C’est un sentiment que nous sommes nombreux à partager et que la succession d’événements tragiques rend plus prégnant que jamais: notre monde irait de plus en plus mal, et la force dominante qui l’organise serait un chaos absolu, source d’une anxiété permanente. Cette perception ne serait pas alignée avec la réalité du monde dans sa complexité si l’on en croit plusieurs observateurs. Ray Kurweil par exemple, un vieux routier de la futurologie et un évangéliste du progrès technique qui travaille actuellement chez Google, estime que, «ce qu’il se passe, c’est que notre information à propos de ce qui va mal dans le monde s’améliore». C’est ce qu’il a soutenu lors d’une conférence sur le futur du marketing mobile. Selon Kurzweil, cette angoisse naît du périmètre croissant du territoire pertinent pour les médias, jadis tout au plus un village, aujourd’hui le monde.
De plus en plus d’observateurs pointent une maladie de l’économie de l’attention, l’activité des entreprises dont le business est de nous vendre du contenu et des interactions, notamment en ligne. Mark Manson, un blogueur auteur de livres de développement personnel, va dans ce sens dans un post récent intitulé: «C’est juste moi ou bien le monde est-il en train de devenir fou?»
«Dans l’économie de l’attention, les gens sont récompensés pour leur extrémisme. […] Internet a généré une plateforme sur laquelle les croyances apocalyptiques sont célébrées et propagées, et où la modération et la raison sont devenues comme trop laborieuses et ennuyeuses pour avoir leur place.»
«Cette conscience permanente de chaque faute et de chaque faille de notre humanité, combinée au déluge de prophètes de malheur et de nihilistes narcissiques qui commandent notre attention, est ce qui cause ce sentiment permanent d’un monde chaotique et insécure qui n’existe pas réellement.»
Ne pas se laisser emporter
L’angoisse, ce bruit de fond de notre époque, se propage à mesure que les individus prennent conscience de l’horizon des possibles, un horizon dont la ligne s’éloigne à mesure que chacun se trouve à une connexion de la vie des autres, de leurs gloires comme de leurs misères. Sur le site Rue 89, l’historien Jean-Pierre Peter expliquait en mai pourquoi les gens avaient «l’impression de devenir fous».
«La connaissance universelle de tout ce qu’il se passe de pas ordinaire partout rend inquiet», note l’historien, ajoutant avec sagesse:
«Jadis, l’information n’existait pas avec cette abondance. Aujourd’hui, avec internet, c’est sans cesse et il y a la valorisation des informations qui font peur ou qui font très plaisir. Et donc, la ressource, c’est d’essayer de ne pas se laisser emporter par le sentiment d’un désordre plus large que nous et menaçant.»
Dans un article que nous avions traduit en 2014, deux chercheurs, Andrew Mack et Steven Pinker, s’étaient attelés à une évaluation factuelle de l’état du monde à partir de plusieurs indicateurs comme les violences contre les femmes et les enfants, les homicides et les guerres, pour en conclure, vous vous en doutez, que le chaos général relayé par les médias ne donnait pas une image fidèle de cette évolution.
Cette prise de conscience ne doit pas pour autant conduire à un scepticisme radical: le nombre de victimes d’attentat est, lui, bel et bien à un niveau historiquement haut selon le Consortium national pour l’étude du terrorisme et des réponses au terrorisme.