Culture

La «Douce France» est une garce

Temps de lecture : 8 min

De Trenet à Sniper, l'identité nationale ne peut se résumer à une seule chanson.

Rachid Taha en 2000. REUTERS
Rachid Taha en 2000. REUTERS

Selon Midi Libre, Carla Bruni-Sarkozy travaille à l'adaptation de Douce France en italien. Le quotidien précise que l'enregistrement a commencé dans un studio parisien.

Nous republions notre article , écrit en octobre 2009 à l’occasion d’une déclaration de Frédéric Lefebvre. [Cliquez sur + pour retrouver le contexte de l’époque]

De Douce France, on connaît tous les premiers vers du refrain. Ceux qui évoquent le «doux pays de [l']enfance» que l'on «gard[e] dans [s]on coeur», emplis de nostalgie et qui regardent... vers le passé. Plus généralement, Douce France n'est pas franchement une ode au changement et à l'histoire en marche. Ainsi l'évocation de la «blouse noire» de l'écolier, très IIIe République, ou bien sûr du «village au clocher aux maisons sages», imagée figée d'une France éternelle (et chrétienne, évidemment), que Mitterrand n'avait pas hésité à reprendre sur son affiche de campagne en 1981. Dans son communiqué, Frédéric Lefebvre précise qu'«il ne s'agit pas de construire notre identité par opposition à celle des étrangers». Pourtant, quand on écoute le deuxième couplet, on retient quand même que la France c'est en gros mieux qu'ailleurs:

«J'ai connu des paysages/Et des soleils merveilleux/Au cours de lointains voyages/Tout là-bas sous d'autres cieux/Mais combien je leur préfère/Mon ciel bleu mon horizon/Ma grande route et ma rivière/Ma prairie et ma maison

Ah, l'horizon bleu, encore une vieille histoire française.

Le choix de cette chanson par le porte-parole de l'UMP n'est pas anodin. On peut y voir une tentative de reconquérir le vieil électorat de droite qui décroche depuis les affaires Frédéric Mitterrand et Jean Sarkozy, voire de draguer l'extrême droite, qui a surfé sur ces polémiques. Surtout, Frédéric Lefebvre avait largement le choix car des chansons qui évoquent la France, il y en a autant que de visions du pays. Circonscrire l'identité nationale à une seule chanson, c'est déjà ignorer la richesse du «modèle culturel» français. Alors pour aider le porte-parole de l'UMP, voici une tentative de typologie des artistes qui ont chanté la France.

Les franchouillards béats

Ils sont Français, chanteurs de variété traditionnelle et évoquent le pays plutôt sur un air d'accordéon que sur un beat hip hop. De toute évidence, Douce France rentre dans cette catégorie. Mais pourquoi Frédéric Lefebvre n'a pas évoqué «Ça sent si bon la France», sortie en même temps (1942) que Douce France, chantée par Maurice Chevalier? Dans le texte, c'est le même état d'esprit: une vision de la France qui sent bon le terroir et enfile les clichés comme des perles. Ah «ce vieux clocher dans le soleil couchant», eh «ce jardinet où l'on voit "Chien méchant"», oh «ce clochard aux yeux doux». La chanson fit d'ailleurs polémique après guerre. Dans Le Chagrin et la Pitié, Marcel Ophuls met en cause Maurice Chevalier pour cette chanson, et sa duplicité plus générale vis-à-vis de l'occupant. Dans la catégorie des franchouillards béats, il y a bien sûr Pascal Sevran, ici justement en train de chanter Ça sent si bon la France.

Dans un registre un peu différent, il y a bien sûr Michel Sardou et son Ne m'appelez plus jamais France, où à travers le paquebot bien connu, le chanteur parle du pays dont il est si fier:

«J'étais un bateau gigantesque/Capable de croiser mille ans/J'étais un géant j'étais presque/Presqu'aussi fort que l'océan/J'étais un bateau gigantesque/J'emportais des milliers d'amants/J'étais la France qu'est-ce qu'il en reste.»

Sardou, il a aussi commis J'habite en France, vantant un pays «où il n'y a quand même pas 50 millions d'abrutis» contre les méchants ennemis du pays. Sardou, c'est un amoureux transi de la France, patriote convaincu, et qui n'est pas du genre à contester le rôle positif de la colonisation...

Les franchouillards critiques

Marc Lavoine, avec son C'est ça la France, évoque la France traditionnelle, celle qui «trinque à la pétanque au comptoir chez Marseille», en balancier avec une France plus moderne, qui «fait de l'huile d'olive et du couscous poulet». Et puis, il ne fait pas l'impasse sur celle qui «avale son Vichy et ça Dreyfus la joie». Il y a bien sûr Renaud, le titi enragé avec son Hexagone, fustigeant dans un calendrier, mois par mois, ce «pays de flics, à tous les coins de rue il y en a cent», celui «[d]es vieux principes du seizième siècle et [d]es vieilles traditions débiles». Hexagone, c'est le classique d'entre les classiques anti-nationalistes, au point d'avoir été réinterprété par Doc Gynéco, à l'époque où il faisait de la musique pas trop mauvaise et qu'il n'était pas sympathisant de l'UMP. Le pinard-saucisson musical d'aujourd'hui est représenté par tout ce qui tourne autour du ska festif et des fanfares un peu roots. A ce titre, signalons la chanson 3-0 des Ogres de Barback, qui offre une version bien à eux de la France des régions.

