Cette fois, le calme est revenu après quarante-huit heures d'excitation. Par chance, la justice dijonnaise avait fait diligence, instruite qu'elle est de la haute instabilité de ce dossier judiciaire, depuis qu'en 1986, elle s'en est vue confier le désamorçage. Le procureur général de la Cour d'appel, Jean-Marie Beney, avait très vite réuni une conférence de presse, priant, vraiment, pour qu'aucun organe de presse ne la manqua, et, sans préambule, il avait lâché l'information: les empreintes génétiques de Christine et de Jean-Marie Villemin ne figurent pas sur la lettre dont la cour a confié l'analyse à un laboratoire lyonnais. Pas plus que sur les autres scellés. Les experts ont effectivement trouvé les traces ADN d'une femme, celles aussi d'un homme, toutes deux «parfaitement exploitables», mais, le procureur avait bien insisté, ces signatures ne sont pas celles des parents du petit Grégory Villemin.
La démarche judiciaire était irréprochable de transparence. Les promesses faites étaient tenues: l'instruction était bel et bien relancée. Le dossier allait échapper à la prescription, prévue pour 2011. Pourtant, dans l'assistance, s'est fait sentir comme une déception; tout le jeudi 22 octobre, et encore le lendemain, et le surlendemain, sur les ondes des radios, sur les chaînes d'information, sur Internet, presqu'un regret. Retour de l'incrédulité. Bref accès d'une très ancienne folie.
Curieusement, cet emballement discrètement contenu dans les synthèses de presse, cette émotion de commentaires étaient, à la fin de la semaine, le fait de jeunes journalistes, dont on pourrait penser que la réouverture d'un dossier antédiluvien n'est pas vraiment leur affaire.
Au même moment, dans les Vosges, le long de la Vologne, cette rivière maudite, d'autres confrères, aussi jeunes, étaient déjà occupés à recommencer l'enquête, posant des questions vieilles d'un quart de siècle, s'égarant dans le décor changé de la vallée et des hauteurs, derrière Epinal, qui avait négligé d'attendre leur génération. Comme s'il existait, malgré le goût pour l'oubli de ce siècle-ci, des balises de la transmission par le fait divers; des lieux, des noms, conservant à travers le temps un pouvoir d'adoubement. Certains de ces journalistes étaient à peine nés, en 1984, quand «l'affaire Villemin», encore nommée «l'affaire Grégory», était brutalement entrée dans la mémoire collective, lourd boulet que celle-ci traîne encore.
UNE AFFAIRE D'OUTREAU AVANT L'HEURE
Si les derniers arrivants doivent, après tant d'autres, s'enfoncer dans le mystère de la mort de Grégory, prendront-ils aussi la mauvaise conscience qui en émane? Car il s'agit d'abord de cela: d'une «affaire d'Outreau» avant l'heure. D'une chaîne invraisemblable de défaillances professionnelles et d'égarements. D'une honte partagée, pour la magistrature, la gendarmerie, la police judiciaire, les experts; pour la presse — même la plus sérieuse; évidemment pour le peuple, immense, des faux témoins et des raconteurs d'histoires; pour les lecteurs, les téléspectateurs, enfin, Français de ces années-là, qui s'étaient fait une opinion du drame, tout au début, et qui ont répugné à la rengorger.
Il s'agit d'une femme, Christine Villemin, qui, même lavée de tout soupçon, porte la croix d'une mère infanticide, par la persistance d'un phantasme commun, d'une rumeur nationale, et qui attend en vain que l'innocence, symboliquement, lui soit rendue.
La Vologne, à la retenue d'eau de Docelles. La rivière y est riche en ombres et en truites. En plus, on reste à vue des maisons, cela tient compagnie. Mais à cet endroit, c'en est fini de la pêche, et pour longtemps sans doute. Malgré la faiblesse des projecteurs, on distingue bien le pompier encordé et la forme que ses bras viennent d'arracher aux herbes et aux rochers, et qu'il secoue pour conserver son équilibre, en regagnant la rive. Un petit corps humain.
