposer des mesures concrètes pour améliorer l'offre légale de contenus culturels sur Internet, la rémunération des artistes et le financement des industries culturelles, le débat doit être l'occasion d'aborder, sans tabou d'aucune sorte, l'ensemble des problématiques et solutions qui peuvent être apportées, mais aussi de s'interroger sur les évolutions nécessaires à apporter à la politique culturelle de notre pays dans un environnement en profonde mutation.
L'utilisation croissante des plateformes vidéo par les internautes permet la diffusion des contenus français en France et à travers le monde. Elles doivent donc être soutenues dans ce nouveau contexte de l'Internet. Pour maintenir et développer la création et la diversité culturelle en France à l'ère du numérique, il est en effet primordial que les pouvoirs publics soutiennent, plutôt qu'ils n'entravent, le développement de ces plateformes et les solutions innovantes de distribution et de financement de la création qu'elles proposent.
La première question qu'on peut se poser est de savoir comment répondre aux attentes des internautes en matière de développement de l'offre culturelle légale sur Internet?
Rappelons qu'Internet est un formidable carrefour d'audience pour la culture en France et au-delà.
En quelques années, Internet a rassemblé une audience de 1,3 milliard d'utilisateurs fixes dans le monde. Cette pénétration a été très rapide si on la compare à d'autres innovations technologiques.
Internet représente désormais un canal à part entière dans l'accès à la Culture, complémentaire des activités culturelles du public: la mise en valeur des informations et des œuvres numérisées participe d'un véritable enrichissement des pratiques culturelles. De plus, par-delà les publics résidant en France, la mise en valeur des contenus culturels en ligne les rendra d'autant mieux accessibles aux publics francophones et francophiles connectés dans le monde.
Face aux nouvelles attentes des internautes, existe un impératif: adapter la politique culturelle.
La généralisation des réseaux numériques et le développement des nouvelles plateformes ont profondément modifié les attentes des internautes en matière d'offres culturelles.
Dans le monde physique, le maintien et développement de la diversité de l'offre s'impose comme une préoccupation prioritaire. En effet, les modèles classiques reposent sur la rareté, et souvent le caractère éphémère de l'exploitation d'un bien culturel (diffusion télévisée, exposition d'un film en salle, présence d'un livre, disque dans un lieu de vente). A l'inverse, l'environnement numérique se caractérise par une abondance inédite de l'offre. Internet fait basculer la distribution de biens culturels vers un modèle basé sur la demande. Internet permet une exposition virtuellement sans limite, tant pour la quantité de contenus accessibles que pour leur durée d'exposition. Internet implique une grande diversité d'informations et de biens culturels accessibles qui peuvent retenir l'attention d'un public très large ou au contraire très ciblé: il devient donc de plus en plus important d'aider les contenus à rencontrer leur public et inversement.
Tout l'enjeu réside aujourd'hui non plus dans l'accès mais dans la sélection par l'internaute des biens culturels et d'information (musique, cinéma, livre et presse) dans un environnement d'abondance.
Les modes de consommation des internautes ont évolué vers une exigence d'accessibilité, de simplicité mais également d'interactivité renforcée. Placé au centre du dispositif, l'internaute a désormais à sa disposition des outils de communication, de création, de partage, de transaction. Ces outils sont fournis notamment par des intermédiaires de l'Internet pour permettre la recherche, la création, la communication, la recommandation ou la distribution de contenus. Il s'agit notamment des moteurs de recherche (Google, Bing, Exalead ...), des plateformes de transactions (eBay, PriceMinister, ...), des sites de partage de vidéos (Dailymotion, YouTube, ...), des plateformes de blogs (Over-blog, Skyblog, ...), et des réseaux sociaux (Facebook, MySpace, ...).
Il est important de souligner que le modèle de ces nouveaux types d'intermédiaire repose sur la neutralité et l'ouverture, le contenu ou la transaction étant générés par l'utilisateur. En ce qui concerne les plateformes vidéo par exemple, les services et les plateformes déployés sont totalement neutres vis-à-vis du contenu, ce sont des outils technologiques qui permettent la recherche, la communication, le partage, d'informations et de contenus.
