Athènes (Grèce)
Entre deux bâtiments aux vitres brisées, aux murs délabrés, se dresse un modeste grillage. De l’autre côté, une longue allée de gravats poussiéreuse termine sa course au milieu d’arbres verdoyants. «C’est dans cette partie inoccupée de la base navale de Votanikos que le gouvernement prévoit de construire la mosquée», indique Yiannis d’un geste rapide de la main.
Aux alentours du métro Eleonas, à l’ouest d’Athènes, un bal de poids lourds se succède devant des entreprises de métallurgie, d’acier, d’automobile et autres garages. Depuis vingt ans, Yiannis, la quarantaine, tient une enseigne de produits électroniques dans cette zone populaire et industrielle de la capitale. «Pour moi, le projet de mosquée ne change rien, sauf pour le travail. Ici, il y a surtout des entreprises, si beaucoup de gens se rassemblent sur les trottoirs ou se garent n’importe comment, les camions ne pourront plus passer. Une fois par an, c’est problématique lorsque l’église de la rue célèbre sa fête patronale», poursuit le commerçant. «Ceci dit, on parle de cette mosquée depuis des années mais je ne vois rien arriver.»
Athènes est l’une des rares capitales européennes à ne pas disposer de mosquée publique. Le premier projet remonte à 1919 et a été remis sur le tapis de nombreuses fois (1940, 1944, 1956, 1974). En 2000 puis en 2006, deux lois en faveur d’une construction ont été votées au Parlement, un million d’euros ont été débloqués par l’Etat et l’ancienne base navale de Votanikos désignée pour accueillir le temple sans minaret pouvant recevoir 300 hommes et 50 femmes. À deux reprises, un groupe de 111 habitants du quartier d’Eléonas se revendiquant «grecs orthodoxes» ont amené le dossier devant la Cour suprême grecque pour tenter d’invalider le projet. Le 7 juillet, l'institution a finalement statué en faveur de la construction du temple. Dans la foulée, une troisième loi a été votée au Parlement.
«Des musulmans obligés de se rendre dans des sous-sols»
«Que les Pakistanais et Afghans érigent d’abord des églises chez eux», lance un homme en bleu de travail, employé d’une entreprise de métallurgie, qui refuse de donner son nom. «Avec une mosquée dans le quartier, on ne pourra plus sortir dans la rue comme on veut. Les femmes devront porter un voile. J’ai entendu à la radio que quelque part en France ou en Espagne, elles ne pouvaient plus se rendre à la mer en maillot de bain.» D’autres craignent un effet de contagion. «S’ils commencent par construire une mosquée, ils en feront d’autres après», avancent Maria, 28 ans, et Vangelis, 30 ans, propriétaires d’une entreprise de poids lourds à Eleonas. «Chacun est libre d’avoir sa religion mais les musulmans prient déjà dans des immeubles, pourquoi veulent-ils une mosquée officielle?», interroge le couple d’une même voix.
À quelques pas, sur cette même route sinueuse, Ilias Plakias tient une cafétéria. Le tenancier de 52 ans, seul à occuper une des nombreuses tables de l’endroit, admet ne pas se rendre souvent à l’Eglise mais accorde au lieu un certain éclat:
«Nos églises sont bien décorées, elles imposent le respect, tu as envie d’ouvrir ton âme à Dieu. Ça ne doit pas être le cas pour les musulmans obligés de se rendre dans des sous-sols. Il est important de se sentir bien dans un lieu de prière. Je ne sais pas pourquoi cette mosquée met tant de temps à voir le jour.»
Les musulmans représentent la première minorité religieuse de Grèce. Sans compter les quelques 150.000 habitants de Thrace orientale, dans le nord du pays, ils seraient, selon Giorgos Kalantzis, près de 300.000 dont plus de 250.000 à vivre dans la capitale «si l’on se réfère à leurs pays d’origine et à leur religion supposée». Un chiffre que le secrétaire général des affaires religieuses au ministère de l’Education, de la Religion et de la Recherche estime assez important pour parler de la construction d’une mosquée publique comme d’un «symbole» et d’un cimetière musulman comme d’une «véritable nécessité».
«C’est un devoir pour notre nation de construire une mosquée publique dont nous ne voulons pas de financement étranger. Selon moi, c’est un message clair sur le droit des libertés religieuses dans notre pays et un signal fort du monde grec orthodoxe aux pays arabes musulmans. Sous l’Empire ottoman, certaines de nos églises étaient transformées en mosquées, les chrétiens devaient payer une taxe plus importante, les enfants des familles chrétiennes balkaniques étaient convertis à l’islam et envoyés dans la garde nationale du Sultan. Nous ne devons pas devenir comme notre oppresseur.»
