On dit que les nanotechnologies sont minuscules, mais qu’elles pèsent sacrément lourd...
Merci d’avoir évacué ce jeu de mot dès le début de cette interview…
Mais je dois dire que je perds le fil lorsqu’un spécialiste se met à parler de graphène ou de nanotubes. Les nanotechnologies, c’est quoi, dans le fond? Est-ce qu’elles méritent vraiment notre intérêt?
Au sens large, les nanotechnologies impliquent la manipulation délibérée de la matière à l’échelle atomique. Ce qui signifie qu’elles sont sans doute aussi vieilles que notre compréhension des atomes. Si l’on écoute les «nano-évangélistes», ces technologies pourraient transformer en profondeur notre expérience de la culture matérielle. Elles pourraient nous permettre d’assembler toutes sortes de choses (des aliments, des vêtements, etc.) à partir de blocs construits avec des atomes bruts. Cela relève certes encore quelque peu de la science-fiction, mais même les plus sceptiques reconnaîtront que les nanotechnologies ont déjà été à l’origine d’avancées appréciables.
Les discussions traitant directement de ces technologies remontent au moins à la fin des années 1950. C’est à cette époque que le célèbre physicien Richard Feynman a donné son discours phare: «There’s Plenty of Room at the Bottom» [«Il y a beaucoup de place en bas»]. Ce discours était consacré aux promesses de l’ingénierie sous-moléculaire. Dans cet exposé –et dans celui qui porte le même nom, prononcé en 1984–, Feynman affirme que le fait de travailler à l’échelle nanométrique nous conférerait une liberté phénoménale. Si nous parvenions à manipuler les atomes de manière efficace, il serait selon lui théoriquement possible de «faire tenir les vingt-quatre volumes de l’Encyclopaedia Brittanica sur la tête d’une épingle».
Feynman parlait ici –littéralement– d’espace disponible, mais c’est une autre caractéristique qui rend les nanotechnologies véritablement prometteuses: à son échelle infinitésimale, la matière atomique se comporte parfois de manière inhabituelle. À ce stade, les effets quantiques (ainsi que d’autres phénomènes) entrent en scène; ils nous permettent d’utiliser des atomes individuels de nouvelles manières. Il est ainsi possible d’exploiter les propriétés antibactériennes des particules d’argent et de les utiliser dans (par exemple) les machines à laver. En pratique, aujourd’hui, la plupart des spécialistes des nanotechnologies se focalisent sur l’exploration de ces propriétés; ils ont ainsi véritablement impacté de nombreux projets dans le domaine de la science des matériaux. Mais le plus fascinant et à venir: des ingénieurs pensent que des feuilles de carbone épaisses d’un seul atome (le graphène, vous savez, le truc dont vous ne vouliez pas entendre parler) pourraient être utilisées dans d’innombrables secteurs, depuis la purification d’eau jusqu’à la fabrication d’appareils électroniques.
Vous dites que ces trucs sont «petits». Mais «petits» à quel point?
Vraiment minuscules! La National Nanotechnology Initiative explique que «dans le Système international d’unités, le préfixe nano signifie un-milliardième, ou 10-9; autrement dit, un nanomètre mesure un-milliardième de mètre.» Pour mettre les choses en perspective, la NNI rappelle qu’un follicule de cheveu humain peut atteindre une épaisseur de 100.000 nanomètres. Travailler à cette échelle implique de travailler bien au-delà des capacités de l’œil nu –et au-delà de celles des microscopes conventionnels.
Mais alors, est-ce qu’on peut les voir?
Eh bien oui, c’est possible! Et l’invention du microscope à effet tunnel y est pour beaucoup. Ce dernier permet aux chercheurs de créer des images à des résolutions inférieures à un nanomètre. Et cette machine permet même à ses utilisateurs de manipuler les atomes; en 1989, les physiciens Don Eigler et Erhard K. Schweizer sont ainsi parvenus à écrire le logo de leur entreprise –IBM– à l’aide de trente-cinq atomes individuels de xénon.
