Culture

«Nocturama», film d’action et troublant opéra crépusculaire

Temps de lecture : 5 min

Difficile de l’ignorer, le nouveau film de Bertrand Bonello conte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui posent des bombes dans Paris. Film magnifique et problématique, la nouvelle réalisation de l’auteur de «Saint Laurent» suscite bien assez d’émotions et de questions chez ses spectateurs pour qu’on ait cru pouvoir en parler sans craindre de dévoiler des aspects de l’intrigue, ce qui n’en réduit nullement la puissance.

«Nocturama» © Carole Bethuel I Wild Bunch Distribution
«Nocturama» © Carole Bethuel I Wild Bunch Distribution

Notre entretien avec Bertrand Bonello au sujet de son nouveau film Nocturama est à lire ici.

En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.

Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.


À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.

Désirs et délires

Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.

Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.

Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.

Bonello est cinéaste. Il se situe à sa place. Celle de quelqu’un qui a vocation à composer des représentations en rapport avec la réalité, qui à la fois la reformulent et l’interrogent

Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015.

Fiction de genre

Il est possible de laisser bientôt ce trouble se transformer en simple refus, en «on ne peut pas parler de ça comme ça aujourd’hui», écho au très contestable «expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser» du Premier ministre après les attentas de janvier 2015, qui avait suscité à juste titre une vigoureuse réaction des chercheurs, lesquels ont depuis au contraire produit collectivement un considérable travail de description des possibilités de recherches et d’explication, remis au gouvernement.

Bonello n’est ni chercheur ni homme politique, ni policier ni juge ni journaliste. Il est cinéaste. Il se situe à sa place. Celle de quelqu’un qui a vocation à composer des représentations en rapport avec la réalité, qui à la fois la reformulent et l’interrogent. C’est précisément ce que fait Nocturama, avec les outils d’une fiction assumée, revendiquée. Une fiction qui s’inspire très clairement du cinéma de genre, film d’horreur et film de siège, pour susciter chez ses spectateurs des questions à partir d’émotions. Soit la seule définition qui vaille d’une œuvre d’art.

À ces questions, inutile de dire que Bonello n’a pas plus de réponse que quiconque. Nocturama nait d’une sensibilité à un état du monde, notre monde, un état où suinte en de multiples endroits une violence moins aveugle que muette ou balbutiante, qui n’a pas forcément de mots pour se dire et encore moins de raisonnements pour se justifier mais qui n’en est pas moins là. Cette violence spectrale est d’autant plus inquiétante que les passages à l’acte, de manière individuelle ou groupusculaire, sont à présent perçus comme des possibles, de la part de gens qui sont loin d’avoir comme cadre de référence un ensemble doctrinal cohérent, quel qu’il soit.

Évacuer la psychologie

Les protagonistes de Nocturama ne sont pas assurément pas des islamistes, ils ne renvoient d’ailleurs à aucune autre idéologie particulière sauf, si on veut, au nihilisme –mais réduit à un appel du néant, à un pur rejet de l’état du monde, bien plus simpliste que ce que furent en leur temps les thèses de Max Stirner ou les tourments de Stavroguine.

David, Greg, Yacine, Sabrina, Omar, Sarah et les autres ne sont les représentants de rien de spécifique, on ne saura rien de leur histoire personnelle, ils n’exprimeront aucune revendication ni aucun programme, ne crieront aucun slogan.

En action, ils sont l’incarnation d’un refus dont le film prend acte, sans jamais l’approuver, encore approuver la manière dont il se traduit (les bombes), sans les condamner non plus.

C’est là. Ils font ça.

Bloqués ensuite dans le grand magasin, ce qui semblait partagé par eux tous se décline en une foule de comportements, de dérapages, de tentatives de faire avec, de profiter, de se masquer. Le moins qu’on puise dire est que là non plus le film ne les justifie pas.

On y lit à la fois un refus violent, spectaculairement destructeur de la réalité, et, en fait, une soumission aux codes et ressorts de celle-ci

Il prend cette accumulation de gestes comme des symptômes, y compris dans leurs contradictions, leur puérilité, leur naïveté, leur maladresse, leur innocence même.

Une beauté qui dérange

C’est peut-être le plus effrayant du film, cette combinaison d’un refus violent, spectaculairement destructeur de la réalité, et des innombrables formes d’acceptation désirante, et en fait de soumission aux codes et ressorts de cette même réalité.

Qui se souvient de la communauté de De la guerre, et surtout du bordel de L’Apollonide, connaît l’intérêt et le talent de Bertrand Bonello pour décrire des communautés closes et en butte à l’état du monde. Des collectivités d’êtres définis par leur présence et leurs actes, et qui font exister pour le spectateur des sensations, des rapports au monde, sans être porteurs d’un discours ou d’une causalité socio-psychique comme il est d’usage.

Dans Nocturama, faisant écho aux événements sinistres qui marquent notre présent –les attentats bien sûr, les montées symétriques des racismes, des communautarismes et des intégrismes, y compris franco-français, mais aussi de multiples autres formes de violence, d’incompréhension, de blocages et de rejets–, Bonello en donne cette mise en œuvre effrayante et envoûtante, où la beauté dérange et déstabilise, incite à s’interroger.

Nocturama

De Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.

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