J’ai souvent l’impression, quand je parle pendant assez longtemps dans une autre langue, de n’être plus tout à fait la même. Vous avez peut-être déjà connu cette étrange expérience. Sans y réfléchir très sérieusement, je me disais que ce changement que je ressentais en moi était certainement dû à la nature de la langue. Son ton plus «relax» pour l’anglais, son aspect très «ordonné», avec le verbe à la fin, pour l’allemand (les deux langues que je parle couramment).
En lisant un article de l’excellent magazine Scientific American, je viens d’avoir une réponse à ce changement confusément senti, mais il n’a en réalité rien à voir avec ce que me suggéraient mes pensées vagabondes. Ce qui nous transforme lorsque nous parlons une autre langue, c’est précisément le fait de parler une autre langue, de sortir de sa langue natale toute chargée d’émotions et de souvenirs pour se transporter dans une autre langue plus neutre. Et ce qui est absolument fou, c’est que cela a un effet sur notre sens moral. Oui, de nombreuses études montrent que parler dans une autre langue, parce que cela demande plus d’efforts notamment, nous met dans un état d’esprit plus réflexif. Et nous conduit, par là, à avoir des jugements plus apaisés, et plus tolérants.
Un choix horrible, mais qui sauve des vies
Et les résultats ne montrent pas que de petites différences, mais d’énormes différences. C’est le cas de cette étude, conduite en 2014 par Albert Costa. Ce chercheur a proposé à des participants d’examiner le fameux «dilemme du wagon fou», dont je vous parlais déjà il y a quelques semaines. Le voici: imaginez que vous voyez un wagon lancé sur une voie ferrée, avec lequel vous ne pouvez pas communiquer. Sur la voie devant lui, cinq personnes qui n’entendent pas vos cris d’alerte, et ne peuvent pas bouger. La seule chose que vous pouvez faire, c’est orienter l’aiguillage, qui est juste à côté de vous, pour ne tuer «qu’une seule» personne, située sur une autre voie. Que faites-vous?
La plupart des gens, qu’ils raisonnent dans une langue ou dans une autre, choisissent de modifier l’aiguillage. Mais les chercheurs ont compliqué un peu le dilemme, et c’est là que les résultats sont vraiment étonnants. Ils ont donné comme option aux participants, pour sauver les cinq personnes, non pas de changer l’aiguillage, mais de devoir pousser quelqu’un sur la voie. Et là, les gens sont beaucoup plus réticents à dire qu'ils feraient ce geste... Pourtant, le résultat, en termes de nombre de morts, est le même: une personne est morte, la vie de cinq autres est sauvée. Si l'on s'en tient au but recherché, sauver des vies, il faut donc bien pousser cet homme. Mais le geste est particulièrement horrible, et chargé d’émotions.
Dans leur langue natale, seulement 20% des cobayes affirmaient qu’ils étaient volontaires pour pousser la personne sur la voie. Mais dans une autre langue, ce chiffre est monté à 50%! Et le type de langue natale des participants ne jouait absolument aucun rôle. Les locuteurs dont la langue d’origine était l’anglais, et à qui on avait demandé de s’exprimer en espagnol, ont offert des réponses similaires à ceux dont la langue d’origine était l’espagnol, et qui s’exprimaient en anglais.
Mode délibératif
Fascinant, non? Et ce n’est pas la seule expérience allant dans ce sens. Dans une autre étude, cette fois menée par la chercheuse Janet Geipel, des volontaires doivent lire des descriptions d’actes qui ne font a priori de mal à personne, mais que le sens commun réprouve. Comme par exemple le récit d’un frère et d’une soeur qui ont des relations sexuelles. Ou celui d’un homme qui, après que son chien a rendu l’âme dans un accident, le cuisine et le mange. Ces volontaires les lisent tantôt dans leur langue d’origine, tantôt dans une langue étrangère.
Ces histoires suscitent immédiatement en nous une réprobation instinctive, immédiate. Mais en y réfléchissant, nous pouvons aussi les nuancer en admettant que personne n’a réellement fait de mal à quiconque. Et c’est ce qu’ont fait les volontaires qui les lisaient dans une autre langue: ils ont porté, globalement, un jugement beaucoup moins négatif sur ces actes que les personnes qui les lisaient dans leur langue natale.
Si nous pouvons prendre cette distance lorsque nous parlons une autre langue, c’est sans doute parce que le fait de s'exprimer dans une langue étrangère nous fait plonger dans un «mode délibératif», un mode où nous allons délibérer et faire des choix, explique Scientific American:
«L'effort produit par le fait de parler dans une autre langue envoie le signal à notre système cognitif de se préparer pour une activité ardue».
Et c’est aussi parce que notre langue natale résonne de mille émotions, qui sont réactivées dès que nous utilisons certains mots, associés à des souvenirs douloureux.
Réactions épidermiques
C’est d’ailleurs ce que démontre une troisième expérience, menée par la chercheuse Catherine Harris. Cette dernière a posé des électrodes sur des personnes dont le turc était la langue natale, mais qui avaient aussi appris l’anglais. Ils devaient écouter des mots, dont certains étaient neutres («table»), d’autres moins neutres ou tabou («merde»). Enfin il y avait aussi des reproches («honte à toi!»).
Or, lorsque ces mots étaient prononcés dans la langue natale des locuteurs, et qu’ils n’étaient pas neutres, la réaction épidermique des participants était plus forte qu’en anglais. Elle était même beaucoup plus forte lorsqu’ils s’agissait de réprimandes: certaines personnes ont même relaté avoir cru entendre la voix de leurs proches...
Toutes ces expériences posent énormément de questions, et pas des moindres, relève le magazine:
«Mais quel est donc mon ‘véritable’ sens moral? Est-ce celui qui est niché dans mes souvenirs, la somme de ces échos d’interactions émotionnellement chargées, qui m’ont appris au fur et à mesure ce qu’était le ‘bien’? Ou est-ce le raisonnement que je suis capable d’utiliser quand je ne suis pas soumis à ces contraintes inconscientes?»