Ces intermédiaires de l'internet aident l'internaute dans sa recherche, dans l'accès et la sélection des offres culturelles et d'information. Les plateformes de vidéo par exemple ont investi pour mettre leur capacité d'innovation au service du développement de nouveaux modèles qui répondent aux attentes des utilisateurs sur Internet. Il importe donc de supporter la promotion de ces plateformes qui valorisent les contenus (professionnels, amateurs utilisateurs) et bénéficient ainsi à la richesse et à la diversité de l'offre culturelle.
Ce soutien est important car les contraintes et les problématiques en matière de diffusion sur Internet (évolution technologique, financement, etc.) demeurent très fortes.
Alors que les ingrédients techniques et économiques paraissent réunis pour permettre le développement d'une offre légale à même de rencontrer les attentes et besoins des nouveaux utilisateurs, un certain nombre d'obstacles compliquent celui-ci. Ces problématiques doivent être prises en compte de manière urgente dans le contexte d'une politique culturelle tournée vers la distribution en ligne des contenus.
1°) Des modèles tarifaires inadaptés:
En matière de licence de droits, les modèles proposés par une partie de la filière culturelle ne correspondent pas aux nouveaux modes de distribution de contenus et remettent en cause leur viabilité sur le long terme.
Ainsi, pour des modèles de distribution en ligne gratuite financée par la publicité, les revenus générés ne dépendent pas du nombre de fois qu'un contenu a été consulté (visionnage d'une vidéo ou écoute d'une chanson), mais du nombre de fois qu'un utilisateur a effectivement consulté les publicités liées au contenu et/ou cliqué sur les liens correspondant. Ces nouveaux modèles de publicité ont prouvé leur efficacité sur de nombreux supports en ligne, mais ils ne sont comparables, dans leur articulation et dans leur valorisation, ni aux médias traditionnels (télévision, radio), ni aux offres payantes de contenus à la demande (VOD, pay-per-view, iTunes).
Or, certains acteurs de l'industrie culturelle cherchent à appliquer aux plateformes des modèles de licence dépendant soit du nombre de visionnage (à un tarif largement supérieur au revenu généré par le dit visionnage), soit reposant sur un partage de revenus basé sur une assiette beaucoup plus large que les revenus publicitaires générés par les contenus objet de la licence (une fois encore, à un coût donc largement supérieur aux revenus générés par ces contenus). En outre des minima garantis sans rapport avec les revenus générés sont réclamés aux plateformes empêchant au final la signature d'accords et donc l'existence d'une offre légale attractive.
2°) La difficile adaptation des solutions de gestion collective dans l'environnement en ligne: un manque de transparence quant aux répertoires gérés.
On ne peut que regretter un certain manque de transparence des sociétés de gestion collective quant aux répertoires sur lesquels elles peuvent concéder des licences.
A défaut de disposer de cette information, les acteurs de l'Internet sont dans l'incapacité de:
- déterminer à l'avance de quelles licences ils ont besoin afin de pouvoir disposer des droits nécessaires à la fourniture de leur service. Il subsiste alors une incertitude juridique, quand bien même un ou plusieurs accords seraient conclus, avec à la clé un risque économique certain pour les acteurs de l'internet qui conclue des accords sans jamais connaitre précisément les répertoires de ces sociétés;
- valoriser la licence proposée par chaque société et de déterminer si les tarifs proposés sont justifiés;
- bâtir un modèle économique clair et d'assurer son développement.
Ce type de difficultés retarde la mise en œuvre de services innovant à même de proposer aux utilisateurs une offre culturelle attractive en ligne.
3°) La problématique des œuvres dites «orphelines» dans le cadre des projets de numérisation et de référencement du patrimoine culturel.
Un autre obstacle au développement de nouveaux services vient de la problématique des œuvres orphelines pour lesquelles les ayants droits ne peuvent pas être identifiés ou localisés. L'ensemble des acteurs du secteur, à commencer par les bibliothèques, s'accorde à dire que c'est un obstacle à la préservation numérique et la valorisation en ligne du patrimoine culturel français. Cette situation appelle à la mise en œuvre de solutions pratiques préservant les intérêts des ayants droits, tout en permettant l'accès rapide des utilisateurs aux œuvres orphelines.
