Il y a quelque chose de gênant dans ce hesped universel qui accompagne Shimon Peres –le hesped, l’éloge funèbre né des traditions juives, où c’est un commandement divin de célébrer la beauté des hommes.
Quelque chose de gênant, tant ces mots plus grands que nous– «prophète de la Paix», ce genre de chose- que répètent les doux maîtres du monde, écartent Peres de sa vérité, pour l’inscrire dans une aimable légende, le Graal de la paix jamais atteinte. Shimon Peres, s’il fut grand, ne le fut pas pour nous complaire –pacifiques occidentaux peinés par le chaos guerrier.
Le patriote
Il agissait, lui, pour le bien de son peuple et de son pays: un patriote avant tout, un nationaliste pragmatique, et c’est pour cette identité qu’il appartenait au monde, et que le monde pourrait le reconnaître. Dire que ce n’est pas le pacifiste qui était aimable, mais l’Israelien… Il avait été un enfant juif de Vicheneva, en Biélorussie, qui accompagnait son grand-père à la shoule, dans un univers aujourd’hui détruit. Sa famille avait émigré en Palestine en 1934, pour découvrir une terre qui s’échappait de l’Orient pour devenir juive et moderne, et ensuite un Etat appelé Israel, dont il serait un dirigeant. La vérité de Peres était là. Il était un sioniste, acteur et militant de cette pensée politique que l’on masque à sa mort comme un mot dont on ne sait que faire, tant il attire l’ignorance et la détestation. Il était sioniste, donc un ouvrier d’un Etat juif, pour les juifs, complexe et inabouti comme toutes les constructions humaines, mais dont l’existence et la force étaient son objectif. La Paix, pour cet Etat, en découlait simplement. Pour cet Etat, et pour les juifs qu’on ne tuerait plus en vain.
Il y a un peu moins de vingt ans, en 1997, dans un moment de jachère de son parcours politique, Shimon Peres s’était amusé à un livre édifiant et fantastique, Le Voyage imaginaire, où il s’imaginait accompagner Theodore Herzl, l’inventeur du sionisme, dans un voyage dans l’Israel réel. Il s’y référait à un vieux conteur yiddish!
«Herzl reviendra et je l'accompagnerai en me murmurant à chaque pas cette phrase de Cholem Aleichem: "J'ai rêvé un rêve". Avec le père de l'Etat juif, nous rêverons de concert, l'espace de quelques jours, un rêve aux couleurs chatoyantes, ses retrouvailles ou plutôt sa découverte du bien le plus précieux qu'il ait légué en héritage à son peuple, une terre et un Etat.»
Le prophète pragmatique
Déjà sanctifié vivant par la communauté internationale, comme l’inventeur des accords d’Oslo et le compagnon du martyr Itzhak Rabin, Peres avait pourtant été rejeté par son pays, battu aux élections de 1996 par Benjamin Netanyahou, déclinaison israélienne des néo-conservateurs américains. Suspect de naïveté, voué aux gémonies par les faucons qui allaient saboter son oeuvre, Peres voulait affirmer son nationalisme. Le livre était enthousiaste et amusé, assumant tout, et Peres, ravi, imaginait le sage Herzl interloqué par le culte de Tsahal, l’armée israélienne: «Je me demande si tu n’est pas devenu une espèce de Junker juif, avec toute tes vantardises sur ton armée». Un Junker, un fana-mili germanique, lui, le Prophète de la Paix?
Peres revendiquait tout. Ce qui l’opposait à Netanyahu n’était pas moral, mais politique. Les démagogues de son pays excitaient les foules contre sa paix? Les foules sont idiotes et les nationalistes si souvent brouillons. Peres prétendait être meilleur patriote et gardien d’Israel, par son réalisme et ses visions, que les démagogues. Il n’était pas un tendre.