Il est 21h15, le 16 octobre 1984. Les gendarmes et les secouristes viennent de retrouver Grégory Villemin, un garçonnet de 4 ans, dont la disparition a été signalée, moins de quatre heures plus tôt à Lépanges-sur-Vologne, un village en amont, à six kilomètres de Doncelles. L'enfant est mort. Il a été tué, peut-être noyé vivant car ses membres sont ligotés. Son meurtrier lui a enfoncé son bonnet sur les yeux. Il porte son anorak rouge. Les pêcheurs qui font groupe avec les sauveteurs, sur la rive, doutent qu'il ait pu être entraîné très loin sur cette distance, malgré un courant trompeur, sur cette portion de la vallée. Il a plutôt été jeté à l'eau près de la retenue. Sur place, même, si ça se trouve, là où ils se tiennent. Dans une telle hypothèse, ils sont en train de piétiner une scène de crime.
Les parents du petit sont Christine et Jean-Marie Villemin. Ils habitent un chalet, au-dessus de Lépanges, le village en étages. A 24 ans, Christine est couturière, comme beaucoup de femmes qui travaillaient, avant, dans les filatures environnantes. Avant la crise. Elle avait 16 ans quand elle a rencontré Jean-Marie. Orpheline d'un père bûcheron, avec ses frères et sœurs, elle a connu une enfance difficile. Maintenant, on l'envie car son mari est contremaître, et ils viennent de faire construire leur maison.
UN PETIT JUGE ET UN PETIT GENDARME
On le jalouse aussi, lui, peut-être parce qu'il est contremaître chez un équipementier automobile, et non dans le textile en plein déclin. A moins que ce ne soit parce que leurs familles font nombre, dans un pays qui compense le manque d'argent par l'importance des fratries. Ils sont plutôt beaux, tous les deux. Elle, c'est une brune, mince, chevelure bouclée, pâle de peau, visage fermé, dur, qui a déjà imprimé on ne sait quelle épreuve, et qui lui donne toujours l'air un peu triste, au naturel. Lui, mince et brun aussi, on pourrait lui trouver un brin d'arrogance dans l'œil.
Les jours suivant la découverte du corps, un juge d'instruction est désigné. Le juge Jean-Michel Lambert. «Le petit juge», dira-t-on, car il est de petite taille et, à 31 ans, il a l'air d'un étudiant. Il vient d'arriver au tribunal d'Epinal. Les gendarmes chargés de l'enquête, sont commandés par un capitaine encore plus jeune, Etienne Sesmat, 30 ans. A eux tous, expérience à peu près nulle des crimes complexes.
Entendus, les parents Villemin expliquent que depuis trois ans, ils sont victimes d'un «corbeau» qui les harcèle de coups de téléphone et de lettres, de menace ou d'insulte, bâtonnées en lettres majuscules. Quelqu'un, qui les connaît, entend bien leur nuire. En novembre 1982, une voix, non identifiable, de femme ou d'homme, avait déjà averti Jean-Marie du viol prochain de son épouse — «T'as pas peur de la laisser seule?» — puis de la mort de son fils. Comme la gendarmerie avait recommandé d'enregistrer les appels, le corbeau était passé aux messages écrits, adressés à Jean-Marie, parfois à ses parents, Albert et Monique. En mars 1983: «je vous ferai la peau à la famille Villemain» (sic).
«J'AI PRIS LE FILS DU CHEF, JE L'AI MIS DANS LA VOLOGNE»
Le jour du drame, alors que, déjà, la famille s'inquiète de l'absence de Grégory, qui a déserté le tas de sable devant la maison, où sa mère l'a laissé, une demi-heure plus tôt, à 17h32 exactement, Michel, l'un des frères de Jean-Marie, a répondu à un bien étrange appel. A nouveau, une voix déformée, annonçant: «j'ai pris le fils du chef, je l'ai mis dans la Vologne».
