Devant la menace, l’État a mis son poids dans la balance. Il a dépêché à Calais son chef, François Hollande, lequel a confirmé assez solennellement, tôt dans la matinée du 26 septembre, que le campement de la Lande allait être «démantelé, complétement et définitivement» d’ici la fin de l’année, et ses occupants –de 7.000 à plus de 10.000 réfugiés et migrants, selon les comptages–, répartis dans des centres d’accueil et d’orientation (CAO), sur tout le territoire.
Il sera procédé «avec méthode et en même temps avec détermination», a ajouté le président de la République, et avec «le sens de l’humain», c’est-à-dire que les étrangers transférés seront dirigés vers «de véritables centres, en dur, limités en nombre, 40 à 50 personnes, capables de fournir un appui à des procédures administrative».
La menace contre laquelle le chef de l’État se dresse n’est pas seulement incarnée par les surenchères et polémiques d'une droite en pleine surtension électorale depuis l’annonce par Bernard Cazeneuve, début septembre, de la destruction de «la jungle» de Calais. François Hollande ne vise pas seulement Laurent Wauquiez, président par intérim des Républicains et président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui a appelé les maires de son territoire à s’opposer à l’implantation de «mini-Calais», conséquence inévitable, selon lui, de la dissémination de «la Jungle», venant «se propager» partout en France.
«Les équipements publics d’Ile-de-France n’ont pas vocation à accueillir des migrants»
Pas plus qu’il ne s’adresse directement à Nicolas Sarkozy, lui aussi hostile à des «mini-Calais», qui ne voit pas la nécessité de mettre à l’abri, et déjà de l’hiver qui approche, les quelques 20.000 étrangers qui, entre Vintimille, Paris et Calais, ont placé ce qui leur reste d’espérance dans un passage pour Londres, et qui errent en attendant une improbable circonstance favorable. L’«ultra-candidat» qui était en visite, ou plutôt en inspection de général en chef, à Calais, la semaine dernière, n’envisage, à l’écouter, que des «reconduites aux frontières», ou le transfert global de l’embarras migratoire aux Britanniques. Il ne tient pas compte du fait que, entre découragement et pédagogie des associations et du ministère de l’Intérieur, 80% des migrants pris dans la nasse de Calais, dans celle de la capitale, encore à la frontière méditerranéenne, manifestent désormais l’intention de déposer une demande d’asile en France, et que la France a, du coup, des obligations juridiques à leurs égards, au delà-même de l’impératif humanitaire.
D’ailleurs, les acteurs de la campagne pour les primaires de la droite ne s’embarrassent pas de règles juridiques. Laurent Wauquiez se garde bien de reconnaître qu’il ne peut s’opposer, contrairement à ce qu’il prétend, à l’installation des quelques 1.800 migrants que le ministère de l’Intérieur espère pouvoir faire accueillir dans la région Auvergne-Rhône-Alpes (pour 8 millions d’habitants). Pas plus qu’en ont le pouvoir d’autres présidents de région comme Christian Estrosi ou le centriste Hervé Morin, ou encore Valérie Pécresse, la présidente d’Ile de France. «Les équipements publics d’Ile-de-France n’ont pas vocation à accueillir des migrants», a-t-elle affirmé. C’est mal connaître sa région: 5.500 réfugiés sont déjà provisoirement abrités dans des centres répartis dans les départements de la couronne.
Les mêmes oublient que ce sont d’autres élus LR, et d’abord Natacha Bouchard, maire de Calais, et Xavier Bertrand, président de la région, qui ont réclamé sur tous les tons au gouvernement le démantèlement de «la Jungle», tous ces derniers mois, devant l’exaspération des habitants et des professionnels locaux. Tout cela est furieusement électoraliste, gros clins d’yeux à l’adresse des sympathisants de la primaire de novembre. Autant qu’une guérilla contre les élus du Front National qui, de leur côté, commencent à multiplier des initiatives du même ordre. Steve Briois, maire de Hénin-Beaumont, vient de créer à cet effet une association hostile à l’implantation de CAO: «Ma commune sans migrants.»
Sisco, cas d'école
Cazeneuve et Hollande tentent en vérité de désamorcer un danger autrement plus inquiétant. Pour le comprendre, il faut remonter aux incidents intercommunautaires de Sisco, ces bagarres et ratonnades qui ont opposé, le 15 août, les hommes d’une famille musulmane à plusieurs dizaines d’habitants de ce village de Haute-Corse, accourus après une première altercation, ayant une petite crique pour décor. Le jour du procès, à Bastia, le maire de Sisco, le socialiste Ange-Pierre Vivoni, rapportait que les femmes du village étaient venues le voir en l’absence des hommes, descendus à Bastia soutenir «leurs» inculpés, et que redoutant des représailles, elles ne voulaient plus «mettre leurs enfants à l’école», et réclamaient «la présence d’hommes en armes».
