Société

Pourquoi vous détestez tant ces connards de cyclistes

Temps de lecture : 7 min

En partie à cause d’abrutis comme moi. Mais surtout à cause de votre cerveau qui manque de logique.

Je suis un connard de cycliste. Je suis cet abruti qui slalome entre les voitures, qui prend les sens uniques à l’envers et qui tourne à gauche quand le feu est rouge. Je suis un danger public sur la route.

Mais ce n’est pas parce que je suis à vélo –je ne vaux pas mieux sur la route le reste du temps. Je suis aussi un chauffard de base au volant d’une voiture, quelqu’un qui considère que les limites de vitesse sont des minimums et qui insulte ceux qui osent ne pas être d’accord. À pied, c’est tout aussi lamentable: je suis un de ces piétons-zombies connectés à leur smartphone qui traversent n’importe où, totalement coupés du monde au-delà de leur écran lumineux. Dès que je bouge, je suis un accident en puissance.

Le vélo est mon principal moyen de transport, alors chaque fois que quelqu’un dit du mal des cyclistes je me sens particulièrement mal. Le fait est que contrairement à moi, la plupart des cyclistes sont courtois, prudents et respectueux des lois; ils partagent volontiers la route et s’en sortent parfaitement bien.

Chute des accidents mortels

La Bicycle Coalition of Greater Philadelphia a étudié les habitudes des cyclistes dans certaines des rues les plus fréquentées de Philadelphie et utilisé des moyens de mesure bruts pour évaluer le degré de connarditude des cyclistes: elle a compté le nombre de fois où ils roulaient sur le trottoir ou empruntaient des sens uniques à contresens. Les moyennes pour toute la ville en 2010 étaient de 13% pour les trottoirs et de 1% pour les contresens dans 12 lieux où les cyclistes ont été observés, une baisse par rapport aux 24% et 3% de 2006. Il n’y a aucune raison de penser que les cyclistes de Philly sont particulièrement respectueux –nous ne sommes pas une ville réputée pour son respect des autres et notre mépris pour le code de la route est notoire dans tout le pays. Peut-être la réponse la plus simple est-elle aussi la bonne: les cyclistes sont de moins en moins agressifs.

Une récente étude par des chercheurs de Rutgers et Virginia Tech vient étayer cette hypothèse. Les données récoltées dans neuf grandes villes d’Amérique du Nord montrent que même si le nombre total de trajets à vélo a triplé entre 1977 et 2009, le nombre d’accidents mortels pour 10 millions de ces trajets a baissé de 65%. Si un certain nombre de facteurs contribuent à faire baisser le taux d’accidents, notamment l’utilisation croissante du casque et la multiplication des pistes cyclables, le fait que les cyclistes soient moins agressifs y a sûrement contribué.

En dépit de ces statistiques, beaucoup de conducteurs estiment que tous les cyclistes sont des connards comme moi. En pensant comme ça, ces automobilistes font une généralisation abusive, un peu comme lorsqu’on dit: «Bien sûr qu’il m’a battu au basket –il est asiatique comme Jeremy Lin et Yao Ming [deux célèbres joueurs NBA, ndlr].» Bon, vous vous dites peut-être que vous avez vu plus d’un ou deux cyclistes suicidaires dans la journée –que ces cafards sur roues sont une véritable plaie qui demande quasiment à être écrabouillée en sautant dessus à pieds joints (et par «pieds joints» vous voulez dire «avec mon Yukon Denali»).

L'émotion prime sur la logique

Tout d’abord –wow, c’est d’une violence très dérangeante ce que vous dites-là. Ensuite, votre estimation du nombre de cyclistes qui se conduisent comme des connards et du degré de leur connarditude est faussée par ce que des économistes du comportement comme Daniel Kahneman appellent l'heuristique d'affect, qui est une manière compliquée de dire que les gens émettent des jugements en se fiant à leurs émotions plutôt qu’à la logique.

L’heuristique d’affect explique comment nos cerveaux remplacent une question difficile (dont la solution nécessiterait l’usage d’une logique rigoureuse) par une autre plus facile. Quand nos émotions sont impliquées, nous nous jetons sur des conclusions toutes faites au lieu d’exercer l’effort mental de réflexion nécessaire pour trouver une réponse sur mesure. L’heuristique d’affect aide à comprendre pourquoi il existe encore des birthers aux États-Unis [qui mettent en doute la nationalité d’Obama] alors que le président américain a publié son certificat de naissance –il s’agit là d’une question émotionnelle négative puissante sur laquelle beaucoup ont déjà pris une décision. En ce qui concerne les cyclistes, une fois qu’un clown à deux roues a manqué se tuer avec votre voiture, vous décidez furieusement que les cyclistes sont des connards, opinion qui sera difficile à ébranler malgré tous les faits, statistiques ou arguments susceptibles de prouver le contraire.

