Lors d'un grand moment des récents Jeux olympiques de Rio, le record du monde du 400m du Sud-Africain Wayde van Niekerk, le journaliste de France 2 Patrick Montel a eu en substance ce commentaire: quand il avait vu l'Américain Michael Johnson battre en 1996 le record du monde du 200m (19"32, record récupéré par Usain Bolt en 2008), et en 1999 celui du 400m, il ne pensait pas voir ensuite ces marques améliorées de son vivant.
Si les champions d'athlétisme remettent leur titre en jeu tous les deux ou quatre ans, un record peut les inscrire dans l'histoire de leur discipline, et dans notre mémoire, pour une période bien plus longue. Dans le cas de l'Américain Mike Powell, cela fait un quart de siècle pile qu'on attend de voir un athlète retomber au-delà des 8m95 qui le sacrèrent champion du monde et recordman du monde du saut en longueur, le 30 août 1991 à Tokyo. Un record mythique, contrairement à d'autres –qui se souvient que, en cette année 2016, on a fêté les trente ans de trois records eux aussi toujours gravés sur les tablettes, ceux des lancers du poids, du marteau et du disque?–, car relevant d'une combinaison parfaite, rarissime: un duel au sommet entre deux athlètes, une énorme surprise, un record effacé qui était lui-même légendaire, et enfin vingt-cinq années de course-poursuite infructueuse.
«Il était impossible d'inventer un scénario pareil»
Je me souviens, le lendemain de l'exploit de Powell, de la une de L'Equipe, barrée de ce chiffre tellement imposant et inimaginable que la rédaction du quotidien avait choisi d'en faire son simple gros titre: «8m95».
J'avais neuf ans, l'âge des premières émotions sportives, et je découvrais en vrac, cette année-là, que le sport pouvait être cruel et magnifique. Et, dans le cas de cette soirée de Tokyo, les deux. Magnifique pour le vainqueur, Powell. Cruel pour le perdant, Carl Lewis, l'homme qui depuis une décennie était vu comme celui qui, un jour forcément, battrait les 8m90, vieux de près d'un quart de siècle, de son compatriote Bob Beamon.
«Ce soir-là à Tokyo, si vous aviez été écrivain ou scénariste, si vous aviez inventé cette histoire et si vous aviez été voir un éditeur pour la lui vendre, il vous aurait raccompagné en riant car il était impossible d'inventer un scénario pareil», racontait en 2004 Jeffrey Marx, biographe de Lewis, lors d'une série documentaire consacrée par Arte aux grands duels du sport. L'histoire d'un éternel second qui connaît un moment de grâce et d'une star battue alors qu'elle atteint pourtant son apogée.
«Si lui est capable de réussir six bons sauts, il ne m'en faut qu'un»
Quand les concurrents se présentent dans le stade national de Tokyo, le 30 août 1991, le titre comme le possible record semblent promis à Lewis, double champion olympique et du monde en titre. Dans cette épreuve qui est sa préférée, il a réalisé en 1983 ce qui était alors la deuxième performance de tous les temps (8m79) et est invaincu depuis soixante-cinq concours d'affilée –dont quinze où il a battu Mike Powell, qui a décroché l'argent derrière lui aux JO de Séoul. Deux mois avant Tokyo, lors des championnats des États-Unis, Lewis a maintenu son invincibilité pour un petit centimètre, au dernier essai –et Powell lui a lancé: «Un jour, je t'aurai.» Cinq jours avant leurs retrouvailles japonaises, il a repris le record du monde du 100m à son compatriote Leroy Burrell au terme d'une course magnifique, qui fut longtemps jugée comme l'une des plus serrées de l'histoire, avec six coureurs sous les dix secondes.
«Si lui est capable de réussir six bons sauts, moi, il ne m'en faut qu'un.» C'est le mantra que s'est lancé avant le concours un Powell qui sait qu'à la régularité, il sera toujours battu, mais qu'un titre de champion du monde n'est pas affaire de moyenne, encore moins un record du monde. Ces six bons sauts, Lewis va effectivement les réaliser, avec une série d'une densité inédite dans l'histoire de la discipline: cinq bonds à plus de 8,68m et un saut aux alentours de neuf mètres, mais mordu. «Il y avait une atmosphère surnaturelle, presque enchantée. La foule hurlait. Je ne comprenais pas ce qu'ils disaient mais on m'a dit qu'ils invoquaient les vents magiques», se remémorait, dans le documentaire d'Arte, son agent Joe Douglas de cette soirée où la menace d'un typhon planait sur la capitale japonaise, faisant brusquement se lever puis retomber le vent.
Alors que Powell prend son élan pour réaliser son quatrième essai, Lewis, qui mène largement le concours, fait les cent pas derrière lui en survêtement, comme pour le surveiller ou lui mettre la pression. L'Américain pousse un cri en s'élevant et retombe loin, très loin, vers les 9 mètres –mais en mordant. Il fulmine autour des officiels tandis que le ralenti montre le bout de sa chaussure mordre la mince couche de plasticine verte. Mais il a prouvé qu'il pouvait sauter très loin, qu'il pouvait gêner Lewis, qui a bien compris le message. Après une course d'élan d'une fluidité parfaite, le champion sortant, sans un cri, retombe à 8m91 pour son quatrième essai. Un centimètre de mieux que le bond de Bob Beamon, ce record «long comme une Cadillac», a un jour dit Lewis, mais un centimètre qui s'efface dans le vent, dont la vitesse est mesurée à 2,9m par seconde: or, pour qu'un record soit homologué, elle ne doit pas dépasser 2 mètres...
