Sciences

S'opposer aux OGM au nom de la nature est un contresens

Temps de lecture : 9 min

La distinction entre organismes naturels et non-naturels est souvent caduque.

Une pancarte laissée par des anti-OGM dans un champ de maïs génétiquement modifié à Roquettes (Haute-Garonne). PASCAL PAVANI / AFP
Une pancarte laissée par des anti-OGM dans un champ de maïs génétiquement modifié à Roquettes (Haute-Garonne). PASCAL PAVANI / AFP

Le caractère non naturel des organismes et cultures génétiquement modifiés (OGM) est une critique courante, mais qui ne résiste pas à l’analyse. En 2010, 70% des Européens estimaient que «la nourriture génétiquement modifiée est fondamentalement non naturelle». Une majorité identifiait celle-ci avec quelque chose de moralement répréhensible. En 1999, 67% des Européens pensaient que «la nourriture génétiquement modifiée mena[çait] l’ordre naturel des choses».

Le caractère non naturel (ou moins naturel que d’autres organismes) et donc immoral des OGM est difficile à établir. Les OGM peuvent être critiqués pour d’autres raisons, en particulier s’ils sont pires en termes nutritifs ou gustatifs que les organismes non génétiquement modifiés. Mais il est difficile de prouver qu’ils ne sont pas naturels et, de ce fait, moralement problématiques.

Pour s’en rendre compte, il est intéressant de se pencher sur les cinq raisons que des chercheurs danois ont isolées chez les personnes opposées aux OGM en raison de leur absence de naturalité: un manque de familiarité, l’interférence humaine, l’introduction de matériaux étrangers, l’altération des organismes ainsi que la menace à l’encontre de l’équilibre naturel.

Ces raisons peinent à convaincre que les OGM sont critiquables du fait de leur absence de naturalité. La distinction entre organismes naturels et non-naturels est souvent caduque et la non-naturalité supposée des OGM est insuffisante pour asseoir un jugement moral.

1.Manque de familiarité

L'argument: les OGM ne sont pas naturels et donc mauvais, car les individus n’y sont pas habitués.

La psychologie évolutionniste permet d’expliquer cette aversion: nous tendons à assimiler le non-familier à un danger potentiel, en particulier pour l’alimentation. Ce n’est toutefois pas un bon argument pour s’opposer aux OGM. Le manque de familiarité illustre au mieux un défaut de connaissance et la nécessité d’une information de meilleure qualité. Mais, en soi, l’argument n’est pas recevable parce que, si tel était le cas, toutes les réformes auxquelles les individus ne sont pas habitués pourraient être bloquées (comme le mariage pour tous).

2.L'intervention humaine

L'argument: les OGM ne sont pas naturels et donc mauvais parce qu’ils nécessitent l’intervention humaine pour exister.

Les OGM doivent leur existence à l’intervention humaine, mais c’est le cas de la plupart des cultures et animaux utilisés dans l’agroalimentaire. Le blé, le riz, les cochons, les pommes, les vaches, les légumes que nous consommons sont les fruits de siècles, voire de millénaires, de sélection et de croisement. Si les OGM sont critiquables à cause de l’intervention humaine, alors la plupart des cultures et animaux d’élevage le sont aussi.

On peut répondre que ce qui compte moralement est la profondeur de l’intervention: les OGM résulteraient d’interférences plus substantielles que les organismes traditionnels. La profondeur de l’interférence ne peut pas faire référence à l’extension de la modification (le nombre de gènes modifiés). Dans le cas des OGM de première génération (ceux commercialisés), l’interférence se limite à un seul gène. Elle est donc moins extensive que pour nombre de cultures et animaux élevé de manière traditionnelle (pour lesquels plusieurs gènes sont modifiés).

Les philosophes qui ont exprimé cette crainte de la profondeur de l’intervention se concentrent sur le degré de contrôle. Ils se plaignent du fait que les êtres humains remplacent des entités «sauvages» ou naturelles par des artefacts, suggérant de la sorte que le modelage de formes de vie érode le respect dû à certains êtres vivants, comme les animaux.

Toutefois, les OGM ne remplacent pas forcément la nature sauvage. Ils peuvent contribuer à réduire la pression sur ce qu’il en reste, par exemple en protégeant mieux certaines cultures, accroissant les rendements et diminuant ainsi la pression pour le défrichage de zones sauvages (par exemple la forêt amazonienne).