Le lendemain matin, au courrier, une lettre revendique aussi l'assassinat: «j'espère que tu mourras de chagrin, le chef, ce n'est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance, pauvre con». On tente de dresser une liste de suspects. Qui peut haïr Jean-Marie au point de délirer sur la prétendue richesse de cet ancien ouvrier? Qui peut l'appeler «le chef», si ce n'est un familier des entreprises locales, peut-être de celle du jeune contremaître? Par éliminations successives, en quelques jours, les gendarmes se rapprochent de Bernard Laroche, un cousin germain de Jean-Marie, qui a dû patienter plus longtemps pour passer contremaître. Pendant un mariage, il a fait du plat à Christine, qui l'a rembarré. Lui aussi, il a la mentalité à prendre la tête d'un clan familial. Peut-être du même.
Ces soupçons, ce ne sont pas les enquêteurs qui les livrent, ni même le juge. Mais la presse, déjà chez elle, qui paraît mener les investigations elle-même, tant elle est présente, aux heures névralgiques de cette histoire. Des photos ont été vendues du corps du petit Grégory, à la rivière; des habitants de Docelles, assiégeant les secours, le premier soir, pour crier leur indignation, avant que le maire ne fasse éteindre l'éclairage public pour les contraindre à rentrer chez eux; du choc des parents, des premières minutes du chagrin, quand Christine et Jean-Marie se sont retrouvés enlacés sur le sol de l'entrée, aux pieds des pompiers, se brisant les mains, les pieds, contre les murs. C'est là qu'on a appris qu'elle appelait son mari «Nounours». Quand elle a hurlé: «pourquoi, Nounours, pourquoi?»
La France s'ennuie-t-elle, en 1984? L'affaire, tout de suite, vrille ses tympans. Un corbeau: formidable! Un drame rural. Mieux: de la montagne. Une querelle familiale, sûrement, qui doit charrier tout un tas de misérables secrets, de fesses ou d'héritage. Transfert et catharsis. L'offre faite à la nostalgie, pour un pays qui se croyait heureux avant les exodes vers les grandes villes. L'invite à l'horreur médiatique des assassinats d'enfants, qui gonfle les ventes et l'audience. Sur la photographie que tout le monde a dans l'œil, au milieu de l'automne 1984, le petit Grégory a un joli sourire, sous ses boucles brunes.
INSTRUCTION SOUS INFLUENCE
Celui qui plus tard sera «le découvreur» des listings Clearstream, le journaliste Denis Robert, en regrettant son réflexe, a reconnu, dans son livre «Au cœur de l'affaire Villemin», avoir, avec deux confrères, forcé la main au juge Lambert pour que celui-ci précipite l'arrestation de Bernard Laroche. Sinon, le trio lâchait son scoop. Alors correspondant de Libération, Denis Robert avait compris, en suivant les gendarmes, que le cousin germain était devenu le suspect numéro 1. Le magistrat avait obtempéré. Tout est ainsi. Le degré zéro, effrayant, du secret de l'instruction. Prudences, règles de base, aux oubliettes. Enquête ouverte à tous les vents. Le samedi de l'enterrement de l'enfant, juste avant que Christine ne s'effondre à nouveau, les envoyés spéciaux plaisantent avec les enquêteurs, à la porte du cimetière. Très vite, le juge avoue sa fascination pour le métier de presse. Il fait de certains des journalistes parisiens ses conseillers, et comme il est facilement influençable, l'instruction subit des cours variables.