Pendant près de cinq siècles, la Grèce a vécu sous domination de l’Empire ottoman (1299-1922). Une période durant laquelle les Grecs ont affirmé leur identité chrétienne orthodoxe contre «l’envahisseur musulman». Pour des raisons historiques –agitées par le parti néo nazi Aube dorée pour s’opposer au projet de mosquée–, l’islam est souvent associé à la Turquie, dont les relations avec la Grèce restent sensibles et les points de frictions nombreux. Ils concernent notamment la présence militaire turque au nord de Chypre, l’espace aérien grec, dont l’étendue est contestée par la Turquie, ou la revendication commune de certaines îles. Récemment, durant le mois de Ramadan, la lecture du Coran dans le musée Sainte-Sophie à Istanbul, lieu symbolique pour les chrétiens, a ravivé les tensions. Le ministre grec des Affaires étrangères a saisi l'Unesco pour se plaindre de cette initiative. Le porte-parole de la diplomatie turque a, quant à lui, invité Athènes à s’occuper de ses citoyens musulmans privés de mosquée.
Une centaine de lieux de culte illégaux
À quelques encablures de la gare routière d’Athènes, des fidèles se pressent derrière une porte anonyme derrière laquelle ils déposent leurs chaussures. Bloquée entre deux immeubles, en contrebas d’une dizaine de marches, se trouve la «mosquée» Bilal. Dans la capitale et ses alentours, on dénombre ainsi une centaine de lieux de culte aménagés dans des sous-sols, des arrière-boutiques ou encore des parkings. Tous, à l'exception de trois ayant déposés des demandes au ministère de la Religion, sont considérés comme illégaux.
Bilal, ouvert en 1998, accueille principalement des Bangladais et des Pakistanais du quartier. «En semaine, nous sommes une trentaine mais les vendredis, lors de la grande prière, nous sommes entre cent et cent cinquante», précise Ilias, arrivé en 1999 du Bangladesh. L’espace est loué 400 euros par mois au propriétaire de l’ancien entrepôt. «Nous aimerions l’acheter mais avec la crise, nous n’avons pas assez d’argent», justifie Sarfaraz, couturier originaire du Pakistan. «Nous avons à peine de quoi payer l’imam mais pas de quoi aménager un endroit réservé aux femmes.» Le père de famille, qui note une bonne entente avec le voisinage, est venu en habit religieux traditionnel: «Il y a trois ans, je ne l’aurais pas tenté, trop risqué», admet-il.
À cette époque, des partisans d’Aube Dorée faisaient régulièrement des ratonnades dans la capitale. En janvier 2013, un Pakistanais de 27 ans a été poignardé à mort par deux militants présumés du parti. «Ils s’en prenaient à tous ceux qui leur semblaient étrangers. Je leur ai échappé deux fois. Mon frère, lui, s’est fait frapper en pleine rue. Les hommes d’Aube Dorée détruisaient également nos mosquées», poursuit Sarfaraz, qui n’a pas envie de s’étaler sur le sujet. En 2011, non loin de Bilal, dans le quartier d’Agios Panteilemonas, un sous-sol réaménagé en espace de prière a été brûlé alors que des fidèles se trouvaient à l’intérieur. C’est à cette même époque que l’Association musulmane de Grèce a reçu un courrier de menaces: la lettre, ornée du logo de la troisième force politique du pays, appelait notamment les musulmans à quitter la Grèce.
«La majorité de la société n’a aucun problème avec la mosquée»
Naim Elghandour invite les visiteurs dans sa maison d’Ilioupoli, en banlieue d’Athènes. Originaire de Port-Saïd, en Egypte, il habite dans le pays depuis plus de 42 ans. Marié à une Grecque, père de deux enfants, il est à la tête de l’Association des musulmans de Grèce, qu’il a fondée en 2003. Cet homme de 60 ans se dit en colère.
«Aux Etats-Unis, en France et même en Israël, un représentant de l’Etat souhaite publiquement une bonne fête aux musulmans, en Grèce on nous ignore. Nous sommes considérés comme des citoyens de seconde zone à cause de notre religion, dénonce Naim, carrure massive, crâne lisse et voix grave. J’ai frappé à toutes les portes pour la construction d’un cimetière et d’une mosquée mais les gouvernements de droite comme de gauche ne font rien, on se moque de nous. Pour être en contact quotidien avec des Grecs, je peux dire que la majorité de la société n’a aucun problème avec la mosquée. Une minorité d'extrémistes s’y oppose mais ce sont les gouvernements successifs qui ne veulent pas faire avancer les choses.»
Depuis son vaste bureau, Giorgos Kalantzis se défend en objectant que «toutes les constructions publiques prennent du temps en Grèce»: «Par souci démocratique, chaque citoyen peut bloquer un projet et saisir la Cour suprême. Pour cette raison, le musée de l’Acropole a été construit avec six ans de retard.»
Tatiana Papanastasiou, sociologue spécialiste de la minorité musulmane, étudie le sujet depuis plus de dix ans. Selon elle, si le dossier de la mosquée traîne dans les tiroirs, c’est bien par manque de volonté politique.