À propos du respect dû aux êtres vivants, il y a peu de raison de penser que la création de plantes génétiquement modifiées menace les droits des animaux. Mais le bien-être animal doit être une préoccupation majeure en matière agricole, indépendamment de ce que l’on peut penser des OGM.

3.Matériaux étrangers

L'argument: Les OGM ne sont pas naturels et donc mauvais du fait de l’inclusion de matériaux étrangers, plus précisément de gènes qui proviennent d’autres espèces.

La technologie génétique ne se limite toutefois pas à insérer des matériaux étrangers. Le rétrocroisement consiste à réintroduire dans un organisme des traits originaux perdus au fil du temps et de la culture sélective. Le but est de revenir au plus près de l’original (dans une certaine mesure). La cisgénèse offre un autre exemple. Les scientifiques insèrent dans un organisme un gène ou une séquence de gènes extraits d’organismes avec lesquels l’organisme receveur peut se reproduire. Le matériau n’est pas étranger dans le sens de «provenant de l’extérieur de l’espèce».

Il est possible d’objecter que les OGM transgéniques (c’est-à-dire modifiés avec des gènes pris hors de l’espèce) ne sont pas naturels et, de ce fait, critiquables. Les organismes transgéniques ne sont peut-être pas naturels en ce sens. Mais pour qu’ils soient moralement problématiques en ce sens, il faut démontrer que l’inclusion de matériaux étrangers pose un problème de nature morale.

Un premier argument est qu’une telle inclusion viole la barrière entre espèces, comme lorsqu’un gène extrait d’une plante est introduit dans un animal. Il est toutefois difficile de saisir le fond du problème. On peut estimer que les organismes transgéniques violent l’équilibre naturel, argument qui peine à convaincre comme expliqué ci-dessous.

Un second argument s’appuie sur l’essentialisme, c’est-à-dire l’idée que les espèces sont des entités distinctes et que l’ADN appartenant au poisson ne doit pas être injecté dans les tomates. La crainte est que le gène du poisson introduirait un trait propre au poisson, comme un goût particulier, dans la tomate.

Ces arguments ont un défaut majeur. Ils ignorent le fait que la molécule d’ADN et son fonctionnement de base sont identiques pour toutes les espèces, et que les génomes des différentes espèces se recoupent dans une large mesure. Introduire un gène ou une séquence de gènes d’une espèce dans une autre ne revient pas à insérer quelque chose qui «n’y appartient pas».

Par ailleurs, de nombreux organismes que nous jugeons naturels contiennent des matériels génétiques étrangers tels les pommes, le raisin (qui sont obtenus en mélangeant deux espèces). Enfin, les bactéries déplacent de manière naturelle des matériels génétiques entre organismes.

4.Organismes altérés

L'argument: les OGM ne sont pas naturels et donc mauvais, car certaines de leurs propriétés ont été altérées dans une direction qui diverge de l’«organisme original» (résistance aux pesticides, production de minéraux ou vitamines).

Il existe deux versions de cet argument: extensif, l’absence de naturalité (et donc le caractère moralement mauvais) découle de l’altération elle-même; restrictif, l’absence de naturalité (et donc le caractère moralement mauvais) découle, non de n’importe quelle altération, mais de celles qui sont anormales.

La version extensive est sous-déterminée, car, en l’absence de précision supplémentaire, de nombreux organismes apparaissent comme non naturels simplement du fait d’avoir été modifiés d’une manière ou d’une autre (ce qui est le cas du bouturage et de la greffe). Un exemple est le chou-fleur et sa floraison retardée.

De plus, il est difficile de voir ce qui dans l’acte d’altération est moralement répréhensible. Certaines modifications sont bénéfiques pour l’organisme (comme une résistance accrue aux parasites, aux maladies ou à la sécheresse) ou pour les consommateurs (en termes nutritionnels, gustatifs ou digestifs).

Quant à la version restrictive, la référence à l’anormalité est retorse, en particulier quand il s’agit de juger de la naturalité et de l’acceptabilité morale des OGM. Si l’on définit l’anormalité comme la stricte moyenne, la plupart des organismes sont anormaux, car leurs propriétés divergent de celle-ci.