Tout de même, on tient un accusé, et l'affaire pourrait s'apaiser là. Mais Bernard Laporte Laroche [veuillez nous excuser pour cette erreur] clame son innocence. Il n'est ni le corbeau ni l'assassin, assure-t-il, mais on ne l'entend pas. Des experts graphologues ont reconnu son écriture, dans les lettres anonymes. Mais justement, ces lettres sont détériorées. La justice doit les exclure du dossier. Bernard Laroche a été dénoncé par sa belle-sœur, Muriel, âgée de 15 ans. Celle-ci l'aurait aperçu en compagnie de l'enfant. Mais elle s'est rétractée, le soir-même, de retour chez elle. Les gendarmes lui auraient fait peur. Quoi d'autre? A peu près rien.
L'enquête, aux premières heures, a connu des manques. Dans les voitures des acteurs du drame, on a omis de vérifier si la boue retrouvée était semblable à celle des rives de la Vologne. Les perquisitions ont été expéditives, ou écartées, comme chez les Villemin. On ne sait même pas comment est mort le petit garçon. Là, c'est le magistrat instructeur qui, pendant l'autopsie s'est opposé à certains prélèvements. Bernard Laroche est en prison mais ses avocats ont beau jeu de détruire, l'une après l'autre, les raisons de l'y maintenir. Le mobile de la jalousie? Tout le monde envie tout le monde, ici-bas.
«Le petit juge» est déçu, il pensait bien tenir un coupable, vite démasqué, mais il remet finalement Bernard Laroche en liberté, le 4 février 1985. Persuadé que son cousin est bien l'assassin de son fils, Jean-Marie prévient partout, au Café de l'Est, QG de la presse au village, comme sur les ondes, qu'il va se charger de faire justice lui-même. Il dit et répète qu'il va tuer Laporte. On aurait dû l'écouter car il met sa menace à exécution. Il va retrouver Laroche, sur son lieu de travail et l'abat devant témoins d'une décharge de fusil de chasse. Bernard Laroche avait pourtant supplié le juge et les gendarmes de lui accorder une protection.
UN ACTE RADICAL CONTRE UN MUR D'HOSTILITES
Le père du petit Grégory est incarcéré. La gendarmerie est dessaisie au profit du SRPJ de Nancy, mais cela ne ramène pas la sérénité dans une affaire qui tourne à la vendetta. Guerre des polices aidant, les policiers ont, d'entrée, leur propre suspect. Un autre, évidemment. Chacun le sien: eux, c'est la mère. Christine Villemin. La thèse, plus valorisante pour ceux qui pourront l'établir, de l'infanticide. Comme, par ailleurs, la rumeur et la malveillance ont horreur du vide, tout le monde pousse en ce sens, le village, la presse, les avocats de Laroche... «Les filles de la poste» l'auraient aperçue près de la boîte aux lettres, avant l'heure de la dernière levée. Témoignages faux: plus tard, beaucoup plus tard, l'instruction prouvera qu'à 17h, le jour du crime, Christine Villemin était bloquée, sur la route, par un car de ramassage scolaire. On aurait trouvé, lors d'une perquisition au chalet, de la cordelette, identique à celle ayant servi à ligoter l'enfant. Dans cette région de textile agricole, les familles possédant de tels liens sont légion. On les tisse sur place.
La thèse ne tient pas debout. Le juge y souscrit pourtant et, le 5 juillet 1985, la jeune femme, enceinte de six mois d'un deuxième enfant, est placée sous mandat de dépôt, et inculpée d'assassinat. Elle entame aussitôt une grève de la faim. Face à un tel mur d'hostilité, doit-elle penser, mieux vaut un acte radical, même contre soi, plutôt que les larmes ou les cris. Onze jours après son arrestation, la mère de Grégory est liberté. Mais elle reste inculpée. La magistrature nancéenne s'entête, elle tient à renvoyer sa suspecte devant les assises, et il faut toute l'énergie de la Cour de cassation dans son arrêt pour interrompre la perdition orchestrée d'une femme.