Ce qui opposait Peres à Netanyahu n’était pas moral, mais politique
Shimon Peres fut ce jeune haut fonctionnaire à qui David Ben Gourion, premier ministre et fondateur du pays, confia une part de la survie d’Israel: l’alliance française, alors déterminante, qui fournit à l’Etat juif les armes des ses victoires de 1956 et 1967, et l’énergie nucléaire de son ultime garantie. Shimon Peres fut ce soldat d’Israel, sans l’uniforme, qui irait jusqu’en Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, chercher des alliances pour la sécurité des siens. Il fut ce chef de gouvernement à la main trop lourde, qui fit bombarder le Sud-Liban du Hezbollah et tuer, par erreur, des dizaines d’innocents à Cana, en 1996. Il fut cet homme d’Etat protégeant de son aura un pays déstabilisé sur la scène internationale, après la deuxième Intifada. Lui, l’homme des accords d’Oslo, avait rejoint Ariel Sharon au pouvoir: les deux hommes avaient eu le même père en politique, David Ben Gourion, et partageaient l’idée que l’Etat était la valeur suprême.
La Paix, là-dedans? Elle ne fut pas un choix insincère; au contraire, déterminant: mais justement, elle fut un choix politique. Elle n’était pas un bien supérieur, une catégorie morale transcendante, mais un raisonnement. Il faut la Paix, avec le monde arabe et les Palestiniens, pour que l’Etat juif ne se perde pas dans une solitude périlleuse. Il faut la paix parce qu’elle est rendue possible par la puissance. C’est parce que la centrale nucléaire de Dimona donnait à Israel la puissance suprême que l’Egypte de Sadate était venue négocier: Peres l’affirmait.
Aimer Peres
Etait-il un prophète? Il s’y essayait, mais dans un registre raisonné. Theodore Herzl avait imaginé dans un roman d’anticipation, Altneuland ce que serait l’Etat juif. Shimon Peres, quelques mois après les accords d’Oslo, composait à son tour une utopie, Le nouveau Moyen-Orient, dans lequel il faisait de l’économie et du développement la clé du futur. Oslo n’était que la première étape d’une construction de la co-prospérité. Peres était dans la pensée de ce temps, libéral et mécaniste, mondialiste, clintonien. Il inscrivait Israel dans la prospérité moderne, bientôt dans le nouveau monde d’internet et de facebook, cette universalité virtuelle.
Il n’était pas l’ami des Palestiniens, mais se posait parfois comme leur protecteur raisonnable, avec un zeste de colonialisme bénévolent
Il n’était pas l’ami des Palestiniens, comme on l’imaginerait d’un pacifiste, mais se posait parfois comme leur protecteur raisonnable, du côté de la force bienveillante, la force pourtant, avec un zeste de colonialisme bénévolent, en dépit de phrases justes. Il ne se trompait pas de registre. Il était de son monde et de son pays. L’historien Zeev Sternhell avait écrit, jadis, une histoire saisissante des gauches sionistes, Aux origines d’Israel, montrant comment l’idéologie qui les animait avait cédé au pragmatisme étatiste. Ben Gourions et ses successeurs n’avaient pas construit le socialisme mais un pays, troquant le kibboutz contre l’armée, la bourgeoisie, la diplomatie. Shimon Peres, élégant, raffiné, courageux, ambitieux, politique, francophile, utopiste, pacifique, était de cette gauche de l’Etat. Il est d’autres gauches, par le monde, qui en tiennent pour le libéralisme et la patrie, et prétendent faire simplement un meilleur travail que les droites… Il y a bien des raisons d’aimer Shimon Peres, pour ce qu’il nous dit de nous-mêmes.
Ce n’est évident dans ce que l’on entend, aujourd’hui. Son âme est-elle flattée de tant de mots, ou bien Szimon Perski, qui découvrait fièrement la Tel-Aviv blanche et nette de son enfance, le «petit Paris» des sionistes, ces juifs enfin libérés de l’Exil, pense-t-il simplement aux siens? Dites prophète, si vous voulez. Dites «Paix», autant que vous souhaiterez. Dites Israel, Etat, sionisme, judaïsme, et vous serez un peu plus juste, quand vous commémorez cet homme. Aimez Shimon Peres pour ce qui fut son oeuvre, l’existence de ce Pays, Israel, et admettez que son existence même est importante pour l’humanité, quelles que soient ses fautes et ses imperfections? C’est un peu plus complexe, mais quel bel exercice de vérité.