L’anormalité peut être définie comme le fait pour un organisme de se situer, non pas dans la stricte moyenne, mais dans un intervalle prédéfini par rapport à celle-ci. Les organismes qui se situent aux extrémités de la distribution normale sont anormaux puisqu’ils s’éloignent de façon trop marquée de la moyenne en raison de leurs propriétés (taille, poids, etc.).

Les OGM se situeraient aux extrémités de la distribution normale et, ainsi, seraient moralement inacceptables. Cependant, même si on accepte que l’absence de naturalité puisse se fonder sur l’anormalité, il faut démontrer de quelle manière cette anormalité rend un organisme répréhensible.

On peut toujours rétorquer que l’anormalité répréhensible réside moins dans des caractéristiques divergentes entre organismes (génétiquement modifiés ou pas) que dans de nouvelles caractéristiques (comme l’introduction dans le riz doré de trois gènes permettant la biosynthèse du bêta-carotène, précurseur de la vitamine A). L’introduction de nouvelles caractéristiques a d’ailleurs été identifiée comme centrale pour le rejet des OGM par les chercheurs danois.

Même si l’on concède que des organismes peuvent ne pas être naturels du fait de nouvelles caractéristiques, la raison pour laquelle cela soulève un problème moral n’est pas totalement claire. La perception d’une «pollution», «contamination» ou «impureté» (et donc le dégoût) joue un rôle.

La version la plus plausible situe l’impureté dans la caractéristique elle-même (par exemple l’enrichissement en vitamines, minéraux ou la résistance aux parasites). Dans ce cas, la crainte qu’expriment les individus entretient des liens distendus avec la modification génétique puisque ce qui pose problème est le résultat (les traits altérés) et non le moyen (la manipulation génétique). Il devient alors difficile d’invoquer l’altération pour démontrer que les OGM seraient répréhensibles.

5.Menace envers l'équilibre naturel

L'argument: les OGM ne sont pas naturels et donc mauvais, car leur dispersion dans l’environnement est une perturbation potentielle du délicat équilibre naturel.

L’argument consiste à établir un lien entre l’absence de naturalité des OGM et une menace à l’encontre de l’équilibre naturel (par exemple, les OGM détruisent des microbes nécessaires au développement de la plante).

Toutefois, il est indispensable de démontrer que l’agriculture recourant aux OGM perturbe plus la nature que les alternatives disponibles, c’est-à-dire l’agriculture conventionnelle ou organique. Les données disponibles suggèrent que la culture des OGM est au moins meilleure que l’agriculture conventionnelle, concernant l’usage de pesticides par exemple.

Le postulat que la vitesse des changements induits par les OGM hypothéquerait la capacité d’adaptation de la nature est une version de cet argument. De tels changements créeraient un degré d’incertitude qui apparaît problématique. Cet argument s’enracine dans une proposition empirique qui est largement hypothétique (le caractère néfaste d’un changement génétique rapide). Toutes les études sérieuses montrent que les OGM produisent des risques pour les êtres humains et l’environnement qui ne sont pas supérieurs à ceux créés par organismes qui ne sont pas génétiquement modifiés.

L’incertitude est souvent invoquée pour bannir les OGM de nos champs et assiettes. Une première remarque est que l’incertitude en soi n’est souvent pas suffisante pour justifier une interdiction. De plus, ce n’est pas parce que des activités humaines sont incertaines ou même risquées qu’elles sont forcément mauvaises. Pour s’en rendre compte, il suffit de réaliser combien nombre de nos activités quotidiennes sont risquées comme la conduite d’une voiture, le vélo en ville, la pratique de presque tous les sports, la consommation de nourriture non génétiquement modifiée, etc.

La seconde remarque est que la discussion ne porte plus sur l’absence de naturalité, mais sur les risques et incertitudes que les OGM créent, en particulier lorsqu’on considère la rapidité du changement des organismes concernés. Il s’agit d’une préoccupation indépendante et en partie empirique qui mérite d’être discutée pour ce qu’elle vaut, sans être confondue avec la naturalité.

En soi, l’absence de naturalité n’est pas un argument solide pour asseoir le caractère moralement répréhensible des OGM et, par conséquent, s’opposer à leur culture ou consommation. S’il en va ainsi, c’est parce qu’il est difficile de démontrer que les OGM sont moins naturels que nombre d’organismes classiques. Mais lorsqu’une telle démonstration est possible, il est compliqué de justifier en quoi l’absence de naturalité fait des OGM de «mauvais» organismes, indépendamment des risques qu’ils génèrent.

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