Le juge Lambert est dessaisi. Comme le SRPJ. La hiérarchie judiciaire va même jusqu'à «dépayser» le dossier Grégory, qu'elle place sous l'autorité, sous la protection serait plus juste, de la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Dijon. L'affaire a occasionné tellement de dégâts au sein de l'appareil judiciaire, suscité tant de rivalités internes, d'un service, d'une juridiction à l'autre, que son président, Maurice Simon, magistrat exemplaire, se saisit lui-même comme juge d'instruction - une décision exceptionnelle.
LA FAUTE DES FEMMES
Toutefois, longtemps durant, ce luxe de précautions, ce retour de la justice à plus de sérénité demeurent inefficients. Les portes ont été ouvertes au délire général, et on ne peut plus les refermer. Il y a tous ceux, policiers et journalistes, faux témoins, badauds déçus de ne tenir aucun rôle dans cette histoire, qui ont intérêt à durcir une thèse désormais mise à mal. Le sens de la pente aussi. Le crime qui va si bien aux femmes depuis Eve. La faute des femmes. Dénonce-la: si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait. Si les accusations avouées contre Christine Villemin étaient des pierres, toutes les années suivantes, il ne resterait rien d'elle. D'ailleurs, que reste-t-il?
C'est une pute. Une mijaurée. Manipulatrice. Elle a singé son évanouissement, au cimetière. Elle mène Jean-Marie par le bout du nez, et doit être bien contente de le savoir en prison. Elle le haïssait; elle ne voulait pas d'enfant de lui. Le meurtre pour interruption de grossesse. Variante: elle trompait Jean-Marie avec Bernard Laroche. C'est pour ça qu'elle a assassiné Grégory, l'enfant de la honte.
Et le pire: si cette fille était innocente de tout ce dont on l'accuse, cela se verrait, elle pleurerait, demanderait grâce au Coryphée. Non, elle joue les frondeuses, elle se tait et laisse dire, baissant juste la tête, pour dissimuler ses yeux aux photographes, qui planquent dans sa rue, devant le chalet. Troublant, non? Les yeux, vous savez, ça ne trompe pas, les yeux. Elle a les yeux d'un froid assassin, cette garce!
Comme l'affaire d'Outreau, il conviendrait de faire entrer enfin l'aversion endurée par cette femme dans les heures sombres de l'histoire de France, et prier le président de la République de bien vouloir solliciter, au nom de tous, le pardon de la victime. Car tous complices d'une exécution publique sans jugement, ou à peu près. Par pulsion. Parfois même par une sorte de compassion inversée, comme Marguerite Duras, alors au sommet de sa gloire après le succès de L'Amant, qui, dans un texte pour Libération, en juillet 1985, se porte au secours de Christine Villemin, «sublime, forcément sublime», tout en l'accusant, elle aussi, d'infanticide.
«LA FEMME PENETREE SANS DESIR EST DANS LE MEURTRE»
Dans sa vision, établie après deux jours de reportage sur place, l'écrivain retranche toute haine pour le personnage décrit, mais malgré une variante féministe de l'explication du drame, cela revient au même. C'est une femme, sœur et modèle de Duras en misère morale supportée qu'elle livre à la vindicte masculine. «Regardez bien autour de vous, note Duras, quand les femmes sont comme celles-ci, inattentives, oublieuses de leurs enfants, c'est qu'elles vivent dans la loi de l'homme, qu'elles chassent des images, que toutes leurs forces, elles s'en servent pour ne pas voir, survivre». Si cette mère a tué son fils, «c'est qu'aucun homme ne peut savoir ce qu'il en est pour une femme d'être prise par un homme qu'elle ne désire pas». «La femme pénétrée sans désir est dans le meurtre». La «Christine V.» de Duras aurait pu «penser la mort de l'enfant pour se sortir de là».
