Monde

Espagne: Requiem pour les droits de l'Homme

Temps de lecture : 3 min

Dictateurs de tous les pays, réjouissez-vous, les juges espagnols n'ont plus le droit de vous poursuivre: le parlement a modifié une loi restreignant le champ d'action des juges.

Gendarme du monde est un rôle difficile à assumer pour l'Espagne. Si difficile que la gauche et la droite, mettant de côté leur profond désaccord sur la manière de sortir le pays de la crise, ont voté d'une seule voix le 15 octobre dernier la fin de la compétence espagnole qui, au nom de la justice universelle, permettait aux juges de poursuivre des responsables étrangers. Pour les associations de défense des droits de l'Homme ainsi que pour une bonne partie de la gauche de la gauche et de l'opinion publique, la modification de la loi organique sur l'organisation de la justice qui vient d'avoir lieu équivaut à faire une standing ovation à Pinochet. Il faut dire que l'Espagne, avec le juge Baltasar Garzón, était l'une des nations développées les plus actives en matière de poursuites pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre ou crimes de masse.

Retour en arrière. En 1998 déjà, le juge Garzón avait mis dans l'embarras le gouvernement de José María Aznar en faisant arrêter le dictateur chilien à Londres. Après une âpre bataille juridique de plus de 500 jours, il avait pu finalement rentrer dans son pays. Mais l'espoir suscité par cette première action chez les victimes du monde entier avait fait de Garzón un symbole dans la lutte contre les atrocités commises par des dirigeants politiques. La porte semblait ouverte pour d'autres opérations. C'était compter sans la diplomatie.

Depuis l'arrestation de Pinochet, l'Audience nationale - la plus haute instance pénale espagnole - a ouvert des dizaines de procédures au nom du principe de justice universelle. Avant le vote de la nouvelle loi, une quinzaine d'actions pour des faits de crimes contre l'humanité ou de masse étaient en cours: parmi celles-ci, une contre d'anciens conseillers de Georges W. Bush pour leur responsabilité dans la création de Guantanamo et une autre contre de hauts gradés de l'armée israelienne pour un bombardement à Gaza en 2002 dans une opération contre le Hamas. Un juge avait même annoncé son intention d'interroger des dirigeants chinois à propos de la sanglante répression de 2008 au Tibet.

Or, les Etats-Unis, Israël ou la Chine sont des alliés de premier ordre pour l'Espagne qui, de surcroit, va prendre la présidence de l'Union Européenne en janvier 2010. Le président du gouvernement José Luis Rodríguez Zapatero devait donc agir avant la fin de l'année, pour s'assurer une coopération totale et un appui sans faille de ces pays si importants dans les relations internationales. Signalons que ni les Etats-Unis, ni Israël, ni la Chine n'ont ratifié le Statut de Rome qui a créé la Cour Pénale Internationale (CPI) en 1998 et qu'ils refusent systématiquement qu'un pays tiers entame une procédure judiciaire sur des faits les concernant.

Pour Zapatero et ses alliés de circonstances, la vocation de l'Espagne n'est pas de faire la loi à des milliers de kilomètres de chez elles. Pour les partisans d'une justice mondialisée, il s'agit là d'un pas en arrière et les droits de l'homme ont été de nouveau bafoués. Baltasar Garzón parle même de honte. "Dans un monde de plus en plus globalisé, que la justice le soit aussi ne me paraissait pas illogique", a-t-il déclaré au lendemain du vote. Pour les autorités politiques espagnoles, il semble que la logique économique ait prévalu sur la question des droits de l'homme. Les pays pointés du doigt par l'Audience nationale sont, souvent, des partenaires économiques. En pleine crise, il faut les préserver.

Le nouveau texte prévoit tout de même la possibilité d'ouvrir des procédures pour crimes contre l'humanité, mais uniquement si des citoyens espagnols sont impliqués (en tant que victimes ou bourreaux). Le champ d'action des juges est donc bel et bien limité depuis la mi-octobre et plusieurs dossiers vont être refermés et jetés aux oubliettes. Pas si étonnant que cela dans un pays qui a si mal à sa mémoire et qui n'a pas véritablement réglé le problème de la dictature franquiste et de ses exactions ayant provoqué, dans les deux camps, des milliers de morts.

Marc Fernandez est journaliste, spécialiste de l'Espagne et de l'Amérique latine.
Co-auteur, avec Jean-Christophe Rampal, de La ville qui tue les femmes, Enquête à Ciudad Juárez et Pinochet, un dictateur modèle (Hachette Littératures) et du roman Narco Football Club (éditions Moisson Rouge).

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Image de une: le président chinois Hu Jintao et le Premier ministre espagnol José Luis Rodriguez Zapatero à Madrid en 2005 REUTERS/Sergio Perez

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