Kamid el-loz, plaine de la Beqaa, Liban
Il a chancelé un peu puis s’est redressé sur le canapé noir. Mohammad* a regardé à travers moi; personne ne m’a jamais regardée comme ça. Et il a dit:
–«Mais pourquoi veux-tu changer mon nom? C’est mon histoire, on ne me volera pas mon histoire.»
J’ai scruté autour de moi comme si je pouvais trouver une réponse accrochée au mur, quelque part, n’importe où. Je lui ai juste demandé s’il souhaitait choisir son pseudonyme. Mohammad n’a que trente-cinq ans mais comme de nombreux réfugiés syriens, il a un visage à la peau hâve et aux yeux vidés de toute jeunesse. Il porte une barbe noire et ses cheveux presques ondulés recouvrent une partie de ses oreilles. Nous étions assis face à face, dans cette salle de rien du tout au mobilier sommaire avec une porte pour unique ouverture. Un canapé, deux chaises d’enfants en plastique vert fluo, une table basse sur laquelle se trouve une boîte de mouchoirs, rien d’autre.
Il y a un peu plus de quatre mois, Médecins du Monde Liban acceptaient mon projet: je voulais raconter ce que la guerre en Syrie et l’exil font aux hommes et plus particulièrement aux pères. Seules les femmes et les enfants sont considérés comme des personnes vulnérables par la plupart des ONG. Par conséquent, peu d’entre elles mettent en place des programmes d’aide ou d’écoute pour les hommes. La vie des hommes syriens en tant que telle est sous documentée. On ne sait que peu de choses de leurs traumatismes, de la redéfinition de leur place de pères dans l’espace privé en exil, des humiliations qu’ils peuvent subir dans les pays d’accueil, comme au Liban où ont trouvé refuge plus d’1,3 millions de Syriens, de l’absence de soutien spécifique et ses conséquences. On leur demande rarement quels sont les effets concrets de toutes ces choses sur leur vie, et leur personne, en tant qu’hommes.
Je me rendrais donc une fois par semaine au centre de soin de Kamid el-loz (plaine de la Beqaa) et me grefferais aux séances d’une psychologue, Noëlle, pour conduire mes entretiens individuels avec des hommes. L’ONG a mis deux conditions à cela: conserver leurs anonymats et ne pas aborder la politique syrienne.
«Nous les hommes, on est censés tout garder pour nous»
La première fois que nous nous sommes vu, Mohammad m’a confié: «J’ai un besoin essentiel de parler. Pas par faiblesse, mais parce que beaucoup de choses ont changé. Mais nous les hommes on est censés tout garder pour nous».
«Dans la société syrienne, analyse Noëlle, l’homme doit être fort, il ne doit pas pleurer, doit tout contrôler et doit savoir tout dépasser sans difficultés. En psychologie, il n’y a pas de personne forte ou de personne faible, il y a une personne qui arrive ou non à s’adapter à une situation. L’attention est normalement portée sur les femmes et les enfants, surtout dans les groupes de parole, mais ça leur fait du bien aux hommes comme Mohammad de pouvoir parler de leurs problèmes et de bénéficier d’un peu d’attention dans des séances individuelles.»
Noëlle le prend en consultation au moins une fois par mois dans cette minuscule pièce sans fenêtres du centre de soin de Kamid el-loz. Depuis son arrivée dans l’ONG en juin 2013, la psychologue de trente-quatre ans se rend dans la Beqaa chez des Syriens nécessitant un soutien psychologique dans les camps informels ou les appartements prêtés par des ONG ou les Nations-Unies. Elle a rencontré Mohammad pour la première fois il y a sept mois. Elle a été le voir chez lui et n’a eu besoin de poser aucune question, il a raconté sa vie d’une traite, sans même prendre le temps de respirer.
