La photo avait fait le tour du monde (ou presque). En avril, deux lions avaient été photographiés en train de se grimper dessus, ajoutant à la (très) longue liste de comportements homosexuels observés dans «la nature» et contredisant, par la même occasion, ceux qui estiment ces comportements «déviants» et «anti-naturels». Quelques jours plus tard, un article du National Geographic semait encore un peu plus le trouble: selon toute vraisemblance, les lions amoureux étaient en réalité un lion et une lionne à crinière (tenu pour un attribut masculin), un phénomène observé à de nombreuses reprises et depuis de nombreuses années au Botswana.
En passe d'être publiée dans l'African Journal of Ecology, une étude menée par cinq chercheurs internationaux dirigés par Geoffrey D. Gilfillan, psychologue de l'Université du Sussex, est la première à proposer une synthèse de ces observations. Elle porte sur cinq lionnes «masculinisées» et nous en dit énormément sur ces petits arrangements avec le genre que nous avons tendance à croire, au choix de notre localisation idéologique sur l'échiquier de l'anthropocentrisme, «contre-nature» ou spécifiques aux êtres d' «entière culture» que seraient les humains. Soit, en l'état actuel de nos connaissances scientifiques, les deux faces d'une même erreur.
Pour la plupart, ces lionnes, issues de troupes différentes, ont été systématiquement suivies pendant deux ans, entre mars 2014 et mars 2016, à raison de six heures par jour. Trois d'entre elles vivent dans la réserve de Moremi, qui protège un bon tiers du delta de l'Okavango, les deux autres évoluent à l'extérieur du parc, mais toujours dans la même région —c'est le cas de Mmamoriri, qui arbore la crinière la plus développée du groupe. SaF05 est un peu moins spectaculaire dans son apparence, mais reste la lionne à barbe chez qui les scientifiques notent les comportements les plus «masculinisés». Pour cette dernière, les données sont les plus complètes et courent sur huit ans.
«Si SaF05 est globalement femelle dans son comportement –elle reste avec sa troupe, elle copule avec des mâles– elle manifeste aussi quelques comportements masculins, comme le fait de marquer son territoire, de rugir, ou de monter d'autres femelles», précise Gilfillan.
Des femelles qui ne l'entendent pas de cette oreille puisque, comme le notent les chercheurs «aucune des femelles sans crinière n'a initié ces rapports et toutes les tentatives de copulation homosexuelle ont soit été ignorées par leurs destinataires, soit accueillies avec agressivité».
La crinière d'un lion est un pur produit de la sélection sexuelle. D'un point de vue intersexuel, les lionnes préfèrent les lions dotés de crinières fournies et sombres. Et d'un point de vue intrasexuel, les lions clairs et clairsemés des rouflaquettes sont des victimes de choix pour leurs congénères et néanmoins concurrents. Idem pour le rugissement, qui s'il est pratiqué de temps en temps par les femelles, sert surtout aux mâles pour attirer des partenaires et asseoir leur domination sur la troupe et ses environs. Pareil pour le marquage, une technique de communication territoriale qu'ont en commun de nombreux mammifères. Sur ce plan, les attitudes de SaF05 sont typiquement masculines, comme lorsqu'elle se frotte la tête à la végétation ou asperge les environs d'urine.
Des lionnes plus promptes à l'infanticide
Autre attitude «étrangère» à son sexe: l'infanticide. Si les lions sont connus pour tuer des bébés quasiment à tour de patte –une technique éprouvée pour expulser les gènes des concurrents et rendre les femelles plus vite fécondables–, les femelles sont ici largement plus pacifiques. Pas SaF05. Un jour, elle s'est «vengée» d'une troupe voisine qui lui avait volé le fruit de sa chasse –un zèbre– en allant tuer deux de ses lionceaux.
En huit ans, on aura vu SaF05 s'accoupler à 15 reprises avec 7 lions issus de 5 coalitions (ou clans fraternels), sans jamais tomber enceinte. Idem pour les autres lionnes à crinière: elles s'accouplent «normalement», mais n'arrivent visiblement pas à être fécondées. Ce qui pointe vers une cause biologique du phénomène. En particulier, une mutation génétique quelconque pourrait augmenter les concentrations en testostérone de ces lionnes-lions –c'est l'hypothèse que propose Gilfillan, vu que ces lionnes appartiennent à la même famille élargie.
Il y a aussi la possibilité de malformations ou de maladies des ovaires. En 2011, Emma, une lionne âgée de 13 ans des Jardins zoologiques nationaux d'Afrique du Sud, avait, elle aussi, vu sa crinière pousser. Les vétérinaires avaient suspecté un problème ovarien et vu juste: après l’ovariectomie, la crinière d'Emma avait filé à l'anglaise. À la biopsie, ses gonades avaient révélé des cellules «atypiques», c'est-à-dire se retrouvant normalement dans les testicules léonins.
Pour autant, «cela n'a sans doute rien de préoccupant», fait remarquer Luke Hunter, biologiste et président de Panthera, une organisation internationale de protection des grands fauves. «Si les femelles sont visiblement infertiles, cela ne semble pas les empêcher de vivre longtemps et en bonne santé. Et sur le plan de la conservation, rien n'indique que cette tendance soit à la hausse et qu'elle relève un jour d'autre chose que du phénomène rare et localisé».
Pour retracer la piste hormonale ou autre susceptible de l'expliquer, Vincent Savolainen, biologiste de l'Imperial College de Londres conseille quant à lui de se tourner vers le génome du chat domestique, où «quelques gènes de masculinisation des femelles ont été documentés».
Dans tous les cas, les hypothèses de la punition divine ou de la «subversion performative» semblent sérieusement écornées.