«Il ne le répétera peut-être jamais plus»
Pour devenir champion du monde, Powell, boule de muscles à l'allure féroce typique de l'athlétisme américain des années 1990, doit désormais sauter plus loin qu'aucun athlète ne l'a fait avant lui. Sur son cinquième saut, il crie encore. Retombe vers les neuf mètres, encore. Cette fois-ci, le vent est quasiment à plat, la planche impeccable. Pendant que Powell, fébrile, tape dans les mains en attendant que son saut soit mesuré, on voit Lewis figé sur place à un autre endroit de la piste, en train de maintenir son échauffement. Soudain, Powell explose, bras levés, et entame un tour de virage à la vision des trois chiffres qui viennent de s'afficher à l'écran: 8m95. «Un mur est tombé», éditorialisera L'Équipe le lendemain.
«Je savais que je pourrais le faire. Je savais que cela exigerait une situation parfaite: une piste impeccable, un plateau relevé, être distancé, mon dernier saut, commentera Powell après la compétition. Bon, cela ne s'est pas exactement fini comme ça. Ça n'était pas mon dernier saut. Mais tout le reste s'est goupillé à la perfection.»
Une perfection qu'aurait encore pu gâcher Lewis, à qui il restait deux essais. Après avoir lui-même mordu son dernier saut, Powell prie, les mains jointes, que son concurrent ne batte pas son record: «J'ai été habitué pendant tellement longtemps à le voir revenir et gagner. Je pensais "Pourquoi pas encore ce soir?". J'espérais et je priais que cela ne soit pas le cas, mais au fond de moi, je pensais qu'il allait me battre.» Le dernier saut de Lewis est mesuré à 8m84, si loin et si près à la fois, épilogue d'un concours fabuleux de la part de la star de l'athlétisme américain, qui résumera d'un sec commentaire la beauté amère de ce moment: «C'était le meilleur saut de sa vie et il ne le répétera peut-être jamais plus.»
Le record du monde qui n'a jamais existé
Pour un Powell qui améliore d'un coup son record personnel de trente centimètres, ce 30 août 1991 est un moment de grâce comme l'avait été, dans la carrière de Bob Beamon, le 18 octobre 1968. Dans une compétition où l'histoire semblait s'emballer (deux jours plus tôt, les sprinteurs Tommie Smith et John Carlos avaient levé le poing noir des Black Panthers sur le podium, deux jours plus tard, le sauteur en hauteur Dick Fosbury léguait à la postérité la technique qui porte son nom), le longiligne sauteur américain avait offert à l'athlétisme un de ses moments les plus planants: porté par le vent, l'altitude, l'orage qui gronde, par son propre talent, surtout, il avait volé cinquante-cinq centimètres au-delà du record du monde de l'époque dès son premier saut. Un saut si long qu'il faudra un temps interminable pour que les officiels le mesurent. 7% de mieux d'un coup, un peu comme si Usain Bolt abaissait son record du monde du 100m de 9"58 à un peu moins de 9 secondes...
Contrairement à Powell, Beamon avait assassiné le concours, se contentant ensuite d'un saut pendant que ses concurrents se bagarraient pour les accessits. Il ne ressautera jamais plus de 8m20 avant, retraité de l'athlétisme, de voir pendant une décennie ses successeurs plafonner à quarante centimètres de sa marque, puis d'assister à l'émergence d'une nouvelle génération (les Américains Lewis, Powell et Myricks mais aussi le Soviétique Emmiyan, qui se rapprocha à 8m87 un jour de mai 1987) capable de titiller, puis battre son record. Après son jour de gloire tokyoïte, Powell ne sautera lui jamais plus de 8m70, décrochant néanmoins un second titre de champion du monde en 1993, à Stuttgart, avant de finir sa carrière sur une terrible blessure aux JO d'Atlanta, lors d'un concours remporté par... Carl Lewis.
Parti à la retraite dans la foulée, il a depuis pu voir plusieurs générations de sauteurs se casser les dents sur son record, le meilleur saut enregistré depuis sans l'aide du vent étant de 8m74. Il a aussi vivement protesté, lui qui n'a jamais été contrôlé positif mais a fait partie des clients du sulfureux nutritionniste Victor Conte, quand le président de la Fédération anglaise d'athlétisme a suggéré de remettre à zéro tous les records pour effacer l'ardoise du dopage.
Le sien lui a déjà échappé une fois, avant de lui revenir dans un coup de pouce inespéré du destin. Le 29 juillet 1995, dans le brouillard et l'altitude de la station italienne de Sestrières, le Cubain Ivan Pedroso, que tout le monde attend comme le premier homme au-delà de 9m, saute 8,96m avant de voir son record non homologué six mois plus tard pour une rocambolesque histoire de juge qui, en se plaçant devant l'anémomètre, aurait faussé la mesure du vent. Alors que le record de Beamon avait été qualifié en son temps de «bond dans le XXIe siècle», on attend toujours l'homme capable de faire mieux que Powell et nous offrir le «saut dans le XXIIe siècle». Mais, au vu des résultats des derniers JO, il faudra sans doute attendre un moment avant que des enfants de 9 ans ne découvrent le chiffre de 9m en une de L'Équipe.