Pour ceux qui aiment se faire peur, ces derniers jours de campagne de la présidentielle américaine sont une bénédiction. Prenez, par exemple, ce sondage du Los Angeles Times qui donne désormais pas moins de six points d'avance au plan national à Donald Trump (même si Hillary Clinton reste en moyenne en tête dans ce genre de sondages, mais avec un écart qui s'est réduit de moitié en deux semaines). Ou ces enquêtes de Bloomberg et de CNN qui mettent le candidat républicain cinq points devant dans l'Ohio, cet État qui a systématiquement voté pour le vainqueur depuis cinquante ans... «Vous sentez cette odeur dans l'air? Non, ce ne sont pas les premières brises de l'automne, c'est l'arôme de la panique démocrate», ironise le magazine The Atlantic.
Après un mois d'août désastreux pour lui, la «route possible vers la victoire» de Trump, pour reprendre une expression que les Américains aiment employer, ne ressemble toujours pas à la Cinquième avenue (les plus pessimistes lui donnent 10% de chances de victoire, les plus optimistes un tiers) mais elle commence à ressembler à quelque chose de crédible.
Voici, par exemple, ce que donnerait l'élection aujourd'hui si l'on se fie aux moyennes des sondages dans chaque État établies par le site de prévision FiveThirtyEight. (Pour rappel, il faut 270 grands électeurs pour être élu président et l'immense majorité des États attribue ses grands électeurs par le principe du winner take all –le candidat arrivé en tête, même d'une voix, rafle tout).
Clinton ne récolte que deux grands électeurs de plus que la majorité absolue et il suffirait d'un renversement de situation dans un petit État –par exemple le New Hampshire, l'État le plus conservateur de la côte Est–, pour que Trump soit élu président –le dernier sondage y donnait les deux candidats au coude-à-coude.
Here's what the map looks like now, with a 2-3% national lead for Clinton. FL/OH/NC/IA/NV all toss-ups. pic.twitter.com/bkl3YNbRGK
— Nate Silver (@NateSilver538) September 14, 2016
Without those states, Clinton has 273 electoral votes but there's no margin for error. Lose any one of NH/PA/WI/MI/CO/VA and Trump is POTUS.
— Nate Silver (@NateSilver538) 14 septembre 2016
How comfortable can she feel in NH, for instance? Polls all over the place. Swingy state. Trump overperforming in region vs. Romney/McCain.
— Nate Silver (@NateSilver538) 14 septembre 2016
«Est-il l'heure de paniquer?»
Mercredi, le boss de FiveThirtyEight, Nate Silver, avertissait, dans une série de tweets: «Voici à quoi ressemble la carte électorale avec une avance de 2/3% pour Clinton au plan national. La Floride, l'Ohio, la Caroline du Nord, le Nevada et l'Iowa se jouent sur le fil du rasoir. Sans ces États, Clinton a 273 grands électeurs mais aucune marge d'erreur. Qu'elle perde l'un des États parmi le New Hampshire, la Pennsylvanie, le Wisconsin, le Michigan, le Colorado ou la Virginie, et Trump est président des États-Unis.»
Cependant, cette carte s'appuie sur des sondages parfois très serrés: Trump y est donné en tête de 0,3 point dans le Nevada, de 0,4 point en Caroline du Nord, de 0,6 point dans l'Ohio... Voici à quoi elle ressemble si on ne garde que les États où l'un des deux candidats est en tête de plus de cinq points, ce qui élimine une bonne part de la marge d'erreur et donne une situation un brin plus rassurante pour Clinton. Mais loin d'être gagnante à coup sûr.
Une comparaison, effrayante pour les partisans de la candidate démocrate, commence à se diffuser: celle entre ses sondages et ceux du «Remain» au Royaume-Uni lors du référendum du 23 juin sur la sortie de l'Union européenne, longtemps donné gagnant, finalement perdant. «Est-il l'heure de paniquer?», se demandent ainsi mes confrères de Slate.com Jim Newell et Jamelle Bouie (je vous donne leur conclusion: pour les sympathisants démocrates, l'heure est à la «panique constructive»). Et comme, évidemment, les prévisionnistes ne sont pas d'accord entre eux, certains jugent que tout cet effroi est très exagéré, comme Sam Wang, chercheur à l'université de Princeton, qui donne encore à Clinton 90% de chances de victoire: «Franchement, certains progressistes peuvent se révéler de vrais débiles. Vous ne voyez pas les conservateurs sombrer en plein hystérie.»
Le «mur bleu» est-il un fantasme?
Ces dernières années et mois, les Démocrates se rassuraient souvent en se disant qu'ils disposaient d'un «mur bleu»: une combinaison d'États où ils sont tellement forts qu'elle leur garantirait la victoire même en cas d'égalité ou de léger retard au plan national. Par exemple, en 2012, Barack Obama l'avait emporté de moins de quatre points au total, mais pour le battre, Mitt Romney aurait dû notamment le devancer en Virginie et dans le Colorado, deux États où il était battu d'environ cinq points. En somme, le président sortant avait réussi à être plus performant que son score moyen dans la dizaine d'États où l'élection se jouait réellement.
Cette théorie est encore défendue, aujourd'hui, par certains supporters de Clinton, comme le Daily Kos, un site progressiste d'analyse politique, qui estime que les «sondages nationaux obscurcissent l'avantage pris par Clinton là où ça compte vraiment». En l'état actuel de la course, la candidate démocrate est ainsi en tête de 2,6 points en moyenne au plan national, mais gagne tous ses États avec une avance moyenne d'au moins 3,6 points: voilà où semble résider son «mur bleu».
Mais celui-ci est-il une réalité, ou un fantasme rassurant chez les Démocrates? Si Trump refaisait son retard, il ne le ferait pas de manière uniforme sur le territoire américain. Il y a deux semaines, Nate Silver estimait que si le duel Clinton-Trump se resserrait encore au plan national, le système du collège électoral ne sauverait pas l'ancienne secrétaire d'État, car ce resserrement s'accompagnerait d'évolutions spectaculaires dans les swing states: «On les appelle swing states pour une bonne raison, ils suivent très étroitement la tendance nationale.»
Le «mur bleu» aurait sans doute pu se révéler un doudou rassurant pour les Démocrates dans un duel avec un candidat républicain classique, un membre de l'establishment élu depuis longtemps au Congrès. Mais, souligne le chroniqueur du New York Times Ross Douthat, Donald Trump, cet homme qui n'a jamais été élu auparavant, n'est pas un candidat républicain ordinaire: il semble inhabituellement faible dans des territoires républicains ancestraux (l'Arizona, la Géorgie...) mais paraît en même temps capable de surperformer dans des zones démocrates. Et un autre analyste, Larry Sabato, décrit de manière assez convaincante comment cette élection est une des plus étranges depuis longtemps. D'un côté, un outsider très peu aimé de l'électorat et qui semble peu intéressé par l'idée de mener une vraie campagne de terrain et, de l'autre, une favorite pas beaucoup plus aimée et placée face à un double défi: remporter une troisième présidentielle consécutive pour son parti et une troisième présidentielle tout court... pour sa famille. Un duel atypique qu'on va avoir l'occasion de suivre à la télévision lors du premier débat, le 25 septembre.