Les AVC tuent deux fois plus que tous les accidents, mais 80% des personnes interrogées estiment que la mort accidentelle est plus probable

Si vous conduisez en ville, vous avez sûrement déjà été terrorisé par un taré qui zigzaguait dans les bouchons tel un Frogger sur un fixie. Les événements aussi chargés émotionnellement sont bien plus prégnants dans notre mémoire associative que les faits banals, comme un cycliste qui pédale gentiment à côté de notre véhicule. L’heuristique de l’affect est imprégnée de biais de négativité –le fait que les événements négatifs marquent davantage que les positifs. Il pousse à surestimer à la fois la quantité et la gravité des occurrences contrariantes, comme passer à deux doigts de salir votre pare-brise avec du sang de hipster.

Tornades vs asthme

Vous ne me croyez pas? Voyons, à votre avis, qu’est-ce qui cause le plus de décès: les AVC ou la totalité des accidents? Les tornades ou l’asthme? La plupart des gens répondent les accidents et les tornades, et ils se trompent. Dans Thinking, Fast and Slow, Kahneman pose ces mêmes questions à son lecteur avant de révéler que «les AVC tuent deux fois plus que tous les accidents, mais 80% des personnes interrogées estiment que la mort accidentelle est plus probable. Les tornades sont considérées comme des tueuses plus efficaces que l’asthme, alors que ce dernier tue 20 fois plus.»

Les gamins qui foncent à vélo sont nos tornades urbaines –des événements plutôt rares et très contrariants qui nous restent coincés dans la gorge plus longtemps qu’ils ne le devraient, et qui ont l’air de plus gros problèmes que ce qu’ils sont en réalité.

En outre, utiliser le vélo comme principal moyen de transport –je ne parle pas des cyclistes du dimanche, là– est un concept étranger à de nombreux automobilistes, ce qui les rend plus sensibles aux différences perçues entre eux. Les fausses connexions entre caractéristiques particulières comme la géographie, la couleur et la religion d’un côté, et les qualités humaines d’une personne de l’autre sont un travers extrêmement courant. C’est parfois bienveillant («Les Mormons sont vraiment polis»), d’autres fois un peu moins («Les républicains détestent les pauvres.») Mais dans ce cas, c’est une voie à sens unique: bien que la plupart des Américains ne fassent pas de vélo, les cyclistes, eux, sont moins susceptibles de porter des jugements à l’emporte-pièce sur les automobilistes car la plupart d’entre nous roulons aussi en voiture.

Compulsez les statistiques!

«L’altérité» des cyclistes les distingue, ce qui aide les automobilistes à cimenter leurs conclusions négatives. C’est aussi la raison pour laquelle des opinions comme «les chauffeurs de taxi sont horribles» et «les automobilistes du new Jersey conduisent comme des pieds» sont monnaie courante, mais qu’on n’entend pas souvent affirmer: «Tous les automobilistes sont nuls.» Les gens n’aiment pas se mettre dans le même panier qu’un groupe qui leur inspire des conclusions négatives, donc inconsciemment, nous commençons par chercher une caractéristique qui nous différencie.

À chaque fois qu’un cycliste joue au cascadeur à deux balles, l’heuristique de l’affect en rajoute une couche qui renforce les biais préconçus. Or, l’inverse n’est pas vrai: la conviction que les cyclistes sont d’incontrôlables dangers ambulants n’est en rien diminuée par l’observation répétée de pratiques prudentes et respectueuses. Les faits et les arguments logiques qui ne se conforment pas à notre conclusion émotionnelle sont écartés ou ignorés. Mais nous ne sommes pas condamnés à nos préjugés initiaux: lorsqu’une personne se rend compte de ses a priori, elle devient plus capable de déclencher des processus de pensée rationnelle pour vaincre l’heuristique d’affect et rejeter ses conclusions inexactes. Alors, bouffeurs de cyclistes, compulsez les statistiques!

Cela me laisse penser que ces tout nouveaux cyclistes pédalent de manière moins agressive que la vieille garde urbaine des coursiers et des candidats au Tour de France

Connards en voie de disparition

Comme le montrent les recherches, de plus en plus d’actifs échangent leurs badges de parkings contre des cadenas de vélos. À la lumière de ces chiffres, il est réconfortant d’apprendre que le nombre d'accidents mortels par trajet à vélo a diminué à Philadelphie, New York et ailleurs. Cela me laisse penser que ces tout nouveaux cyclistes pédalent de manière moins agressive que la vieille garde urbaine des coursiers et des candidats au Tour de France.

Si la tendance actuelle se poursuit, les connards de cyclistes dans mon genre deviendront une minorité encore moins visible. Et certains d’entre nous essaient de s’améliorer. J’ai reconnu que mon mauvais comportement en empêche d’autres de se mettre au vélo et empêche aussi les politiciens de faire des investissements importants pour moi, dans plus de pistes cyclables par exemple. Alors j’ai arrêté de rouler sur les trottoirs et j’essaie de tourner à gauche en grillant le moins de feux possible. Mais ça fait vraiment très longtemps que je me conduis en abruti. Alors automobilistes, piétons et vous, mes frères cyclistes, écoutez-moi: je suis désolé.

Vous voyez, est-ce que les cyclistes ne sont pas les plus aimables personnes du monde?

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