Culture

Le facteur Cheval, «l'idiot» qui a rempli son jardin de pierres pendant 33 ans

Temps de lecture : 6 min

Le jour, Ferdinand Cheval faisait sa tournée de facteur rural dans les collines de la Drôme. La nuit, il construisait un palais imaginaire dans son jardin. Il lui fallut trente-trois années de labeur solitaire pour édifier son Palais idéal au cœur du village de Hauterives.

Le Palais idéal | Xavier Devroey via Flickr CC License by
Le Palais idéal | Xavier Devroey via Flickr CC License by

C'est l'histoire d'un fils de paysans qui aurait pu couler une vie sans histoires en se contentant de reprendre la ferme familiale, ou d'admirer le paysage de la tournée de 32 kilomètres qu'il effectua chaque jour, trois décennies durant, sur les chemins escarpés de la Drôme des Collines.

À la mort de son père en 1855, Ferdinand Cheval, alors âgé de 19 ans, laissa l'exploitation agricole de Charmes-sur-l'Herbasse à son demi-frère, déjà marié et père de famille. Il travailla d'abord comme boulanger puis comme ouvrier agricole dans la région, avant de devenir employé des postes en 1867, grâce à sa maîtrise de la lecture, acquise durant la modeste instruction qu'il reçut jusqu'à l'âge de 12 ans. Muté dans le village voisin de Hauterives deux ans plus tard, le facteur Cheval y restera toute sa vie.

Un monument tout droit sorti de l'imagination d'un simple facteur

Au bout de dix ans passés à emprunter immuablement les mêmes sentiers pour acheminer le courrier, «dans une forme de marche automatique hallucinatoire», comme le précise la petite exposition permanente attenante au Palais idéal, Ferdinand Cheval décida soudain de s'atteler à la construction de ce monument tout droit sorti de son imagination, après avoir trébuché sur une pierre un jour du mois d'avril 1879, comme il le raconte dans une lettre écrite en 1897 à l'archiviste local André Lacroix, un de ses premiers contemporains à s'être intéressé à son projet fou:

«Je marchais très vite, lorsque mon pied accrocha quelque chose qui m'envoya rouler quelques mètres plus loin. Je voulus en connaître la cause. Je fus très surpris de voir que j'avais fait sortir de terre une pierre à la forme si bizarre, à la fois si pittoresque que je regardais autour de moi. Je vis qu'elle n'était pas seule. Je la pris et l'enveloppai dans mon mouchoir de poche et je l'apportai soigneusement avec moi me promettant bien de profiter des moments que mon service me laisserait libres pour en faire provision.»

«Un idiot qui remplit son jardin de pierres»

Il fera de cet incident l'épisode fondateur de sa folie bâtisseuse, consacrant désormais tout son temps libre à l'édification de son palais imaginaire, comme il l'explique plus loin: «À partir de ce moment-là, je n'eus plus de repos matin et soir.» Chaque jour, après avoir achevé sa tournée, il revient sur ses pas muni d'une brouette, pour ramasser les pierres qu'il a mises de côté sur son passage, et les entasse sur le petit terrain qu'il a acheté quelques mois plus tôt à Hauterives. La nuit, il creuse les fondations de son palais et commence à amalgamer les pierres ramassées dans les environs –tuf, grès, silex, galets, pierres de molasse, quartz noir– avec du ciment pour en faire la matière. Il se fait bientôt envoyer des colis remplis de coquillages par un neveu vivant à Marseille pour en orner son monument.

Est-on dans l'Inde, en Orient, en Chine, en Suisse; on ne sait, car les styles de tous les pays et de tous les temps sont confondus et mêlés

Pour les villageois, Cheval est «un pauvre fou», «un idiot qui remplit son jardin de pierres», comme il l'écrit en 1905 dans une lettre adressée à un journaliste du quotidien Le Matin, dans laquelle il ébauche la légende du Palais idéal: «Vous la trouverez si étrange, si bizarre, si entichée de fanatisme que vous ne voudrez pas y croire», prévient-il.

Bien que Ferdinand Cheval insista toute sa vie sur le fait qu'il avait vu en rêve cet «ensemble merveilleux» des années avant de s'atteler à sa construction, les cartes postales, qui firent leur apparition à la fin du XIXe siècle, et les toutes premières revues illustrées, à l'instar du Magasin pittoresque, qu'il transportait dans sa besace de facteur, ont sans doute fortement influencé son travail, en cela qu'elles furent un vecteur de découverte du monde pour ce fils de paysans qui ne quitta jamais sa région natale.

Agrégat d'expressions architecturales lointaines

Son monument exubérant, dont la façade orientale évoque à première vue le temple d'Angkor Vat aux yeux de bien des visiteurs, est habité de références aux expressions architecturales lointaines, c'est un éloge de l'exotisme: le Palais idéal est tout à la fois un temple hindou, une mosquée arabe, une grotte de la Vierge Marie, un chalet suisse, un tombeau égyptien, selon les indications fournies par son bâtisseur: «Est-on dans l'Inde, en Orient, en Chine, en Suisse; on ne sait, car les styles de tous les pays et de tous les temps sont confondus et mêlés», écrit-il dans un texte autobiographique rédigé en 1911.

