Il y a neuf ans, alors qu’il jouait au tennis avec un ami, le coeur de Robert Frank s’est arrêté. 98% des personnes frappées par un arrêt cardiaque décèdent, les plus chanceuses seront affaiblies pour le reste de leur existence… mais pas lui. Professeur d’économie à l’université Cornell (dans l’état de New York), cet homme de 71 ans se porte comme un charme. Son salut, il le doit à deux ambulances appelées pour intervenir sur un accident de la route non loin de là. L’incident ayant été moins grave que prévu, l’un des véhicules n’a eu que quelques centaines de mètres à faire pour se rendre jusqu’au court de tennis, et ainsi lui sauver la vie.
C’est cet épisode heureux et chanceux qui a poussé Robert Frank, auteur et éditorialiste pour le New York Times, à écrire Success and Luck: Good Fortune and the Myth of Meritocracy, un essai dans lequel il insiste sur l’importance de la chance dans nos vies —et particulièrement dans celles des personnes ayant rencontré d’importants succès professionnels. Le principe défendu par Frank est celui de l’humilité. Lorsqu’on roule à vélo, résume-t-il, il serait malhonnête de ne considérer l’importance du vent que lorsqu’il nous est défavorable. Trop souvent, lorsque nous avons le vent dans le dos, nous nous comportons comme si tout était normal, comme si aucun facteur positif ne nous avait permis d’être plus véloces. Robert Frank nous encourage au contraire à reconnaître les circonstances favorables qui nous ont permis de rencontrer tel ou tel succès.
Breaking good
Les exemples cités par l’auteur sont nombreux. Bloomberg reprend l'exemple de Bill Gates, qui dans les années 1960 s’est retrouvé par hasard dans l’un des seuls lycées équipés informatiquement. Ou encore Bryan Cranston, qui n’a pu incarner Walter White dans Breaking Bad que parce que John Cusack et Matthew Broderick ont refusé le rôle avant qu’il ne lui soit proposé. Auraient-ils connu le même succès s’ils avaient eu moins de chance? Peut-être, parce que le talent de ces deux hommes est indéniable –et que la chance seule ne leur aurait jamais permis de triompher dans leurs disciplines respectives. Mais si Gates avait été inscrit dans un établissement voisin du sien, ou si Cranston ne s’était jamais vu proposer le rôle parce que Cusack l’avait accepté sans sourciller, ils n’en seraient sans doute pas là aujourd’hui.
Parmi les expériences tentées par Robert Frank, il y en a une qui tend à prouver mathématiquement à quel point le hasard peut avoir un rôle primordial dans nos existences. Imaginez une compétition dans laquelle on attribuerait à chaque personne un score en fonction de son talent dans un domaine prédéfini. Là, tout naturellement, c’est la personne possédant le plus gros score (et donc le plus gros talent) qui l’emporte. Mais dès qu’un facteur chance, même minime, entre en jeu, tout risque de s’écrouler.
Au «talent» (comptant pour 98% du score total), Frank a ajouté un facteur «chance» (comptant donc pour 2%) attribué au hasard à chaque compétiteur. Les résultats sont frappants: lorsque 1.000 personnes s’affrontent, la personne la plus «talentueuse» ne l’emporte que dans 22% des cas… et ce taux de réussite chute à 6% lorsque le nombre de participants monte à 10.000 personnes.
Conscients donc meilleurs
S’il entend insister à ce point sur l’importance du facteur chance, c’est parce que Robert Frank est persuadé que reconnaître l’influence du hasard sur sa bonne fortune pourrait pousser chacun d’entre nous –et donc notre société en général– à devenir meilleurs. D’après des études menées par lui-même ou simplement citées dans son livre, les personnes qui reconnaissent qu’elles sont été chanceuses sont plus altruistes et plus généreuses.
The Atlantic évoque notamment une expérience conduite par Yuezhou Huo, l’une des anciennes collaboratrices de Frank. Promettant une prime aux sujets de son étude en échange de leurs simples réponses à un questionnaire sur un événement heureux qui venait de leur arriver, elle a créé trois groupes de personnes auxquelles elle a posé des questions différentes. Les premières devaient lister quels facteurs elles avaient contrôlé dans le but d’arriver au succès. Les deuxièmes devaient dresser la liste de leurs qualités personnelles ainsi que des actions qui leur avaient permis de réussir. Enfin, les troisièmes devaient juste recenser les circonstances positives (le hasard, des conditions financières favorables, un entourage supportif) qui avaient favorisé le fait que tout se déroule bien.
Après avoir répondu à l’enquête, les personnes des trois groupes étaient invitées à reverser une partie de leur prime à une association caritative… et c’est le troisième groupe qui s’est montré le plus généreux, le montant total de ses dons étant supérieur de 25% à celui des dons effectués par chacun des autres groupes.
Les exemples donnés par Frank sont nombreux, et vont tous dans le même sens. Il milite pour une Amérique plus conscience de sa chance, s’adressant notamment aux 1% d’Américains les plus aisés. La plupart d’entre eux, affirme-t-il, ne seraient pas là sans une bonne dose de hasard. Le tout est encore d’en avoir conscience.
Si chaque Américain riche avait conscience de ne pas tout devoir uniquement au travail ou au talent, l’humilité pousserait chacun vers moins de condescendance et plus de compréhension vis-à-vis de celles et ceux qui connaissent une existence moins dorée. En ces temps où le bullet journal est particulièrement à la mode, il serait bon d’y réserver quelques pages afin d’y lister jour après jour les instants de chance que nous avons rencontrés et qui nous ont permis de passer une meilleure journée. Il n’est pas interdit de penser que cela pourrait nous rendre meilleurs.