Je me souviens d’un truc au sujet des nanotechnologies: elles seraient liées à une «gelée grise». Peu ragoûtant…
La gelée grise est le scénario catastrophe du monde des nanotechnologies: une apocalypse à base de nano-robots. Je vous la fais courte: Feynman estimait qu’il était possible de construire une série d’outils de téléprésence de plus en plus miniaturisés. L’idée étant d’élaborer une petite machine contrôlée à distance –une machine qui vous permettrait de construire une autre machine encore plus minuscule… et ainsi de suite jusqu’à l’échelle nanométrique. Une fois arrivé à ce stade, vous auriez des outils littéralement capables de déplacer les atomes et de les assembler pour former d’autres robots microscopiques.
Feynman traite ce scénario comme une expérience intellectuelle passionnante, guère plus; pourtant, certains l’ont pris au sérieux –et l’ingénieur K. Eric Drexler fut sans doute le premier d’entre eux. Dans Engins de création, publié en 1986, Drexler explique que nous pourrons –un jour, peut-être– faire plus que construire des machines capables de manipuler la matière atomique: ces machines pourraient également être capables d’autonomie et d’autoréplication; elles seraient en mesure d’effectuer toutes ces tâches sans intervention humaine.
Ces minuscules machines commenceraient alors à transformer leur environnement à leur image, éradiquant par là-même toute forme de vie organique
Mais Drexler met également le lecteur en garde. Des réplicateurs atomiques mal contrôlés pourraient provoquer ce qu’il appelle «le problème de la gelée grise»: ces minuscules machines commenceraient alors à transformer leur environnement à leur image, éradiquant par là-même toute forme de vie organique.
Autrement dit, Drexler a doublement influencé l’image des nanotechnologies dans l’imaginaire populaire: il a suscité l’enthousiasme quant à leur potentiel –et provoqué la panique quant à leurs risques supposés. Des promesses et des dangers sans doute surestimés, du moins si l’on se base sur l’envergure réelle de nos travaux actuels.
Le livre de Drexler a bien trente ans, non? Des machines capables d’autoréplication ont-elles vu le jour depuis?
Non.
Cela va-t-il venir?
Ce n’est sans doute pas pour demain. Et la chose restera peut-être impossible. Dans un article publié en 2001, le chercheur (et lauréat du prix Nobel) Richard E. Smalley a théorisé ce qu’il appelle le «problème des gros doigts»: il serait selon lui incroyablement difficile de créer une machine capable de manipuler des atomes individuels. Et ce parce que le robot en question ne pourrait remplir sa fonction sans être muni de multiples membres. Les systèmes chargés de contrôler ces membres seraient encore plus volumineux; au bout d’un certain point, il deviendrait impossible de travailler à l’échelle nanométrique. Smalley en conclu qu’au fond, «il n’y a pas tant de place que cela» (en bas) –clin d’œil malicieux au discours de Feynman.
Mais les objections de Smalley n’ont pas fait l’unanimité – et Drexler était le plus dubitatif de tous. En réalité, la plupart des chercheurs et des ingénieurs ne pensent pas aux micro-robots lorsqu’ils disent travailler avec les nanotechnologies. Ils veulent sans doute dire qu’ils travaillent à l’échelle nanométrique, rien de plus.
Et de toutes les façons nos technologies, même les plus avant-gardistes, n’arrivent pas à la cheville de ces hypothétiques robots miniatures capables d’autoréplication. Inutile, donc, de se faire du mauvais sang en songeant à la gelée grise des scénarios catastrophes.
Et si j’étais accro à l’angoisse? Y-a-t-il autre chose qui pourrait me flanquer la frousse?
