Fière bâtisse de 20.000 mètres carrés trônant le long du canal de l'Ourcq, l'ancien bâtiment des Magasins Généraux, à l'abandon depuis 2000, était surtout connu ces dernières années pour abriter une impressionnante collection de graffitis.
Désormais nettoyé de ces excentricités, la proprette réhabilitation de l'architecte Frederic Jung aurait presque pu se confondre avec n'importe quelle construction de bureau. C'était sans compter sur le cœur de métier de ses nouveaux occupants. Un art de raconter des histoires qui offre à l'entreprise, à partir d'un simple déménagement, «la meilleure campagne de publicité qu'elle pourra faire pour elle-même», dixit Mercedes Erra et Rémi Babinet, présidents de BETC.
Les bureaux réhabilités / David Abittan
Comme il y a quinze ans, tandis que l'agence quittait Levallois-Perret (92) pour le –alors populaire– dixième arrondissement de Paris, la presse n'a effectivement pas manqué ces derniers jours de s'enthousiasmer du transfert de BETC depuis la capitale vers «l'autre côté du périph’».
À croire que le discours de l'entreprise a porté ses fruits, celle-ci répétant à l'envi le rôle qu'elle entend jouer dans le développement de «ce nouveau quartier de Paris», depuis la «dynamisation du territoire urbain» jusqu'à l'émergence d'une «culture post-périph». À ce rythme, les livres d'histoires situeront bientôt la découverte de Pantin en l'an 2016, par le grand explorateur BETC.
Plus de place de que collaborateurs
Mais aujourd'hui comme il y a quinze ans, la fable qui accompagne le déménagement ne se limite pas à la seule audace de la destination. Les espaces de travail eux-mêmes en font également partie.
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En 2000, la marque avait réussi à intéresser les journalistes à son précédent bâtiment en mettant en avant notamment «la création de zones d'intimité et de concentration» –alcôves colorés disposés à l'écart des open-spaces– et la volonté affichée alors «de faire se rencontrer les talents, de favoriser les interactions» à travers l'organisation des espaces.
Depuis, on a trouvé les mots justes pour définir le processus: «casser les silos». Tous ceux qui se relaient pour présenter le lieu n’ont que ces mots à la bouche, et vantent un système de «bureaux libres». L'entreprise a fait le choix de ne pas attribuer de bureau permanent à ses employés, chacun étant invité à réserver la place qu'il occupera durant la journée.

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Les «bureaux non-attribués» ne sont plus au stade de l'expérimentation. Voilà plus de vingt ans que des entreprises, les boîtes de conseil notamment, fonctionnent avec des postes de travail temporaires. La principale différence étant dans le nombre de postes disponibles. Chez BETC, on nous le dit et on nous le répète: «il y a plus de places que de collaborateurs». Le nombre exact reste assez flou, selon que l'on y intègre les salles de réunion et autres boîtes insonorisées.
«Tiens, j'ai été en retard deux fois cette semaine»
Pour Elisabeth Pélegrin-Genel, architecte et psychologue du travail auteure de Comment (se) sauver (de) l’open-space (éd. Parenthèse), les seuls «bureaux libres» ne seraient pas forcément à voir d'un mauvais œil. Les conséquences sur l'organisation de l'entreprise mériteraient en revanche d'être questionnées:
«Ça oblige les salariés à être extrêmement transparents. Ils doivent donner leur emploi du temps, pour que l'on sache où ils sont. Ça implique un contrôle permanent assez contradictoire avec la liberté mise en avant.»
Ici en l'occurence, il n'est même pas nécessaire d'informer les collègues de ses déplacements au sein du bâtiment, une application mobile s'en charge. «Ce n'est pas big brother, s'empresse-t-on de rajouter une fois l'outil présenté. Chacun est libre de refuser les demandes de géolocalisation.» La précision nous rassure à peine, l’outil reste malgré tout très intrusif. D'ailleurs, dans les faits, le personnel refuse-t-il vraiment d'indiquer son emplacement? «La plupart ne voient pas d'inconvénient, les plus jeunes auraient même préféré une géolocalisation permanente.»
Ceux des 900 collaborateurs de l'agence qui n'avaient pas de téléphone de fonction s'en sont vus remettre un à l’emménagement dans le nouveau bâtiment. Et pour cause, en plus de retrouver les employés en vadrouille, les smartphones servent aussi à réserver les salles, et abritent une espèce de réseau social interne qui réhabilite le «poke» à la Facebook.

