Alors que Louis-Georges Tin, le président du Conseil représentatif des associations noires de France et Nelly Buffon, fondatrice d'une agence de conseil littéraire, seront reçus le 8 mars prochain par le Délégué Général à la langue française pour discuter d'un éventuel remplacement de l'expression «nègre littéraire» par «prête-plume», nous republions cet article du 29 septembre 2016.
«Un mec qui écrit pour les autres, ils appellent ça un nègre.» Ce n’est pas un hasard si la phase scandée par le rappeur Kery James dans «Musique nègre» sert d’ouverture à un titre qui dénonce le racisme français. Plus c’est gros, plus ça passe. On trouve normal d’employer ce mot quand on parle de l’anonyme qui écrit pour un autre, lui léguant d’un commun accord tous les mérites pour «son œuvre» auprès des critiques: le «nègre» donc, ou depuis peu le «nègre littéraire».
L’usage du mot nègre pour écrivain fantôme est occasionellement interrogé sur des blogs, dans de rares articles, ici et là, mais il continue à s'imposer, est toujours utilisé couramment. Certains pensent même qu'il n'a aucune connotation raciste, qu'il est simplement question d'une autre acception. Il m’est arrivé de corriger des amis en remplaçant l’expression française par l’anglaise «ghost writer» (comprendre «écrivain fantôme»), plus neutre, et qu’ils me disent lui préférer «nègre», «parce que c’est du français» (certains d’entre eux préférant à l’inverse l’anglicisme du mot «black» au mot «noir», quand il est question de décrire une personne noire...). Il est vrai que les Français, jeunes ou plus vieux, sont très conservateurs vis-à-vis de la langue nationale et de ses usages...
Mais soyons clairs: la métaphore est d'un racisme flagrant. Elle fait bien référence aux nègres esclaves, que la France a pendant longtemps fait travailler dans des conditions inhumaines. Une référence d'ailleurs clairement assumée par certaines maisons d’éditions qui surnomment «métis» les «nègres littéraires» dont le nom apparaît en quatrième de couverture, et qui ne sont donc pas totalement «nègres»…
Le «mulâtre qui avait des nègres»
Il y a toujours eu des écrivains qui se faisaient aider de collaborateurs, et c'est ainsi qu'ils se faisaient appeler: des «collaborateurs», ou «secrétaires» selon Jean-Yves Mollier, professeur d'histoire à l'université de Versailles et co-auteur de L'histoire de l'édition, du livre et de la lecture en France aux XIXe et XXe siècles. Ils devinrent «nègres» au XVIIIe siècle, et surtout au XIXe.
«Saint-Simon (que cite le dictionnaire Littré) parlait de faire travailler quelqu’un "comme un nègre", et c’est au milieu du dix-huitième siècle qu’on a commencé d’appliquer le mot aux écrivains», raconte le professeur de sociologie Eric Fassin, dans un article publié sur Mediapart.
L’usage se popularise en 1845: alors qu’Alexandre Dumas, écrivain métis, connaît un succès littéraire retentissant, l’acception de «nègre» fait sa première apparition dans un pamphlet raciste, Maison Alexandre Dumas & Cie, fabrique de romans, d'Eugène de Mirecourt.
Mirecourt est un journaliste et écrivain, l'un des principaux détracteurs de l'auteur des Trois Mousquetaires. Dans son pamphlet, il dénonce les nombreuses collaborations auxquelles a recours Alexandre Dumas pour la rédaction de ses œuvres, sans jamais les citer nommément. Mirecourt écrit alors que les collaborateurs de l’écrivain «se ravalaient à la condition de nègres, travaillant sous le fouet d’un mulâtre».
Un ouvrage ouvertement raciste
Le plus célèbre des collaborateurs de Dumas, Auguste Maquet, écrivait en fait une trame basée sur ses connaissances historiques. Alexandre Dumas s'occupait d'y ajouter sa verve d'écrivain. Ainsi, sur «douze pages écrites par Maquet, elles se portent à soixante-dix après la réécriture de Dumas», selon une étude du manuscrit des Trois mousquetaires, citée par Catherine Mory dans «La littérature pour ceux qui ont tout oublié».
Eugène de Mirecourt reproche aussi à Alexandre Dumas tout un tas d’autres choses. Quelques extraits, dont certains cités pas l’historien Claude Ribbe:
«Grattez l’écorce de M.Dumas et vous trouverez le sauvage», «Le marquis joue son rôle en public, le nègre se révèle dans l’intimité. […] Le beau sexe, admirant l’éclat d’un nom splendide, […] ne tarde pas à recourir au flacon d’éther pour neutraliser certain parfum suspect qui vient se mêler indiscrètement au charme du tête à tête: -Nègre!»
Pour son pamphlet, Eugène de Mirecourt est condamné à six mois de prison et à une amende pour diffamation. A côté du mot «nègre», on appellera aussi les auteurs de l'ombre les «marmitons de la cuisine de l'ogre Dumas, représenté avec une grosse cuiller et un chaudron», selon Jean-yves Mollier.
Plus tard, le fils d'Alexandre Dumas dira lui-même de son père qu'il était un «mulâtre qui a des nègres». L’expression restera, adoptée par les maisons d'édition et reprise par les médias. Le politiquement correct oblige aujourd'hui, au mieux, aux guillemets et à l'ajout de l'adjectif «littéraire» à celui qui était juste «nègre» hier.
«Une certaine réalité»
«J'ai toujours refusé ce mot», rejette d'emblée Bernard Fillaire, collaborateur littéraire de célébrités et auteur d'un essai sur les collaborations d'Alexandre Dumas —qui soutient la thèse de son imposture. Mais pour lui, le mot est resté «d'usage parce qu'il rend compte d’une certaine réalité». Les nègres, ou écrivains fantômes, «font une oeuvre de A à Z, ils deviennent l’ami, le confident de "l’auteur" du livre mais une fois publié, ils n’existent plus. C’est une forme d’exploitation. D’autant plus que les écarts de revenus entre "auteur" et "ghost writer" sont parfois énormes.»
Evidemment, on pourra juger qu'un faible revenu et un manque de reconnaissance n'équivalent pas à des déportations, des viols, du travail forcé, des meurtres et j'en passe. Mais ce n'est peut-être qu'une question de vocabulaire.