Les héroïnes du feuilleton de l’été sont, d’une certaine manière, des pestiférées consentantes. Vêtues de leur (désormais) célèbre burkini, elles affolent jusque dans les plus hautes sphères de l’État à cause de leurs excès de pudeur. Aux yeux du Premier ministre Manuel Valls en personne, elles sont une provocation contre laquelle «la République doit se défendre».
La polémique, on le sait, est venue d’un arrêté municipal interdisant à Cannes le port de cette tenue islamique au nom de la sauvegarde de l’ordre public, du respect des bonnes mœurs, de la laïcité, des règles d’hygiène et de sécurité. Mais le directeur général des services de la Ville de Cannes, Thierry Migoule, n’a pas fait mystère que derrière cet inventaire à la Prévert, l’intention était surtout de bannir des «tenues ostentatoires qui font référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre». Et l’initiative n’en finit plus de faire des émules: on recense désormais près d’une vingtaine de municipalités ayant adopté des arrêtés d’interdiction similaires. Il n'est d'ailleurs plus seulement question d'interdire le burkini: une femme a été verbalisée à Cannes pour le port d'un simple hijab.
Contre toute attente, la justice administrative semble d’ailleurs estimer que de telles décisions ne sont pas entachées d’illégalité manifeste. Prenant le contrepied de la jurisprudence «Wissous Plage», le tribunal administratif de Nice, suite aux procédures lancées par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et la Ligue des droits de l’homme (LDH), a déjà rendu deux ordonnances de référé donnant (temporairement) gain de cause aux villes de Cannes et Villeneuve-Loubet. Il appartient désormais au Conseil d’État, saisi en appel par le CCIF et la LDH, de trancher sur le fond. Mais dans l’attente, il est permis de questionner les enjeux politico-juridiques du débat national autour du burkini, au-delà des appels incantatoires à la sauvegarde de l’ordre public, de la laïcité ou du droit des femmes.
De quoi le burkini est-il le non?
Avant même de s’interroger sur le bien fondé des interdictions, il faut s’entendre clairement sur l’objet du «délit». Le burkini n’est évidemment pas un vêtement anodin: il témoigne d’une interprétation rigoriste de l’islam, et plus spécifiquement d’une adhésion à l’idée que la présence des femmes dans l’espace public est subordonné à une obligation de pudeur. Mais pour autant, le port de cette tenue ne constitue pas en soi une revendication (comme l’a notamment déclaré le Premier ministre…), en ce sens qu’il n’implique pas la reconnaissance d’un droit spécifique ou d’un traitement dérogatoire, contrairement par exemple à la pratique du voile intégral.
En effet, contrairement à ce que laisse entendre son appellation trompeuse, le burkini n’est pas l’équivalent d’une «burqa de plage». Le voile intégral, tout en étant un symbole ultime de la misogynie religieuse, est surtout un dispositif –au sens théâtral du terme– qui confère à celle qui le porte une position abusive: la femme qui revendique pour elle-même le droit de dissimuler son visage réclame obligatoirement contre autrui le droit de ne pas être reconnaissable et, plus exactement, le pouvoir de choisir arbitrairement les personnes «habilitées» à l’identifier. Et c’est pourquoi le la Cour européenne des droits de l’homme a validé son interdiction par la France, non au nom du respect de l’égalité entre hommes et femmes ou du respect de la dignité humaine, mais en estimant légitime que «les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée».
Or, le port du burkini n’implique rien de cet ordre. Certes, la femme qui adopte cette tenue malmène une convention sociale, en affichant ostensiblement son puritanisme dans un espace dédié au bien-être corporel, mais elle n’empiète pas stricto sensu sur la liberté d’autrui et ne revendique concrètement aucun droit particulier (sinon celui de profiter des plaisirs balnéaires sans abdiquer sa foi). C’est pourquoi l’interdiction du burkini ne saurait a priori être justifiée au nom du principe de laïcité, dans la mesure où le port de ce vêtement n’implique pas à proprement parler de «se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers»[1], comme le suggère maladroitement le juge des référés du tribunal administratif de Nice pour valider au forceps l’arrêté de la municipalité cannoise.
