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Pourquoi la propagande de l'EI s'adresse aux BAC +5 occidentaux?

Temps de lecture : 5 min

Dans son dernier numéro, Dabiq, revue officielle de l'Etat islamique, accumule de manière étonnante les noms de grands auteurs, les développements théologiques obscurs. Pourquoi?

Sigmund Freud en photo dans le 15e numéro de Dabiq. (Image de propagande)
Sigmund Freud en photo dans le 15e numéro de Dabiq. (Image de propagande)

En lisant la propagande djihadiste, on croit parfois rêver (c'est toujours un bien mauvais rêve). Et si Dabiq, la revue de propagande de l'Etat islamique, est toujours écrite avec soin, le quinzième numéro qui vient juste de sortir fait étalage de prétentions intellectuelles inédites.

L'Etat islamique étale sa culture dans Dabiq

Entre une photo de décapitation et une apologie du terrorisme le plus meurtrier, les références culturelles et les controverses théologiques ardues abondent et ne semblent pas destinées à parler à leurs sympathisants. Dès l'éditorial, on tombe ainsi sur une curieuse défense du terme d'«Allah» comme seule dénomination correcte de Dieu:

«C'est dérivé d'"Ilah" ("ce qu'on doit adorer" en arabe) et sa racine est similaire au nom du Créateur tel qu'on le trouve dans toutes les langues sémites, dont l'hébreu des prophètes des enfants d'Israël. En hébreu, on supplie le Seigneur sous le nom d'"Elohim", ce qui correspond au "Allahumm" arabe. Le suffixe "him" hébreu et le suffixe arabe "humm" qu'on décrit souvent comme des pluriels de majesté renforcent Sa vénération et l'humilité de celui qui prie.»

Après ces considérations etymologiques et grammaticales, un article intitulé «La Fitrah (la foi) de l'humanité et la quasi-extinction de la femme occidentale» évoque les grands artisans de la déchéance moderne de l'Ouest: «Les enseignements de Darwin, Marx, Nietzsche, Durkheim, Weber et Freud ont fait leur chemin dans les sociétés occidentales à travers le système éducatif et l'industrie médiatique dans le but de produire des générations dépourvues de toute trace de foi.» Et l'auteur de s'en prendre alors à la théorie de l'évolution darwinienne, au matérialisme historique de Marx, à l'athéisme militant de Nietzsche, à l'analyse de la structure familiale de Durkheim et à l'importance du sexe dans les relations humaines selon le père de la psychanalyse.

Dabiq s'en prend à l'évolution darwinienne, au matérialisme historique de Marx, à l'athéisme militant de Nietzsche

Les Evangiles vus par les djihadistes

Plus frappant encore, l'article-fleuve qui donne son nom à ce nouvel exemplaire de Dabiq, Break the cross, se veut une réfutation des points essentiels du christianisme et une démonstration du caractère païen de celui-ci. L'auteur commence par une présentation militante de l'histoire de la composition des Evangiles. Il y écrit notamment: «On dit que l'évangile de Luc a été écrit par un Grec qui était un disciple de Paul et non de Jésus.»

Ensuite, le lecteur peu au fait de l'époque, le IVe siècle, où les chrétiens s'écharpaient lors de conciles sans fin pour établir la nature divine ou humaine ou divino-humaine de Jésus et sur l'unité de Dieu ou sa répartition en trois personnes (Père, Fils et Saint-Esprit) au sein de la trinité, doit s'accrocher pour ne pas se perdre dans le luxe de détails:

«Le débat entre les partisans de la trinité et leurs détracteurs a atteint le sommet de sa popularité durant le quatrième siècle du calendrier chrétien avec les rivaux Arius (250-336) et Athanase (296-373). Arius, qui avait adopté la doctrine de Lucien d'Antioche soutenait que Jésus- même doté du statut de prophète et d'une naissance virginale- était un subordonné humain du Créateur tout-puissant. Athanase, à l'inverse, était un fervent supporter de l'idée païenne selon laquelle Jésus- le «Fils de Dieu»- était de la même essence que celle de son «Père», les faisant tous deux égaux et formant, avec le «Saint-Esprit», une divinité à trois têtes.»

«Un bulletin paroissial» très intello

La précision historique et le caractère abscons de certains raisonnements suivant cet exposé tranchent avec le sensationnalisme sanglant et le goût de la provocation des précédents numéros de ce magazine.