Le maire de Sisco déclarait: «En Corse, les enfants et les personnes âgées, c’est sacré, notait-il. Nous ne sommes pas à l’abri de l’irruption de quelqu’un sur la commune, comme cela peut se produire sur le continent, lors des attentats.» Il exagérait mais le mal était dit. Des musulmans –que le village rebellé appelle «les maghrébins»– risquaient de s’en prendre aux enfants de l’école. Dans quel but? Les enlever? Les violer?
L'islam en point de mire
Depuis, sont passées sur le pays les surenchères électorales de l’opposition. Nicolas Sarkozy exige des centres de rétention pour les «fichés S». Autant laisser dire que tous les musulmans sont des «radicalisés» en puissance, et puisqu’on pourrait les enfermer sans procès. Des présidents de région, des maires, refusent chez eux la présence de migrants. Depuis les drames de Cologne, à la fin de 2015, tous les réfugiés sont aussi des violeurs d’Européennes. «Magrébins», «fiché S», «migrants»… plusieurs façons de les nommer mais un dénominateur commun: l’islam. Et un fantasme dérangeant qui est en train de pénétrer beaucoup d’esprits, et qui du nord au sud alerte les préfectures. Déjà quelques dizaines de cas de réunions en mairie, dans des localités promises à recevoir des réfugiés de Calais, ou qui prennent les devants pour mieux refuser leur installation, des mères de familles inquiètes, des pères prêts à en découdre, et un sanctuaire, pour cette hystérie collective: l’école des enfants.
C’est exactement ce qui s’est passé à Forges-les-eaux (Essonne), le 5 septembre. La maire, Marie Lespert Chabrier, sans étiquette, mise devant le fait accompli par l’État de la prochaine ouverture d’un CAO devant recevoir une centaine de migrants, a organisé une réunion d’information, en présence du préfet et des associations chargées de la gestion du centre. Sont arrivés plus d’un millier d’habitants, au comble du refus d’assistance, toutes leurs peurs avouées, revendiquées, même, à commencer par celle concernant la proximité de l’école.
La nuit précédente, un incendie volontaire s’était déclaré dans les locaux en cours de rénovation; puis une inondation. Derrière les familles, œuvraient des justiciers clandestins ayant déjà lancé leurs comités de vigilance. Plus besoin de militants FN, pourtant présents pendant la réunion publique, ni de ceux des Républicains. Plus besoin de provocateurs professionnels. Les citoyens s’organisaient eux-mêmes, sur la base sociologique des parents d’élèves, dans cette tranquille commune de 4.000 âmes.
Le CAO ouvrira tout de même ses portes, mais dans un souci d’apaisement, la préfecture a réduit sa durée de vie de quatre à deux ans. Des caméras de vidéosurveillance seront installées devant l’école, «pour rassurer les parents»; et en ville, «pour protéger les migrants», a ajouté la préfecture. Forges-les-bains accepterait à la limite de recevoir des mères de famille réfugiées avec enfants, mais pas des hommes seuls. Hélas, 80% des habitants de «la Jungle» de Calais sont des hommes célibataires, Soudanais, Erythréens, Irakiens ou Afghans. Ce seront donc des hommes, sous étroite surveillance.
Débordements à la chaîne
Conscient de la difficulté «citoyenne» à faire accepter l’installation temporaire de quelques 20.000 lits dans un pays comptant pourtant 66 millions d’habitants, le ministère de l’Intérieur et les grandes associations humanitaires ont d’abord passé l’été à repérer des sites, et à privilégier les bâtiments hors des territoires communaux, casernes, équipements de grandes entreprises ou de services publics, avant d’entrer en discussion avec les maires ou les comités d’habitants. Cette méthode discrète a permis d’ouvrir 9.000 lits, dont 5.500 sont déjà occupés, il est vrai, dans des zones rompues à la présence d’étrangers, et en premier lieu, l’Ile-de-France. Du coup, cette région est exemptée du nouvel effort demandé, à hauteur, cette fois, de 12.000 lits. Tout comme en est dispensée la Corse, depuis les événements de Sisco.
Les incidents commencent à se multiplier, pour l’instant sans tapage médiatique national. Les débordements d’une réunion publique à Saint-Denis-de-Cabanne (Loire) ont conduit le parquet de Roanne à ouvrir une enquête pour incitation à la haine raciale. Le 24 septembre, des manifestations d’hostilité aux migrants ont été organisées à Versailles et à Louveciennes (Yvelines). Des villages de Savoie, soutenus par les amis de Laurent Wauquiez, font entendre leur refus de tout accueil. Tranquillement, un mouvement se répand qui a d’abord l’islam en point de mire, même sous la forme de rescapés des naufrages en Méditerranée.
C’est dire si, poussé par les événements, le chef de l’État est venu à Calais, le 26 septembre, mu par une double nécessité. Appeler à l’apaisement général, suggérer de prendre «autant qu’il est possible une distance par rapport à des instrumentalisations ou des polémiques qui d’ailleurs tournent le dos aux valeurs de la République»; mais aussi prévenir de la détermination de l’État. «Voilà ce qui est digne, ce qui est ferme, pour que la France puisse assurer ses devoirs», a précisé le président de la République.