Du reste, si le burkini peut légitimement être regardé comme archaïque au regard de l’évolution des mœurs françaises en matière de mixité, il faut rappeler qu’il est loin de faire l’unanimité chez les fondamentalistes musulmans. D’une part parce que ce vêtement ne dissimulerait pas encore suffisamment les formes féminines à leurs yeux. Et d’autre part parce qu’il serait quoiqu’il en soit toujours interdit à une musulmane de se baigner en présence d’autres hommes, à l’exception de ses mahrams (soit son époux ainsi que les hommes avec lesquels le mariage est formellement impossible en raison de leur lien de parenté). Paradoxalement, et c’est là toute la singularité de la mode dite pudique, le burkini est donc perçu par certains comme un défi aux valeurs de la République tout en étant regardé par d’autres comme une intolérable subversion des normes islamiques. De telle sorte que cette nouvelle polémique donne le désagréable sentiment d’assister, non à un véritable débat sur les droits des femmes, mais, selon les mots du philosophe Étienne Balibar, à une énième «lutte de prestige entre deux pouvoirs mâles qui tentent de (…) contrôler [les femmes de culture musulmane], l’un pour le compte de l’autorité patriarcale enveloppée de religion, l’autre pour le compte de l’autorité nationale enveloppée de laïcité».
Le féminisme universaliste contre la laïcité française
Mais les partisans de l’interdiction du burkini ne se retranchent pas tous derrière la laïcité. Bien au contraire, d’aucuns estiment que le combat contre «l’islamisme» –notion aussi ambiguë que peut l’être celle d'«islamophobie»– nécessite une sorte de moratoire sur la loi de 1905. Cette revendication se fonde peu ou prou sur le syllogisme suivant: 1. le principe de laïcité garantit la liberté d’expression religieuse; 2. le voilement des femmes n’est pas une obligation coranique; 3. le port du voile peut donc être interdit au nom de l’égalité des sexes et/ou de la dignité de la personne humaine.
C’est oublier que dans notre République laïque, il incombe à l’État, comme l'écrivait le publiciste Jean Rivero en 1949, d’«accepter le fait religieux tel qu’il se présente à lui, déterminé par les règles des églises et les impératifs des consciences». Car la laïcité moderne ne se résume pas au principe de séparation des Églises et de l’État, c’est-à-dire à la consécration de l’indépendance mutuelle du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Le génie de la laïcité moderne, comme l’explique Tzvetan Todorov, est surtout d’avoir consacré l’existence d’une «troisième force», à savoir «celle de l’individu qui contrôle seul sa communication avec Dieu». Autrement dit, peu importe que le burkini –en tant que substitut du voile– soit ou non une obligation formelle en islam. Du point de vue laïque, la liberté de porter un vêtement à connotation religieuse n’est pas liée à un point de théologie mais à une question de for intérieur. Et pour cause. Si l’État ne devait définir les frontières de la liberté d’expression confessionnelle qu’en fonction des «obligations» formellement consacrées par les autorités religieuses, notre République ne serait plus un régime laïque voué à garantir la liberté de conscience des individus, mais un Concordat de fait qui transformerait cette liberté en privilège réservé aux seuls membres d’un culte «reconnu».
Par ailleurs, il ne va pas de soi que l’on puisse interdire le burkini au nom de la dignité de la personne humaine et/ou d’une défense abstraite de l’égalité des sexes. Car si l’on admet avec le juriste Emmanuel Dreyer que «la dignité humaine, ce qui fait de l’homme un être vivant distinct de tous les autres, c’est son aptitude à comprendre et à vouloir ce qu’il fait», il faut convenir qu’il est assez paradoxal d’invoquer la notion de dignité humaine pour protéger une personne contre elle-même, comme si elle n’était pas suffisamment responsable pour être absolument libre de ses choix dès lors qu’ils ne portent pas directement préjudice à autrui.
Toujours est-il que l’argument semble séduire puisque le tribunal administratif de Nice légitime l’interdiction du burkini, dans son ordonnance du 22 août, sur l’idée «que, même si certaines femmes de confession musulmane déclarent porter, selon leur bon gré, le vêtement dit “burkini”, pour afficher simplement leur religiosité, ce dernier, qui a pour objet de ne pas exposer le corps de la femme […], peut toutefois être également analysé comme l’expression d’un effacement de celle-ci et un abaissement de sa place qui n’est pas conforme à son statut dans une société démocratique».