D'ordinaire Dabiq, jamais avare de citations islamiques bien entendu, ne maniait la religion qu'à grand coup de versets solennels issus du Coran ou des hadith (recueils des traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet ou ses compagnons) dans la plus pure tradition djihadiste. Cette fois, la propagande prétend se draper dans une complexité intellectuelle aussi spécieuse que surprenante: «Dabiq a toujours été incantatoire et prophétique mais là le magazine a visiblement été pris en main par un grand théologien», explique Régis Le Sommier, directeur adjoint de Paris Match et auteur de Daech, l'histoire.

François-Bernard Huyghe, directeur de recherches à l'institut de recherches internationales et stratégiques (l'IRIS), auteur du livre Terrorismes- violence et propagande, connaît très bien la communication islamiste. Il a été également étonné de ce changement de ton: «Bien sûr, on retrouve leurs rubriques actuelles, le récit de combattants, les conseils pour que les femmes réussisent leur «hijrah» («émigration») vers les terres de l'EI mais on n'est moins dans le discours géopolitique, dans l'assurance que «le Califat va durer». A vrai dire, on a l'impression de lire un bulletin paroissiale!»

L'univers médiatique de Daesh possède de nombreuses ramifications et ce dans toutes les langues. Et François-Bernard Huyghe voit dans ce virage intellectuel de Dabiq une influence de Dar Al Islam, la revue francophone de l'EI:

«Il y a une Dar Al Islamisation de leur propagande au sens où l'intellectualisme de Dar al Islam déteint sur le reste. Le magazine en français a déjà cité des pages de l'écrivain Marc-Edouard Nabe. On se disait qu'un intello du VIe arrondissement avait dû les aider! Dabiq était plus basique, c'était l'idéologie du "musulmans du monde entier rejoignez-nous".»

Cet effort de justification, de rhétorique témoigne d'une volonté de décrocher un brevet de respectabilité intellectuelle selon François-Bernard Huyghe:

«Ils sont de plus en plus soucieux de convaincre qu'ils ont raison philosophiquement.»

Les rédacteurs de Dabiq semblent moins triomphalistes cette fois et davantage dans le prêchi-prêcha théologique

François-Bernard Huyghe

D'après le directeur de recherches de l'IRIS, c'est la détresse militaire dans laquelle se trouve aujourd'hui l'EI sur le terrain qui pousse Dabiq, son organe officiel, à adopter un discours plus abstrait que conquérant:

«Les rédacteurs de Dabiq auraient pu faire de longs récits très gore des derniers attentats et ils ne l'ont pas fait. Ils semblent moins triomphalistes cette fois et davantage dans le prêchi-prêcha théologique. Pour moi, ces deux éléments sont corrélés. Dans ce numéro, comme dans tous les autres, il y a une chronique qui s'appelle «In the words of the enemy». Généralement, ils reprenaient des propos d'intellectuels américains de divers think-thanks qui parlaient du danger que représentait l'EI, de sa puissance. Les djihadistes pouvaient alors se vanter: «Regardez comme nous sommes forts, même les occidentaux le disent!» Mais dans cet exemplaire, ils se contentent d'évoquer Benoît XVI et le pape François pour stigmatiser ce qu'ils voient comme l'hypocrisie du christianisme.»

Epater les universitaires occidentaux...au risque de se couper de ses sympathisants?

Plus étrange pour une revue de propagande, c'est que toutes ces références semblent moins destinées à accélérer la radicalisation d'adolescents en mal de repères qu'à épater l'universitaire: «Oui, ça s'adresse aux Occidentaux bac +5 en quelque sorte. Mais attention, Dabiq a toujours été le haut-de-gamme pour eux, et pas forcément un outil pour enrôler. On peut dire que ça a toujours été la revue internationale sur papier glacé de l'EI. Les jeunes susceptibles d'être recrutés sont surtout influencés par les vidéos.»

Mais là aussi le bât blesse. En effet, le département vidéo (chaperonné par la société Al Hayat Media Center) filmant et diffusant des images d'exécutions, de prêches et autres à la pelle depuis la proclamation du «Califat», est à la peine: «L'EI produit nettement moins de superproductions en ce moment, confie Régis Le Sommier. Ont-ils moins de lieux où tourner, de moyens à cause des pertes dues à la guerre? C'est possible. Mais l'EI c'est autant une organisation qu'un message. Si il n'est pas nourri, il n'existe pas.»

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