Le 24 septembre 1991, un aspirant poète de 24 ans, Kurt Cobain, un de ses amis d'adolescence âgé de 26 ans, Krist Novoselic, et un autre fan de punk rock de 22 ans, Dave Grohl, sortent le deuxième album d'un groupe underground habitué à se produire devant quelques centaines de personnes: Nevermind.
«Laisse tomber» en français, comme je ne le sais pas encore. Il est vrai qu'on lit rarement l'expression. Et qu'en anglais, des profs de collège compétents, pleins de bonne volonté, nous enseignaient la langue qu'on écrit dans le Sud-Est de l'Angleterre, tout près de chez nous, pas celle qu'on parle sur la côte Ouest, à l'autre bout du monde.
Nevermind a 25 ans. Ma conscience aussi. Je suis né à proprement parler quand sortait Never Mind the Bollocks des Sex Pistols (je vous épargne les calculs savants: j'ai 38 ans, bientôt 39). Mais les années avant Nevermind n'ont pas compté. Je les ai vécues sans avoir de prise sur elles.
Quand sort l'album, je ne définis que vaguement la musique que j'aime. Je ne sais pas quel style de vêtements je veux porter. J'ignore que j'ai envie d'avoir les cheveux longs. Je ne me rends pas compte à quel point je suis en colère contre mon milieu social et familial petit-bourgeois. Je suis ce que les adultes ont fait de moi, et pas grand-chose d'autre. J'ai, comme tout adolescent, des questions brûlantes sur mon identité, sans les réponses. Kurt Cobain va les apporter.
À cette époque, l'actualité rock s'écrivait dans la presse
Le modèle devrait inquiéter dès ce moment-là, à condition d'être un peu renseigné. Cobain est, pour résumer, un white trash high school dropout, autre expression que je n'aurais pas comprise. Il a connu tous les problèmes dont les parents veulent préserver un ado: échec scolaire, refus des cadres sociaux classiques, nuits à la rue, exclusion, mauvaises fréquentations, drogues. Et il est miraculé par la grâce de quelques rencontres décisives –les Melvins qui le nourrissent musicalement, sa petite amie Tracy Marander qui le nourrit matériellement. Reproduire sa trajectoire fulgurante? Quasi-impossible. S'en inspirer? Pas souhaitable du tout pour nous, enfants de la crise, qui avons grandi en entendant parler du chômage à tous les JT, si par chance ce n'est pas dans notre entourage. Rock star est encore moins un métier ici qu'aux États-Unis.
La biographie de ce type à la gueule d'ange et aux jeans troués, non seulement mes parents ne la connaissent pas, mais moi-même je n'y prête guère d'attention. Selon son chanteur-guitariste, les membres de Nirvana se sont rencontrés «dans une école d'art». Les journalistes le croient sur parole, alors moi aussi. Comme c'est rassurant. Ainsi, ces trois-là étudiaient, et on peut imaginer qu'ils jouaient du rock en dilettantes et que ça a donné un premier album, et un deuxième, et qu'il y avait une chanson tellement accrocheuse, «Smells Like Teen Spirit», qu'elle s'est hissée, chez nous de l'autre côté de l'Atlantique, tout en haut du Top 50.
Extrait d'une interview de Nirvana pour l'émission «Rapido», en septembre 1991.
Nous ne sommes plus, déjà, en 1991, mais l'année suivante. Nevermind a mis du temps pour arriver dans ma bonne vieille province d'Artois. J'ai le souvenir des émissions d'avril 1992 où Nirvana grimpe rapidement à la première place. Marc Toesca lance le clip. Ce n'est que là que j'entends la chanson. Pendant ses quatre minutes et demie mon cerveau est déchiré entre le plaisir, intense, qui commande de se laisser aller, et la rareté de ce morceau dans mon quotidien, qui exige de le mémoriser pour tenter de répliquer l'euphorie. Je vais passer mes soirées du samedi à reconstituer le riff introductif, le refrain, le solo, enfin toutes les bribes que mon intellect a pu collecter. C'est absurde, il me faut un enregistrement… À la première occasion, j'achète dans un hypermarché la cassette de Nevermind.
Ainsi en allait-il il y a un quart de siècle. La France était très en retard. Il se dit même que Cobain, lors de ses derniers séjours à Paris, avait demandé pourquoi nous étions si bons en littérature et en art, et si mauvais en rock. Les kids en Amérique avaient les college radios et MTV. Nous, rien ou presque. Nous n'aurons vu que le déclin des Enfants du rock. M6 avait le mérite de diffuser des clips, essentiellement la nuit, hélas. Et pas que du rock: du Bruel aussi bien que de la dance, du rap ou des tubes vieux de dix ans. MCM était diffusée sur le câble, que personne n'avait. En radio, nous provinciaux –majoritaires dans ce pays, faut-il le rappeler– souffrions sans le savoir d'une situation absurde. Skyrock, Fun Radio ou Europe 2 laissaient le créneau rock à Oüi FM, qui n'émettait pas au-delà de Chantilly et Fontainebleau! Personne n'avait encore entendu parler d'internet.