Mais en l’occurrence, on comprend que la référence à la dignité humaine est surtout un moyen de subordonner l’exercice des libertés individuelles au respect des «bonnes mœurs» du plus grand nombre. Derrière l’appel au respect de la dignité humaine, il y a la conviction que certains choix personnels, même en l’absence de préjudice directe vis-à-vis d’autrui, doivent être catalogués comme une «faute contre l’humanité». On touche là au cœur de la plupart des controverses liées au voile islamique: les femmes qui revendiquent ici la liberté de le porter sont accusées de trahir celles qui sont contraintes de le porter ailleurs, avec l’idée que les premières auraient en quelque sorte le devoir moral de renoncer à leurs convictions personnelles pour compenser l’oppression vécue par les secondes. L’un des principaux enjeux de la polémique autour du burkini, si dérisoire en apparence, est de transformer cette injonction morale en obligation légale.
Derrière le «risque de trouble à l’ordre public», la prime à la violence
Une autre question, tout aussi cruciale, est de savoir si le «risque de trouble à l’ordre public» est une raison suffisante d’interdire le port d’une tenue religieuse. Déjà, en 1905, en réponse au député Charles Chabert, qui réclamait l’interdiction de la soutane au prétexte –entre autres– de protéger les prêtres d’éventuelles réactions d’hostilité et d’affaiblir leur prestige auprès de la population, Aristide Briand en personne refusait qu’on légifère pour ne pas «encourir […] le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule […] de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements». Et Briand d’ajouter:
«Quant au prestige dont jouit la religion dans nos campagnes, je crois qu’il serait téméraire de l’attribuer uniquement à la forme du vêtement que portent les prêtres. L’influence de l’Église tient à d’autres causes, moins faciles à détruire […].»
Un siècle plus tard, les termes de l’équation juridique ne sont guère différents, surtout si l’on considère l’édifice jurisprudentiel qui garantit aujourd’hui l’équilibre entre protection de l’ordre public et respect des libertés fondamentales. Premièrement, le risque de trouble à l’ordre public doit être réel et grave. Deuxièmement, les atteintes portées aux libertés fondamentales au nom de la sauvegarde de l’ordre public doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées, y compris pendant la mise en œuvre de l’état d’urgence. En termes clairs, il faut que la menace alléguée soit suffisamment plausible pour justifier une mesure exceptionnelle, et suffisamment grave pour craindre un débordement des forces de l’ordre. Sachant que le port du burkini n’a jamais déclenché en France ni ailleurs de scènes de violence incontrôlable, il est permis de douter de la vraisemblance du risque invoqué pour justifier son interdiction et, par conséquent, de la légalité des arrêtés municipaux calqués sur l’exemple cannois.
Mais au-delà de ces considérations proprement juridiques, force est de constater que le fait d’associer le port d’une tenue «islamique» –aussi choquante soit-elle au plan symbolique– à un risque de trouble à l’ordre public envoie un message politique désastreux. D’une part, parce que cela laisse entendre que la responsabilité des violences prétendument redoutées incomberait en définitive à la «provocatrice», et que l’élément déclencheur de la violence serait sa tenue en elle-même et non l’intolérance des agresseurs[2]. D’autre part, parce que cela rend totalement inaudible le discours des élus qui saluent (à juste titre) le sang-froid des Français après la série d'attentats qui a frappé le pays, en suggérant qu’il leur suffirait désormais d’être exposés à la vue d’une tenue à connotation religieuse pour succomber à la tentation du lynchage…
1 — Tel que formulé par le Conseil constitutionnel dans la décision n° 2004-505 du 19 novembre 2004, relative au Traité établissant une Constitution pour l'Europe Retourner à l'article
2 — À cet égard, il est d’ailleurs surprenant de compter autant de féministes prêtes à défendre des mesures d’interdiction fondés sur une logique si proche de celle qui inspire la culture du viol. Retourner à l'article