Alors comment favoriser le développement des offres culturelles légales sur Internet ?
Il semble tout simplement indispensable de soutenir une approche basée sur la coopération entre intermédiaires de l'internet et les différentes composantes de la chaîne de la création culturelle. Cette approche est d'ailleurs privilégiée par la Commission européenne, considérant que l'amélioration de la collaboration entre les titulaires de droits et les intermédiaires de l'internet constitue la solution la plus appropriée pour le développement et le déploiement rapide d'offres de contenus légales. La coopération multipartite est à même d'apporter des solutions adaptées et rapides aux défis qui se posent dans un environnement en constante évolution.
Si certains ont d'ores et déjà rendues publiques des suggestions tendant à opposer les filières culturelles aux acteurs de l'économie numérique, il serait sans doute moins stérile de privilégier une logique de coopération bénéficiant aussi bien à l'innovation technologique qu'à la création artistique. La logique de coopération peut consister par exemple à encourager des accords bilatéraux entre sociétés de gestion collective et intermédiaires de l'internet ou encore à l'élaboration de chartes (par exemple une charte visant à développer l'utilisation des systèmes d'empreintes sur les plateformes d'hébergement de contenus vidéos générés par les utilisateurs).
Avec le soutien des pouvoirs publics, ce système d'empreintes permettrait de développer des services respectant strictement le droit d'auteur et rémunérateur pour l'ensemble des parties-prenantes.
Depuis 2007, un groupe de travail missionné conjointement par les Ministère de la Culture, Ministère de l'Economie et Secrétariat d'Etat chargé du Développement de l'Economie Numérique s'est réuni sous l'égide de Pierre Sirinelli afin d'élaborer une charte entre ayants droit - sur toute la chaîne : auteurs-interprètes, producteurs, diffuseurs... - et plateformes d'hébergement de contenus vidéos visant à développer l'usage de ces dispositifs d'empreintes en France. Il y a un réel enjeu à la création des empreintes pour les œuvres françaises puisqu'elles constitueront un fondement des modèles économiques rémunérateurs pour la filière de la création culturelle.
L'action des pouvoirs publics doit contribuer à créer les conditions garantissant la coexistence et les synergies entre les différents modèles de création, de distribution ou d'hébergement de contenu. Ils doivent éviter de favoriser certains modèles de création ou de distribution de contenus par rapport à d'autres. Le développement d'offres culturelles légales sur Internet viendra de la diversité des modèles proposés, à même de satisfaire les aspirations des utilisateurs. Dans ce contexte, il est crucial de créer un environnement favorable à l'innovation, la création et la diversité en conciliant les différents intérêts en présence, tels que les droits d'auteur et les droits voisins, la liberté d'expression ou la faculté de création des utilisateurs.
L'action des pouvoirs publics devrait également reposer sur la promotion de modes de collaboration entre parties-prenantes. A titre d'illustration, des discussions ont lieu depuis 2008 entre plateformes de partage de vidéos, ayant-droits et associations de consommateurs afin de mettre en place une Charte sur les contenus vidéos créés par les utilisateurs.
Cette charte répond à un double objectif: développer tout le potentiel des plateformes de vidéos pour favoriser l'expression et la créativité des utilisateurs tout en protégeant les intérêts légitimes des ayants-droits et la nécessaire protection des droits d'auteur. La charte est prête: pourquoi ne pas mettre tout en œuvre pour obtenir une signature rapide ?
Les signataires de cette charte française s'engageraient à reconnaitre que le développement des technologies innovantes d'identification de contenu audiovisuel offre un moyen permettant d'améliorer l'exploitation des droits d'auteurs sur les plateformes de partage de vidéo. Ils reconnaitraient également que ces technologies d'identification de contenus audiovisuels requièrent la participation des ayants droit qui souhaitent les utiliser, car seuls les ayants droit savent quels contenus ils possèdent et quelles réutilisations de leurs contenus ils contrôlent juridiquement sur tel ou tel territoire. Ils considèreraient que l'utilisation des technologies d'identification de contenus audiovisuels doit être complétée par un ensemble de principes agréés conjointement pour trouver un équilibre entre leurs intérêts respectifs légitimes, tout en respectant l'intérêt des internautes à s'exprimer et à s'informer.