Cet édifice inhabitable, percé de galeries, agrémenté de tourelles et d'escaliers en colimaçon –et bâti sur un caveau souterrain dans lequel Cheval aurait souhaité être enterré, s'il en avait eu le droit– éblouit également par ses dimensions colossales, quand on sait qu'il est l'aboutissement du «travail d'un seul homme», comme Cheval l'a gravé à même la pierre: 26 mètres de longueur, 14 m de large côté nord, 12 m côté sud, et culminant jusqu'à 10 mètres.

Le «Palais imaginaire Seul au Monde»

Le Palais idéal doit son nom à un texte du jeune poète grenoblois Émile Roux Parassac, enchanté par sa visite en 1904, dans lequel il s'adresse au facteur, évoquant «ton idéal, ton palais». Avant cela, Ferdinand Cheval l'avait baptisé provisoirement le «Palais imaginaire Seul au Monde», en hommage à son labeur solitaire. Il consacrera trente-trois ans de sa vie à son obsession, délaissant sa famille et engloutissant toute la dot de sa deuxième femme dans l'achat d'une parcelle voisine pour avoir plus de place encore.

Au long des trois décennies qu'il passa à faire sortir de terre le monument de ses songes, Cheval ne suivit pas un plan précis, comme l'enchevêtrement savant de ses motifs décoratifs, l'avalanche de détails plus extravagants les uns que les autres le laissent deviner. Il se perfectionna au fur et à mesure, en parfait autodidacte qu'il était, comme il l'avouait lui-même:

«Je n'étais pas maçon, je n'avais jamais touché une truelle; sculpteur, je ne connaissais pas le ciseau; pour de l'architecture, je n'en parle pas je ne l'ai jamais étudiée.»

Faisant fi des médisances du voisinage, se consolant avec les compliments des visiteurs étrangers ébahis qui commencèrent à venir admirer le Palais à la fin du XIXe siècle, le Facteur Cheval, bien qu'il ne cachait pas sa fierté d'avoir accompli ce tour de force, ne s'autorisa jamais à mettre le mot «art» sur sa création: «Le travail fut ma seule gloire, l'honneur mon seul bonheur», peut-on lire sur son monument. Ou cette autre déclaration: «En créant ce rocher, j'ai voulu prouver ce que peut la volonté».

Un lieu de pèlerinage pour les artistes d'avant-garde

Ne pouvant réaliser son rêve de reposer dans les entrailles de son palais, Ferdinand Cheval consacra ses vieux jours à édifier un tombeau aussi extravagant que son «temple de merveille» à l'entrée du cimetière de Hauterives. Après sa mort, en 1924, le Palais idéal, qui ne fut jamais reconnu par le monde de l'art du vivant de son créateur, sombra peu à peu dans l'oubli. Seuls les artistes d'avant-garde semblaient le trouver digne d'intérêt: le surréaliste André Breton s'y rendit dans les années 1930, suivi par Max Ernst, Gertrude Stein et Pablo Picasso. Ils le photographièrent, le croquèrent, le dessinèrent. Le Palais idéal devint un lieu de pèlerinage pour toute une génération d'artistes français, de Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely à Robert Doisneau, Brassaï, Agnès Varda.

Il serait enfantin de ne pas classer quand c'est nous, Français, qui avons la chance de la posséder, la seule architecture naïve du monde

André Malraux

Mais il faudra attendre 1969 pour que vienne la reconnaissance officielle. André Malraux, alors ministre de la Culture, l'inscrivit sur la liste des monuments historiques, arguant que «c'est le seul exemple en architecture de l'art naïf. […] Il serait enfantin de ne pas classer quand c'est nous, Français, qui avons la chance de la posséder, la seule architecture naïve du monde». Son choix fut très critiqué par les élites de l'époque, certains de ses détracteurs, l'œil rétréci par le bon goût, ne voulant voir dans l'édifice qu' «un ramassis affligeant d'insanités sorti de la cervelle d'un rustre».

En plus de sanctuariser l'œuvre époustouflante de ce facteur rural qui y sacrifia sa vie et sa réputation, ce classement permit de sauver le monument de la ruine à laquelle il était voué en raison du manque de compétences techniques de son maître d'œuvre: faute de traitement adéquat, les structures métalliques que Cheval avait ingénieusement utilisées pour consolider l'édifice étaient rongées par la rouille et menaçaient de s'effondrer.

Bien que le Palais idéal reste unique en son genre, on trouve désormais d'autres exemples d'art brut dans le domaine de l'architecture à travers le monde, à l'instar des Watts Towers, à Los Angeles, la Maison Picassiette, à Chartres, ou la cathédrale de Nuestra Señora del Pilar, près de Madrid.

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