Mohammad livre son récit par brèves rafales comme si il avait peur de ne pas avoir le temps de finir. Il choisit chacun de ses mots avec précaution et les prononce lentement d’une voix douce. Face à lui, j’ai constamment peur que mes questions soient trop intrusives, de le blesser par l’utilisation d’un mot un peu gauche, comme à la première séance lorsque je lui demande:
– «Quand as-tu fui Damas?» [ أمت هربت من دمشق؟ ]
Mohammad tressaille à la formule maladroite que je viens d’employer et décroise ses mains pour les frotter sur ses cuisses. Il se reprend, esquisse un mouvement vers l’arrière et s’empresse de répondre d’une voix plus étouffée qu’il n’aurait voulu:
– «J’ai pas "fui" [هربت], j’ai "quitté" [تركت].
Partir pour être père
Elle est fragile, son histoire. C’est celle du combat intérieur d’un homme déchiré par la guerre et l’exil. En plus du traumatisme de la guerre et de la perte de ses proches, le départ a été un autre choc pour Mohammad. Il fut précipité et obligé. «On l’a "déraciné", précise Noëlle. Au début Mohammad pensait qu’il serait de retour en Syrie un ou deux mois plus tard. Maintenant, trois ans après, il a compris qu’il était loin de revenir dans son pays. Et il essaie d’apprendre à vivre avec.»
«Tu sais, si on restait, elle allait finir par grandir sans père», poursuit Mohammad.
«Elle», c’est Cham, quatre ans. Elle porte le nom «Damas» en hommage à cette ville qui fait tant briller les yeux noisettes de Mohammad. Il dit qu’elle court dans tous les sens comme une libellule, qu’elle est plus vive que toutes ses copines de son âge et que Dieu lui a donné la plus belle des qualités, l’empathie. Un jour l’enfant a demandé 1.000 livres libanaises (60 centimes d’euros) pour acheter des bonbons. Le lendemain Mohammad est rentré sans le sou et sans pain. Cham est allée chercher son pyjama et en a sorti le billet vert qu’elle a rendu à son père.
Il y a neuf mois, Hala est née. Mais pour Mohammad, ses filles forment un tout, sa seule et unique raison de vivre. Alors quand il parle des deux, il utilise un singulier.
Dès la première séance il avait lâché le mot «torture». C’était à peine un souffle, un son prononcé avec urgence. Mohammad n’a jamais combattu, n’a pas pris position dans le conflit, il n’a fait que servir d’exemple. Comme de nombreux syriens, il a été arrêté sans réelle raison, pour lui faire peur ainsi qu’à sa famille ou pour obtenir une rançon. Arrêté cinq fois, torturé cinq fois. La dernière c’était en 2013. Il est rentré chez lui tellement «brisé» que Cham ne l’a pas reconnu tout de suite. Lentement et en silence, l’enfant de quelques mois a tâté chaque partie du visage de son père.
– «J’ai compris qu’il fallait quitter la Syrie sans attendre.»
Fantômes
Certains Syriens disent que les morts qu’on a vus et la torture qu’on a subie restent toujours là et que les deux font naître en vous de longs échos. Leurs fantômes s’invitent alors à la table des émotions, rongent les sens et creusent des sillons au plus profond des coeurs. Il en a gardé les tempes grises, Mohammad.
– «Le souvenir de la torture est là, partout, tout le temps, comme un film qui revient en boucle».
Ses paroles se cognent dans chaque recoin de la pièce comme pour en repousser les murs. Elle est trop petite pour son histoire. A peine six mètres carrés.
Cinq ans que Mohammad ne sent plus rien que la fatigue et la peur. Il a perdu beaucoup, surtout des gens. Mais dans la Beqaa, chaque matin, ce grand syrien boit son café brûlant, bouilli trois fois avec de la cardamome. Un geste simple pour se rappeler que ça, il l’a choisi. «De toute façon, tu ne peux ni oublier, ni faire semblant d’oublier.»
Quand un homme arrive dans la Beqaa sans sa famille, comme Mohammad, il doit remplacer et prendre le rôle de tous les autres hommes et la pression sur lui est démultipliée
Mohammad vit avec sa femme et ses deux filles à Kamid-el-loz, dans un studio d’une dizaine de mètres carrés financé par les Nations-Unies. Ça ne se passe pas très bien avec sa femme depuis qu’ils ont quitté la Syrie et le reste de sa famille est toujours à Damas alors le plus dur pour lui, c’est la solitude. «La guerre redéfinit la relation entre le père et les enfants aussi parce qu’en Syrie, la famille au sens large est sacrée, explique Noëlle. L’oncle et le grand-père participent aussi à l’éducation. Or quand un homme arrive dans la Beqaa sans sa famille, comme Mohammad, il doit remplacer et prendre le rôle de tous les autres hommes et la pression sur lui est démultipliée.»