Au fil des vingt dernières années, l’intégration de nanomatériaux à des biens de consommation est devenue de plus en plus courante. Schoeller, un grand fabricant de textile, applique par exemple une «finition NanoSphere» à certains tissus pour les rendre plus résistants à l’eau et à la saleté sans pour autant sacrifier la «respirabilité» du vêtement. Selon le Woodrow Wilson International Center for Scholars, 1.628 articles de ce type ont été commercialisés depuis la seule année 2005. On trouve des nanomatériaux partout: pantalons, vernis à ongle, plâtre...
Certains ont fait part de leurs inquiétudes quant à ces matériaux. Des études ont par exemple indiqué que l’inhalation de nanotubes de carbone pouvait s’avérer néfastes pour les poumons, et pouvait provoquer l’apparition d’une fibrose pulmonaire. De tels phénomènes pourraient ainsi nuire à la santé des ouvriers pendant la fabrication, mais il est difficile de déterminer dans quelle mesure ils pourraient nuire aux utilisateurs de ces produits. S’il y a des nanotubes dans le cadre de votre vélo, il est peu probable que vous en inhaliez assez pour courir un véritable danger.
Mais les bonnes nouvelles sont également au rendez-vous! Les nanotechnologies présentent un fort potentiel dans le domaine médical. Nous pourrions par exemple assister à l’apparition d’outils nanotechnologiques tels que des boîtes quantiques facilitant le diagnostic et le traitement des cancers. Mais les nanotechnologies seront sans doute plus souvent dans les coulisses que sur le devant de la scène. Elles faciliteront et amplifieront les stratégies biomédicales existantes.
Les nanotechnologies ne sont pas vraiment une discipline ou un champ de recherche à part entière; il s’agit plutôt d’un éventail englobant une vaste gamme d’autres domaines d’étude
Donc lorsqu’on parle des nanotechnologies, on évoque leur fabrication, la «gelée grise», la médecine, et tout un tas de choses… qui n’ont pas grand-chose à voir les unes avec les autres.
Ouaip… Les nanotechnologies ne sont pas vraiment une discipline ou un champ de recherche à part entière; il s’agit plutôt d’un éventail englobant une vaste gamme d’autres domaines d’étude. De ce point de vue, elles serviront sans doute plus de ponts vers l’innovation dans les domaines en question que de forces transformatrices à part entière.
Combien de temps faudra-t-il attendre avant de voir des nanotechnologies vraiment révolutionnaires en action?
Il n’est jamais sage de faire des prédictions, mais je pense qu’il nous faudra attendre un bon bout de temps. Je vais prendre un exemple: la véritable révolution des méthodes de fabrication à base de nanotechnologies interviendra certainement lorsqu’elles seront utilisées plus largement dans la production de transistors miniatures (entre autres dispositifs semi-conducteurs). Ce déploiement des nanotechnologies pourrait révolutionner les appareils électroniques de tous types. Toutefois, même les prévisionnistes les plus optimistes estiment qu’il faudra attendre entre dix et quinze ans pour voir apparaître la nanoélectronique dans les produits de grande consommation.
Dans la version de 1984 de son discours emblématique, Feynman affirme qu’il est nécessaire de parler «non pas ce qui est réalisable aujourd’hui, mais ce qui est réalisable en principe». Il explique qu’il pourrait être possible de «construire un ordinateur dont chaque pièce (…) serait composée d’un seul atome» –désignant par là-même une version précoce de l’informatique quantique. En définitive, cette idée pourrait constituer un véritable tremplin pour les nanotechnologies plus révolutionnaires.
Le grand défi récemment lancé aux chercheurs par Maison-Blanche va dans ce sens. Selon ses auteurs, au cours de la prochaine décennie, «les innovations nanotechnologiques devront être développées en étroite coordination avec les nouvelles architectures informatiques, et devront reposer sur notre compréhension croissante du fonctionnement du cerveau». Si ce projet aboutit, les nanotechnologies changeront bel et bien notre vie –à petite comme à très grande échelle.