«Je pense que les dirigeants accordent peu d’importance au cimetière, pourtant indispensable, et repoussent la construction d’une mosquée pour des raisons électoralistes. La législation rend très compliquée l’obtention de la nationalité, les musulmans qui sont pour la plupart des immigrés ne peuvent pas voter, de fait ils n'intéressent pas les différents partis, avance la chercheuse. Je ne me souviens pas d’un homme politique ayant un discours positif concernant les migrants. Pendant des années, la droite [le parti Nouvelle Démocratie, ndlr] et les membres d’Aube dorée ont utilisé un lexique très virulent et raciste à leur égard. Si Syriza a une approche plus humaine de ces questions, le parti d’extrême gauche ne démonte pas les idées reçues souvent négatives qui circulent sur l’islam.»
«Absence de débat concernant l'islam»
Maria Louca, journaliste indépendante, s’est également intéressée à la place de l’islam en Grèce, y consacrant il y a quelques mois un long article dans le magazine To Vima: «Il me semblait important de parler de cette religion, notamment avec la crise des réfugiés.» Depuis 2015, plus d’un million de personnes sont arrivées dans le pays, principalement dans ses îles. La fermeture de la route des Balkans, début mars, a contraint plus de 50.000 d'entre eux, Syriens, Irakiens et Afghans pour la plupart, à rester en Grèce selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés. D’après le service d’asile grec, début juillet, 15.500 personnes ont été enregistrées dans le but de déposer une demande d’asile.
«Je voulais expliquer la place de l’islam dans notre société et avertir contre toutes guerres de religions», poursuit Maria Louca, qui dénonce le large pouvoir de l'Église dans la vie sociale, politique et médiatique du pays.
«Les médias jouent un rôle important et entretiennent une image négative des migrants, dont ils prennent toujours soin de noter la nationalité. Concernant la crise des réfugiés, les gens ont été très sensibles, nous avons constaté une grande vague de solidarité, le traitement médiatique a été dans ce sens.
Après les attaques terroristes de Paris et de Belgique, les médias et certains partis politiques de droite et d’extrême droite en ont profité pour insuffler un vent d’islamophobie dans notre société. On a vu ce phénomène dans d’autres pays européens comme en France ou en Hongrie avec la montée des partis extrémistes. Le problème en Grèce, c’est l’absence de débat concernant l’islam. Les gens ne sont pas informés ni éduqués. Ils en ont l’image d’une religion violente aujourd’hui associée aux exactions de Daech. Dans notre pays, on parle peu des autres religions. Il y a cette idée que l’orthodoxie supplante le reste.»
Pouvoir de l’Eglise
En Grèce, l’Eglise n’est pas séparée de l’État, qui rémunère ses popes comme n’importe quel fonctionnaire. Selon le secrétaire général des affaires religieuses, 95% des Grecs sont chrétiens orthodoxes et, jusqu’en 2011, la religion était toujours indiquée sur la carte d’identité nationale. Une pétition lancée en 2000 par l’archevêque d’Athènes, Mgr Christodoulos, pour s’opposer au retrait de cette mention –non conforme aux normes européennes– avait alors rassemblé plus de 3 millions de signatures. «Il y a un fossé entre ce que l’on prétend et la réalité. Je pense que l’ancienne génération est croyante mais la nouvelle a une approche plus traditionnelle de la religion, ils sont plus ouverts», souligne néanmoins Maria Louca.
Assis dans un café de la place Attikis, à Athènes, Panagiotis, vingt ans, repousse le verre d’eau posé devant lui. En ce mois de juillet, le grand brun pratique le Ramadan «pour la première fois jusqu'au bout». Élevé dans une famille orthodoxe «croyante mais pas pratiquante», cet étudiant en criminologie à l’université d’Athènes s’éloigne de la religion d'État dès ses quinze ans. «J’étais un élève un peu rebelle et j’ai détesté l’école qui voulait faire de nous de bons chrétiens», se souvient-il. «De la primaire au lycée, nous devions prier tous les matins et suivre des cours de religion dont la grande majorité est concentrée sur le christianisme et l’orthodoxie. Ça fait quand même beaucoup d’années et d’heures à parler de Jésus, ce qui est bien aussi, mais on apprend toujours la même chose et mieux vaut ne pas émettre d’objections», poursuit l’étudiant avec sourire.
Il y a trois ans, au fil de lectures et de recherches personnelles, Panagiotis se rapproche de l’islam. Au sein de la famille, la nouvelle est accueillie avec bienveillance. «Je n’ai perdu aucun ami, ils me connaissaient avant, je suis resté le même», avance-t-il. «L’islam est perçu comme la religion de l’ennemi à cause de notre histoire avec la Turquie. L’extrême droite diffuse l’idée selon laquelle les musulmans sont des agents secrets de notre voisin et agite l’ombre de la Turquie dès qu’il est question de la mosquée. Nous n’avons pas à payer pour le passé, c’est déprimant de prier dans des sous-sols.» En attendant que le projet d’une mosquée publique se concrétise sur le terrain, Panagiotis a décidé de répertorier sur Google Maps toutes les salles de prières de la capitale et de ses alentours. C’est également sur internet, «via des vidéos courtes et bien ficelées à venir sur YouTube», que l’étudiant souhaite battre en brèche les préjugés sur l’islam en informant sur la religion: «Petit à petit, on pourra faire évoluer les mentalités.»