Appelés «Bzzz», ces mini-messages prédéfinis permettent de s'interpeller entre collègues. Malgré l'aspect informel de l'échange, il sert aussi à la collaboration des équipes. Une salariée nous expliquant cette fonction, s'amusera par exemple de notifications lui ayant indiqué des débuts de réunion à laquelle elle était attendue: «Tiens, j'ai été en retard deux fois cette semaine!»
Téléphone à tout faire
Parmi leurs autres utilisations, les téléphones font aussi office de badges d'accès, permettent de prendre une commande au restaurant d'entreprise et donnent les dernières informations internes, de l'agence ou des établissements adjacents.
Tandis que les récentes discussions autour de la loi travail ont fait émerger la question d'un «droit à la déconnexion», la nécessité d'équiper ainsi l'ensemble des personnels d'une entreprise, même les stagiaires, inscrivent au contraire l'omniprésence de leur profession dans la vie privée des salariés.
Pour le délégué syndical Philippe Couchaux (CFDT), si la problématique se pose, c’est bien au-delà du nouveau bâtiment de BETC, plutôt à l’ensemble de la profession:
«Dans la pub, on vit avec ses e-mails et son téléphone en permanence! Il va falloir le prendre en compte un jour, et trouver un aménagement, car c’est la santé des salariés qui se joue.»
Quant au nouveau fonctionnement de l’agence lié au déménagement, le syndicaliste reste prudent: «Il faudra voir à la longue ce que ça va donner. J’ai peur que l’on perde la notion d’équipe, on peut avoir l’impression d’être de passage dans l’entreprise.»
Une tendance à escamoter le travail
Une balade au sein des vastes plateaux ne montrera pas des salariés particulièrement inquiets de cette nouvelle configuration. Certains échangent autour d'une grande table, d'autres travaillent en solitaire, assis sur une chaise ou sur un fauteuil, l'ordinateur posé sur les cuisses. Mais l'apparente décontraction générale pose néanmoins des questions sur les bienfaits d'un tel lieu.
Au-delà de la mobilité imposée et de la transparence qui en découle, l'obligation de rangement indissociable du dispositif change également la manière d'habiter le bâtiment. Pas le moindre papier qui traîne, mais pas non plus la moindre image, aucune carte postale ni pot à crayon.

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Les quelques gadgets que l’on exige de trouver dans les bureaux d’une agence de pub sont en réalité des éléments de décoration. Vissés à un socle, ils font office de signalétique pour indiquer les différentes zones de travail: une Game Boy pour les espaces individuels, une figurine dans un bocal à poisson pour les salles de réunion… L’ensemble reste bien sage.
Elisabeth Pélegrin-Genel, relativise la nécessité d’appropriation des espaces de travail: «Cela fait bien longtemps que les photos s’affichent plutôt en fond d’écran des ordinateurs.» Pour la spécialiste des espaces de bureaux en revanche, ces références à l'enfance autant que l'invitation à restreindre ses fournitures au seul ordinateur portable, sont autant de moyens d'escamoter le travail: «Il y a une tendance chez certaines entreprises à masquer au maximum leur activité. Comme pour minimiser l'effort fourni par les employés.» À se demander d'ailleurs, s'il s'agit réellement d'un travail.
Un vrai travail?
La question est d’autant plus pertinente lorsque l’on fait l’inventaire des espaces de loisirs intégrés au bâtiment de l’agence, notamment la salle de sport, la cafétéria, le studio de radio et l’espace d’exposition. Sans parler des établissements extérieurs, au rez-de-chaussée: les Docks de la Belleviloise, et le Pantin d’Augustin Legrand.
De bons atouts pour attirer les meilleurs éléments au sortir des écoles, ou convaincre ceux qui ont déjà rejoint l’agence qu’ils sont ici mieux que partout ailleurs. Une façon d’assurer une bonne productivité à l’entreprise –Mercedes Erra et Rémi Babinet ne se cachent d’ailleurs pas d’assimiler les efforts de conception de l’édifice à un «investissement».
David Abittan
Car toute cette vie extra-professionnelle qui pourrait ne se restreindre qu’aux seuls alentours du nouvel immeuble rappelle d’autres organisations du travail bien antérieures à notre époque. Et si le bureau de demain n’était qu’une réinterprétation de la cité ouvrière d’hier?
Contrairement à Facebook qui n’a pas hésité à sauter le pas, il manque encore à l’agence de publicité française les logements attenants à l’entreprise. Il y a bien quelques salariés dans les immeubles touts proches, mais l’intervention de leur employeur se serait limitée à une priorité offerte dans l’attribution de certains logements de la ville.