Slate.fr: Dans votre livre, Daech, le cinéma et la mort, vous dites que l'État islamique montre tout dans ses vidéos ce qui le rapproche de ce que vous appelez le «spectacle» mais cadre son image comme on le fait au cinéma. La propagande de l'EI repose-t-elle sur ce paradoxe?
Jean-Louis Comolli: C'est vrai. En réalité, tout ce qui est cadré relève à quelque niveau que ce soit du cinéma. Depuis les frères Lumière, on sait qu'il n'y a pas d'image possible sans cadre. On peut dire que l'absence de cadre nous fait sortir du cinéma, et que le cadre nous y fait entrer... même si le résultat est horrible comme dans le cas de l'État islamique.
Vous dites que le cinéma hollywoodien contemporain et l'EI se partagent le même spectateur. Vous écrivez que celui-ci est devenu un simple «consommateur de détails» et vous allez même plus loin: «Il s'agit donc là, Hollywood ou Irak, d'un cinéma fondé sur la perception par le spectateur du seul sensible». Pourtant, le but de toute propagande est aussi de recruter. Comment recruter si on ne sollicite pas l'adhésion intellectuelle de celui qui regarde?
Il ne faut pas oublier que la plupart de ces films sont accompagnés d'un prêche. Un homme avec une barbe arrive, fait son prêche, il assure qu'il n'y a qu'une manière de lire le Coran, etc. C'est très brutal, c'est presque un meeting! On est là très loin du cinéma de propagande tel qu'on l'a connu avec Leni Riefenstahl dans l'Allemagne nazie. Est-ce que ça peut convaincre? En fait, j'en doute. Ce qui est nouveau, c'est que le prêche est suivi d'un égorgement. Le seul but clair et avoué de ces vidéos, c'est la terreur.
Vous liez la forme de la propagande de l'EI au succès des films violents à l'ère du numérique, succès qui, selon vous, «doit nous faire voir à quel niveau d'indignité, collectivement, nous sommes parvenus». Finalement, dans votre ouvrage, n'est-ce pas surtout le Hollywood des blockbusters et la société du numérique que vous visez à travers l'EI?
Le numérique est utilisé pour toutes sortes de gens, et à toutes sortes de fins. Il n'assigne aucune place en particulier aux spectateurs. Ce qui le fait, c'est la manière dont on met en place un système signifiant. La seule façon de regarder une vidéo de Daech, c'est de consommer de l'horreur. On ne sait pas qui sont les personnes tuées, on n'a pas de contexte, il n'y a aucune controverse. C'est une logique totalitaire. Et ça fait en effet écho à un certain cinéma d'action où il arrive toujours un moment où nous n'avons plus rien à voir si ce n'est de l'action. Le spectateur est alors réduit à une position commerciale. Le cinéma nous avait pourtant appris beaucoup de choses et parmi celles-ci, ils nous avaient appris à détester les effets.
L'EI a donc contracté une dette envers le cinéma américain, en même temps que ses vidéos révèlent les travers de celui-ci. La propagande de Daech doit-il nous inciter à faire prendre au cinéma une autre direction?
C'est plutôt le contraire qui se passe. Mais je développe des outils de pensée. Comment penser la violence extrême parfois atteinte dans le cinéma d'action aujourd'hui? Par la place du spectateur, on le considère comme un individu voulant recevoir des effets. La rhétorique de Daech est la même. Le spectateur est envisagé de la même manière: il est l'objet du film, il doit le subir. Daech et le cinéma des blockbusters sont comme deux territoires dont une partie se confond mais pas l'autre. Je viens de parler de la portion confondue mais celle qui est propre à Daech et ne se mélange pas, bien sûr, c'est le rapport à la mort. Dans la production de Daech, les morts ne sont pas des figurants ou des acteurs.
Mais je me souviens d'une vidéo de Daech tournée dans les ruines de Palmyre. C'est un prêche public d'abord. Puis, on aligne des condamnés le long d'un mur. Ils sont fusillés et tombent. Et là, le film se rembobine et ils sont de nouveau debout! Cela veut dire que le côté ludique du cinéma ne peut pas disparaître, même si la mort est réelle. Il y a une puissance du cinéma qui subsiste.
À travers cette proximité entre Hollywood et les vidéos de l'EI, vous dénoncez donc un basculement de la production cinématographique aujourd'hui. Le cinéma a-t-il choisi la jouissance et la pulsion de mort qu'elle implique contre le plaisir, qui lui a besoin de mesure, de temps?
Oui, c'est évident. Prenez un cinéaste comme Lubitsch, par exemple. Avec lui, ce n'est pas une suite de coups, d'explosions, on passe par le plaisir, par les quiproquos. Deux grandes conceptions se sont opposées récemment dans l'histoire du cinéma au sujet de la représentation de la violence. Le passage du réalisateur Sam Peckinpah à la violence a été ressentie comme une sortie de route, une trahison. Les films au départ ne spéculent pas sur la violence. Mais, avec le temps, les effets se sont peu à peu fatigués. Dans Règlement de comptes (The Big Heat) de Fritz Lang, il y a une violence incroyable. Mais elle est traitée de manière très sèche, le spectateur n'a pas l'occasion d'y rester accroché. Il n'en jouit pas. Aujourd'hui, on veut le faire jouir... tout en le laissant indemne. Il faut qu'il puisse se dire: «Les coups, c'est un autre qui les reçoit, pas moi.» C'est un trait qu'on retrouve dans le public de la propagande de Daech car en regardant ce genre de vidéos, le spectateur ne peut que ressentir son impuissance.
Il semble malgré tout qu'on parle de moins en moins des vidéos de l'État islamique. Cette propagande est-elle en train de lasser?
Il y a une usure. Daech a mis sur pied un studio de scénaristes justement pour éviter que tous les films se ressemblent. Car, si on peut dire, rien ne ressemble plus à un égorgement qu'un autre égorgement. Ils ont varié les mises à mort. On a vu des noyades, des embrasements, etc. On peut voir là qu'ils avaient déjà l'inquiétude de lasser. Mais le problème pour eux, c'est que leur propagande relève des pulsions. Et le propre des pulsions, c'est la saturation. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles les films d'action multiplient les explosions, les destructions à l'écran.