L'incantation durassienne, en 1985, n'est qu'une manière talentueuse de participer à la lapidation. A un procès populaire larvé, acharné, même quand il atténue ses diatribes, qui va durer plusieurs années encore, se relancer par sondages, à l'occasion de débats télévisés, de publication de livres, et s'autoalimenter en permanence, car l'instruction du juge Simon, reprise ensuite par un autre magistrat de la cour d'appel, tient désormais secrètes ses avancées. L'enquête, en plus, ne peut pas s'élargir hors du champ erroné et hystérique, que ses premiers serviteurs lui ont assigné. Compromise, les premiers jours de l'affaire, son espérance ne tient plus qu'aux progrès des techniques scientifiques.
Le 4 février 1993, enfin, Christine Villemin écoute la cour, dans un arrêt de cent pages, expliquer qu'aucune charge ne repose contre elle. «L'enquête a été rendue difficile, relèvent les magistrats, par les insuffisances des investigations initiales, les erreurs de procédure, la rivalité police-gendarmerie, les querelles des spécialistes, la médiatisation extrême de ce drame mystérieux». Le tribunal pointe «des charges sérieuses» contre Bernard Laroche pour l'enlèvement de l'enfant, mais indique qu'il «est impossible d'affirmer que Grégory a été tué par Bernard Laroche». A la fin de la même année, Jean-Marie Villemin, qui a été remis en liberté entre-temps, est condamné à cinq ans d'emprisonnement, dont un avec sursis, peine couverte par la détention préventive.
Les Villemin ont quitté la Vologne. Sans rien laisser derrière eux, pas même une dépouille d'enfant, dont ils ont obtenu l'incinération, avant d'emporter ses cendres. Ils habitent Etampes, et élèvent leurs trois enfants. Marguerite Duras s'est trompée. Christine ne reproche pas à Jean-Marie sa destinée de femme. Ils s'aiment toujours, assurent leurs avocats, c'est même ce qui leur a permis de supporter l'enfer. L'Etat les a dédommagés. 35.000 euros chacun. Comme Marie-Ange Laroche, qui a pu obtenir réparation du fait que personne n'avait songé à protéger son époux.
L'OMBRE DE NOS MEMOIRES
Alors qu'eux-mêmes, sous l'influence de certains de leurs avocats, les premiers temps, avaient pêché par trop d'interviews et de photos dans la presse, ils tentent de se fondre dans une vie ordinaire. Ils n'ont accepté de sortir de leur silence que pour un livre chacun, et à l'occasion d'un téléfilm en six épisodes retraçant «L'Affaire Villemin». L'histoire n'est pas éteinte pour autant. Elle est prête à resurgir, tant elle passionne toujours. A chaque fois qu'un livre s'est écrit ou qu'une émission est produite, les mêmes querelles ont repris, durant les années 2000. Désormais, avec animation et virulence, sur Internet. Des comptes se règlent encore entre «le petit juge», les gendarmes, les policiers.
La semaine dernière, à Dijon, le procureur a apporté de nouveaux éclaircissements, mais suffiront-ils à l'apaisement général et aux redditions de l'hostilité à l'égard d'une femme? La rumeur nauséabonde remue encore, prête à retrouver ses échappées belles. Les expertises ont apporté la preuve que Grégory était bien le fils de Christine et de Jean-Marie Villemin. Autant pour la thèse de l'adultère.
Compte tenu des progrès de la science, les scellés pourront être analysés, cordelettes, lettres du corbeau, anorak et bonnet. Ils sont en bon état. Un magistrat instructeur va être désigné, qui prendra son temps, afin de ne manquer aucune chance d'approcher la vérité. Celui-ci aura même la liberté de faire procéder à des analyses ADN sur la dépouille de Bernard Laroche, ou sur ses descendants. Rien de ce qui est possible ne sera laissé dans l'ombre, promet-on. Même si l'ombre est, à cet endroit de nos mémoires, particulièrement épaisse.
Philippe Boggio
Image de une: Christine et Jean-Marie Villemin à la reconstitution du meurtre de Grégory en 1985. REUTERS/Jacky Naegelen