Alors, aussi suranné que celui puisse paraître, l'actualité rock s'écrivait à ce moment précis dans la presse, via Les Inrocks bien sûr, l'excellent Rock & Folk, son concurrent Best, ou encore Hard Rock Magazine. Intéressants à feuilleter certes, mais en l'absence de programmation sérieuse sur la bande FM et à la télévision, pour que les oreilles se fassent leur idée elles-mêmes, mieux valait que votre disquaire vous ait à la bonne, ou connaître un pote prêt à vous filer une cassette du dernier Pixies. Ce n'était pas mon cas. Quand par exemple j'écoutais Europe (le groupe suédois), je trouvais leur musique très imparfaite, sans pouvoir expliquer ce qui lui manquait. J'étais d'autant plus prêt à succomber à l'ouragan Nirvana que rien ne me l'avait laissé l'imaginer.
La voix de Cobain, si près et si loin de nous
Tout le monde aimait Nirvana dans mon collège de classe moyenne, à 99% blanc. C'était ce qu'il y avait de moins original. La pochette bleutée de Nevermind, ses singles, la voix de Cobain étaient partout. Si près, si loin en même temps, quand ce visage tout neuf cache un malaise grandissant face aux excès de la célébrité. Comment aurions-nous pu nous faire une idée du chaos régnant dans sa vie? La presse spécialisée française était trop occupée à tresser des lauriers au «porte-parole d'une génération», visiblement la nôtre.
En ce printemps 1992, le groupe achève sa percée en France par un concert au Zénith, bien entendu inaccessible pour un type comme moi qui passe le brevet des collèges à 200 kilomètres de là. Paraît-il qu'ils cassent leurs instruments à la fin. C'est sur «Endless Nameless», morceau que je connais très mal, et pour cause! Il est sur le CD, pas sur la cassette. Un ami d'enfance me l'a fait écouter une fois. «T'as vu? Y a un titre caché. – Ah oui?…» La honte, c'est censé être moi le fan! Lui préfère Michael Jackson. Qu'importe, ou plutôt never mind, je connais les paroles par cœur.
Je n'aurais jamais dû. La musique était si intermédiée, avec le producteur, le label et surtout des radios françaises trop frileuses qui se dressent entre un groupe «alternatif» américain et un auditeur au courant de rien comme moi, que les chances que j'entende la musique de Nirvana étaient infimes. Celle de Sonic Youth, par exemple, n'était jamais parvenue à mes oreilles, alors qu'elle était potentiellement pile dans mes goûts. En revanche, Nevermind a brisé toutes les digues, pour le pire et pour le meilleur. À l'été 1992, je le fais résonner dans une impasse d'un village lotois de 300 habitants très pittoresque, pour ne pas dire délabré, où est garée la voiture familiale, équipée d'un bon autoradio. Dit autrement, l'album a marché si fort que même les poules du Quercy n'y ont pas échappé.
J'en possède trois éditions. J'avais commencé par la cassette faute d'avoir un lecteur CD. Écoutée des centaines de fois, elle aura gravé Nevermind dans mes neurones de la première à la dernière note. Le disque, acheté ultérieurement par souci de cohérence visuelle et pour «Endless Nameless», a donc rarement rencontré un rayon laser. Et en 2011, pour mes 34 ans, je me suis fait offrir l'édition Deluxe. (La Super Deluxe coûtait 100 dollars pour un remaster extrêmement critiqué. Il ne faut peut-être pas exagérer.)
Kurt Cobain n'a pas répondu à toutes les questions. Ainsi, je me demande toujours si les gens comme moi ont été de bons fans ou une malédiction. Quand Nirvana est entré au Hall of Fame en 2014, un spectateur faisant du headbanging en cravate slim m'a frappé. Il me tendait un miroir. J'étais pareil! Capable d'arborer un sourire bénin à l'écoute de «Smells», le morceau à l'origine de tous les ennuis. Vivant, en bonne santé, d'une part, bien inséré, pas très révolté, parfait petit rouage du «système» d'autre part, voué à exaspérer mes fils quand débarquera le prochain Nevermind. Et loin de vivre à la hauteur du seul idéal qu'a légué, d'après moi, Kurt Cobain, homme qui ne faisait ni politique, ni philosophie, ni conseils psy pour ado en quête de modèle: l'art pour l'art, moyen d'expression le plus puissant quand on grandit dans une ville pourrie.