Cette voie de collaboration permettrait également le développement de modèles économiques innovants et mutuellement profitables pour améliorer la disponibilité et l'utilisation des contenus sur les plateformes de partage de vidéos créées par les utilisateurs, et protéger les internautes dans leur distribution et leur accès aux informations, y compris en proposant de nouveaux formats publicitaires et en travaillant à la recherche de structures innovantes de licences de droit en ligne.
En outre, comme a commencé à le pratiquer le CNC, l'attribution de subventions publiques aux ayants droit dans le cadre de productions audiovisuelles devrait être obligatoirement subordonnée à la génération avérée d'empreintes alimentant les systèmes de fingerprinting évoqués plus haut.
Par ailleurs, pour aider au développement des offres légales en ligne, les pouvoirs publics pourraient instaurer deux nouveaux types de financement:
- Il serait en effet judicieux d'inciter les sociétés de gestion collective à consacrer une part conséquente de leurs frais de gestion à la numérisation des œuvres existantes afin de permettre d'enrichir l'offre légale. Après l'article L. 321-9 du Code de la propriété intellectuelle, il pourrait être ainsi inséré un article L. 321-9-1 ainsi rédigé: « Art. L. 321-9-1. - Ces sociétés utilisent à des actions tendant à la numérisation des œuvres cinématographiques, audiovisuelles et musicales, 15% des sommes perçues par elles au titre de leurs frais de gestion. »
- Il pourrait également être envisagé d'obliger l'industrie culturelle à consacrer une part de ses bénéfices au financement des plateformes françaises de partage de vidéo afin de leur permettre de toujours mieux contribuer à la distribution de la création française. La pérennité de l'industrie culturelle française passe par un renforcement de ses modes de distribution notamment en ligne.
Un écueil à éviter : la taxation des plateformes
La taxation des plateformes ou encore de la publicité en ligne que certains appellent de leurs voeux relève précisément de cette logique de confrontation et serait un mauvais signal adressé à la nouvelle économie de l'Internet. Ce projet aurait pour seul effet de fragiliser un secteur émergent, porteur de croissance mais dont les équilibres pour la majorité des acteurs ne sont pas encore fixés sans toutefois apporter des réelles solutions d'adaptation des industries culturelles au nouvel univers numérique.
Toutes les sociétés de l'Internet ont un modèle économique reposant en partie ou en totalité sur la publicité. Plates-formes de vidéos, de blogs, de musique, médias internet, sites d'informations mais aussi, par effet ricochet, créateurs ou consommateurs seront autant d'acteurs français soumis à cette nouvelle fiscalité. Il convient de rappeler que toute taxation de ce type d'activité rendrait le territoire français hostile aux investissements des acteurs internationaux du numérique et pénaliserait lourdement le développement des acteurs français.
La France jouit pourtant d'un succès remarquable des plateformes technologiques pouvant soutenir le développement d'offres de contenus en ligne. C'est notamment lié à un contexte favorable en termes d'infrastructures haut débit. Il convient donc de souligner que le développement de l'économie numérique et le développement des offres de contenus en ligne sont indissociables.
Pénaliser le développement de ces plateformes en France rejaillirait directement ou indirectement sur les contenus français et serait donc néfaste pour la diversité culturelle. En revanche, favoriser le développement de nouveaux modèles économiques en France favorisera une appropriation précoce de ces nouveaux modèles par les contenus français, au bénéfice de la culture française.
Enfin et surtout, la taxation n'apporterait rien en terme de disponibilité des contenus en ligne.
Il est à noter que, dans une économie numérique globalisée, l'idée de taxer la publicité en ligne - qui revient en fait à taxer les sites internet - n'existe qu'en France. A trop chercher l'exception française, on va obtenir la palme du retard.
Giuseppe de Martino
Image de Une : photo Flickr par Feuillu