Dans un registre proche, le combo Babylon Circus chante France ta mère qui dépeint un pays foncièrement inégalitaire et affirme le refus d'un rattachement à une identité nationale. Ainsi les premières paroles du morceau:

«France, tu n'es pas ma mère et je ne suis pas ton fils/Pour moi tu n'es qu'une frontière de plus/"Vive la France"! /Vive la France, ouais, oui mais laquelle?/La France n'est pas toujours si belle/Ca depend de quel côté on se place.»

Enfin, forcément, il y a Un jour en France de Noir Désir, qui fait de l'Hexagone le pays «de l'ordre, des jeux, de l'essence» ou Regarde un peu la France de Miossec, qui pense qu'on trouvera la solution «même si c'est la crise en permanence et que nous sommes complètement chômeurs». Les exemples pourraient être multipliés: les chansons critiques sur la France sont bien plus nombreuses que les chansons béates.

Les immigrés qui aiment la France

Comme la catégorie précédente est bien remplie, les déclarations d'amour à la France en chanson faites par des immigrés se remarquent d'autant plus. Ainsi, pour revenir à Douce France, la version de Rachid Taha qu'il chantait avec le groupe Carte de séjour. Reprise sur un air de 'oud et de derbuka en 1986, trois ans après la Marche des beurs, elle rencontre un énorme succès populaire et affirme l'existence d'une identité «beur» face à la montée du Front national. Rachid Taha résume ainsi les problématiques soulevées par cette reprise: «Une chanson écrite en 1942 et chantée par des Arabes, pour nous, c'était comme si on changeait de sexe en direct.» Les immigrés qui chantent la France sont aussi appréciés parce qu'ils renvoient une image positive de la patrie des droits de l'homme et de l'universalité des valeurs républicaines. Abd Al-Malik a publié une bonus-track intitulée Existentiel, que Dieu bénisse la France par exemple, avant d'écrire un livre au titre similaire: Qu'Allah bénisse la France. Et puis il y a ceux qui vantent la France du métissage dans la droite ligne de Gainsbourg chantant La Marseillaise en reggae.

Les méchants rappeurs qu'on traîne au tribunal

Bon, d'accord, ils ne finissent pas tous à la barre. Mais comment ne pas évoquer le cas du groupe Sniper, poursuivi en justice par le ministère de l'Intérieur pour la chanson La France. C'est la députée de Meurthe-et-Moselle Nadine Morano qui avait demandé en 2003 au ministre de l'époque, Nicolas Sarkozy, de réagir aux textes du groupe. «Les textes de ce genre sont triplements scandaleux: antisémites, racistes et injurieux», avait affirmé Nicolas Sarkozy, qui avait donc trainé le groupe en justice. Finalement, le tribunal de Rouen avait relaxé les rappeurs. Dans le cas de La France, c'est le refrain qui avait choqué:

«La France est une garce et on s'est fait trahir/Le système voilà ce qui nous pousse à les haïr [...]On nique la France sous une tendance de musique populaire [...]Faudrait changer les lois et pouvoir voir/Bientôt à l'Elysée des arabes et des noirs au pouvoir

Le groupe est revenu sur l'affaire dans une nouvelle chanson reprenant le refrain ainsi: «La France est une farce et on s'est fait trahir» et en insistant sur le rôle de l'extrême droite dans la polémique.

Dans la catégorie rappeurs qui délivrent un message critique sur la France, il y a Disiz la Peste, qui a signé C'est ça la France (oui, comme Marc Lavoine) et C'est toujours ça la France. Le refrain de la première des deux livre une image pour le moins contrastée:

«Autant d'beaufs dans l'bistrot que d'mecs fumant l'bédo/C'est ça la France/Autant d'refrè au stepo que d'variet chez Foucault/C'est ça la France/Autant d'bonnes gos au Lido que de charclos dans l'métro/C'est ça la France Autant d'rage dans mes mots que de conneries chez Bardot/C'est ça la France

Evoquons encore Diams, sur un thème similaire qui chante Ma France à moi et définit sa propre identité nationale:

«Ma France à moi elle parle en SMS, travaille par MSN/Se réconcilie en mail et se rencontre en MMS/Elle se déplace en skate, en scoot ou en bolide/Basile Boli est un mythe et Zinedine son synonyme [...] Elle, c'est des p'tits mecs qui jouent au basket à pas d'heure/Qui rêvent d'être Tony Parker sur le parquet des Spurs/Elle, c'est des p'tites femmes qui se débrouillent entre l'amour, les cours et les embrouilles/Qui écoutent du Raï, Rnb et du Zouk/Ma France à moi se mélange, ouais, c'est un arc-en-ciel

Toutes ces France ne résument-elles pas déjà le débat que certains voudraient relancer?

Louis Moulin

(article mis à jour le 16 février 2011 avec l'exclusivité du Midi Libre concernant l'enregistrement de Douce France par Carla Bruni-Sarkozy.)

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