L'idée d'un rapprochement entre EDF et Veolia continue de plonger bon nombre d'observateurs dans la perplexité, les uns s'attachant à justifier, les autres au contraire à démonter le pari qu'Henri Proglio est parvenu à vendre à l'Elysée et à Matignon: bâtir des ponts entre son ancienne maison, Veolia, spécialiste de l'eau et des services à l'environnement, qu'il continuera de diriger à un poste non exécutif, et EDF, qu'il présidera d'ici quelques jours. Dalkia, la filiale commune aux deux groupes, active dans les services à l'énergie servira de première passerelle.
En conservant un poste à la direction de Veolia, Henri Proglio peut estimer offrir un utile paratonnerre à son successeur, Antoine Frérot, le temps que ce dernier s'installe aux commandes et affronte les mises à l'épreuve probables que les autres barons d'un groupe si complexe ne manqueront pas de lui réserver. Mais on peut aussi se demander si, derrière ce projet qui pose la question de l'existence des synergies entre l'eau et l'électricité, entre le recyclage des déchets et l'exploitation des centrales nucléaires, ce n'est pas plutôt un autre pari qui est fait: adosser Veolia à EDF présente l'intérêt de sécuriser le capital du premier. Ce qui revient par la même occasion à ressusciter une certaine idée du conglomérat telle que le capitalisme à la française l'avait décliné il y a une trentaine d'années.
Car sur le fond, l'idée de rapprocher EDF d'un partenaire industriel n'a rien, en fait, de très nouveau. A la fin des années quatre vingt déjà, Pierre Delaporte, président de l'électricien, l'avait caressé en travaillant sur un autre type d'échafaudage, au nom de code «Brique», qui aurait réuni EDF, Bouygues et la Saur. Depuis, François Roussely à la tête d'EDF et déja Henri Proglio, à la présidence de Veolia Environnement, avaient été très loin dans l'idée de se rapprocher. En ressortant ce projet des cartons, Henri Proglio ne voudrait donc que transformer enfin l'essai.
Le pas de plus entre Veolia et EDF ne correspondrait donc pas à terme à un projet de fusion. Là n'est pas le propos. Il s'agirait plutôt de faire coexister au sein d'une même nébuleuse les différents métiers de taille mondiale de l'un et de l'autre groupes et de compter sur la force de frappe financière, la concentration de la trésorerie, l'étendue des réseaux commerciaux et la mise en commun des efforts de recherche et développement pour se développer. Avec en prime la sortie d'EDF d'une monoculture électrique que certains jugent dangereuse.
On ne serait donc pas très loin du mythe bâti par Ambroise Roux, le tout puissant parrain des affaires à la tête de la Compagnie générale d'électricité dans les années soixante dix, pilier de la stratégie industrielle du pompidolisme triomphant, comptant parmi ses tentacules Alstom, Câbles de Lyon, Cegelec, la téléphonie ou les piles (Saft). Ou encore la Générale des Eaux de Guy Dejouany, ancêtre de Veolia Environnnement présente dans l'eau, l'audiovisuel, la presse, le BTP, l'immobilier.
Les défenseurs de cette culture de conglomérat ont beau jeu d'expliquer que ce modèle a démontré sa supériorité pour résister aux crises par rapport aux entreprises recentrées sur un seul métier et dépendantes d'un seul marché. En jumelant des activités aux cycles et aux besoins de financement différents, elles se rendent moins sujettes aux caprices de la conjoncture. Quitte à entretenir l'opacité sur les circuits internes. Quitte aussi à ne pas offrir à leurs actionnaires les meilleures performances en Bourse en raison de leur manque de visibilité. Quelles meilleures preuves que la puissance affichée en Allemagne par le paquebot Siemens (turbines, trains, électroménager, imagerie...), ou par le groupe helvêtico-suèdois ABB (énergie, robotique...), ou encore aux Etats-Unis par General Electric (énergie, traitement de l'eau, moteurs d'avions, équipements médicaux, électroménager, finances, immobilier télévision) ou en Inde par Tata (acier, automobile, informatique)? Lesquels ont refusé d' abdiquer face aux pressions des marchés qui leur réclamaient de se recentrer sur un métier.
Depuis vingt cinq ans, l'option industrielle française a été tout autre. Il est vrai que le modèle du conglomérat s'était sensiblement assoupi, le cumul des métiers, l'opacité des organisations et des réseaux internes, la parenthèse des nationalisations et la construction bancale des noyaux durs et des participations croisées avaient plus transformé ces entreprises en vieux combinats léthargiques qu'en «sicav dynamiques». Des constructions vite devenues artificielles, destinées à préserver le contrôle du capital des groupes français par des intérêts amis. Et à pérenniser une certaine forme d'establishment.
La Compagnie de Suez que ses dirigeants pensaient pouvoir maintenir à la fois dans la finance, l'assurance, l'immobilier, l'eau et l'énergie, tout en servant d'instrument d'auto-contrôle à d'autres ténors du CAC 40 a fini par exploser en plein vol. Tant la CGE que la Générale des Eaux, sous la pression des marchés et, dans le second cas, de Jean-Marie Messier pressé de mettre à tout va le cap sur la communication, ont été «éparpillés façon puzzle», au nom de l'efficacité, de la transparence et du besoin de concentrer les moyens financiers. Alcatel-Lucent, Alstom, Nexans, les Chantiers de l'Atlantique, Vivendi, Veolia, Canal Plus, SFR, l'Express... ne sont que des filles et des petites filles de ces anciennes tour de contrôle du capitalisme hexagonal. Pour le meilleur comme pour le pire. Ainsi, Alcatel-Alstom a fini par devenir, sous la pression des marchés, un groupe totalement recentré sur l'équipement télécoms. Ce qui se sera révélé comme une stratégie désastreuse.
Plusieurs capitaines d'industrie de la nouvelle génération sont tentés de relancer le modèle du conglomérat, sous une forme plus moderne. Henri Proglio en fait partie. A la tête d'Alstom, Patrick Kron explique de son coté que les faiblesses patentes du commerce extérieur français tiennent en partie à l'absence de ce type de conglomérat jouant le rôle de locomotives industrielles, chefs de meute pour aller vendre à l'étranger, en Chine, en Inde ou au Brésil, des produits, de la technologie et des process industriels made in France grâce à la mise en commun des réseaux commerciaux.
Depuis qu'il a été nommé à la tête d'Alstom en 2003, Patrick Kron n'a de cesse de vouloir réhabiliter le modèle. Avec la béquille de l'Etat qui l'a sauvé du dépeçage, Alstom a été restructuré. Certaines de ses branches, comme les Chantiers Navals, ont été lâchées. Son actionnaire de référence, Bouygues, est lui même présent dans le BTP, l'audiovisuel, le téléphone, l'industrie. En rapprochant, comme il en rêve, ses turbines à gaz, à électricité et au charbon aux réacteurs nucléaires de l'ex Framatome, aujourd'hui contrôlé par Areva, Alstom pourrait à son tour devenir la vitrine de la nouvelle politique industrielle. Son rapprochement de Schneider pour faire une offre commune de rachat de T&D, la filiale de distribution d'Areva, confirme implicitement cette vision stratégique.
Qu'Henri Proglio parvienne, à la tête d'EDF et de Veolia, à démontrer que le rêve peut devenir réalité ouvrirait une brèche décisive dans laquelle les autres candidats au Meccano industriel à la française, vont s'engouffrer. Sous l'oeil bienveillant de l'Elysée. Et la protection intéressée de l'Etat.
Philippe Reclus
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Image de Une: Henri Proglio avec Nicolas Sarkozy Reuters