Enfermement et humiliations
Bien que ses papiers soient en règle, Mohammad sort peu par peur des autorités libanaises et des humiliations constantes qu’elles font subir aux réfugiés syriens. Début janvier, il s’est fait arrêter. Un soldat lui a demandé de sortir du bus lentement, que chacun le voit. En bas de la dernière marche, le bidasse lui a demandé de se mettre sur le côté et ne lui a rendu ses papiers qu’après que le bus avait repris la route sans lui.
– «Là, j’ai pris conscience que je ne pouvais pas m’énerver. J’ai fait tout ce que je pouvais pour me contrôler.»
Mohammad serre son poing de toutes ses forces, le recouvre de l’autre main et agite les deux pour mimer la force qu’il n’a pu libérer.
– «Ici je suis pris au piège. A Damas, si j’avais envie d’un café, j’allais prendre un café. Je me déplaçais comme je voulais. Je n’avais pas une voiture, j’avais cent voitures. Il me suffisait d’appeler n’importe lequel de mes amis pour qu’on vienne me chercher. Je choisissais les secondes qui rythmaient ma vie et je crois que ça c’était une forme de liberté. Ici les journées s’enchaînent et se ressemblent.»
Au Liban, Mohammad est susceptible et fatigué. Il souffre de ne plus avoir le choix de l’endroit dans lequel il vit, de ses déplacements ou de ses dépenses, cela se traduit par des sautes d’humeur et des accès de colère. Un peu comme si sa vie lui échappait désormais. Il en parle en baissant la tête vers ses mains, les doigts recroquevillés.
– «Même ma fille a peur de moi. »
Elle craint les cris de son père lors des disputes avec sa mère et l’ombre qui se pose souvent sur la pupille de Mohammad, même s’il n’a jamais levé la main sur elle.
Quand il étouffe trop, Mohammad descend dans l’atelier qu’on lui a prêté au rez-de-chaussé de son appartement de Kamid-el-loz. «Il fuit son foyer pour ne pas se confronter à sa femme», pense Noëlle.
Cet atelier est devenu son refuge, c’est le seul endroit où Mohammad se sent libre. C’est là qu’il peint les meubles qu’il vend. Ce qu’il aime, c’est le bois travaillé, les couleurs qui se mélangent et le mobilier qui prend vie en trouvant place dans le cocon d’une famille. Peindre des meubles, il fait ça depuis vingt-trois ans.
Il se lève doucement du canapé et s’approche en souriant, son téléphone dans la main. Sur l’écran défile une vidéo de l’intérieur de son atelier. L’image se déplace lentement de gauche à droite: un sommier blanc avec une fleur dessinée sur la tête de lit, dans le fond une armoire verte, devant, une table noire. Je lui demande:
– «Et tes meubles à toi, comment sont-ils?»
Il baisse la main tenant son téléphone et relève la tête, l’air surpris.
– «Une armoire à deux portes et trois tiroirs. Ma vie au Liban est temporaire, alors à quoi bon m’installer?»
Mohammad retourne chercher sa casquette laissée sur le canapé avant de poser sa main sur la poignée de porte dorée. De l’autre côté, un autre patient de Noëlle, Omar, est déjà là, à attendre dans le couloir. Son père l’accompagne mais ils ne se parlent pas. Il a le regard brillant et bouleversé. Mes yeux interrogent Omar:
– «Rien de spécial, on vient de se disputer. Il est trop sensible.»
*Les prénoms ont été changés.
Cet article est le premier volet d'une enquête en trois parties sur la façon dont la guerre redéfinit les masculinités. Elle a été menée entre octobre 2015 et janvier 2016. Vous pouvez découvrir ici le deuxième volet: «L'impossibilité d'être père», et le troisième, le droit à l'écroulement.