A l'occasion de la mort d'Oussama ben Laden, nous republions une série intitulée: Pourquoi il n'y a pas eu un autre 11-Septembre? Pour lire l'introduction, Pourquoi n'y-a-t-il pas eu un autre 11-Septembre? cliquez ici, le deuxième volet de la série est intitulé Les fous de Dieu ne sont pas des criminels de génie, le troisième article Al Qaida préfère-t-elle le Pakistan et l’Afghanistan à l’Amérique?, le quatrième article Les musulmans américains n'ont pas suivi al Qaida, le cinquième article Al Qaida cherche-t-elle à dépasser le succès du 11-Septembre?, le sixième article 11-Septembre et Irak: la théorie du papier tue-mouches, le septième article Bush a-t-il protégé l'Amérique après le 11-Septembre?, le huitième article 11 septembre: la théorie des cycles électoraux et le neuvième article La théorie de l'espace-temps.
Les attentats du 11 septembre 2001 étaient censés marquer l’avènement d’une ère de terrorisme international aux Etats-Unis. Et s’ils n’avaient été qu’un coup de bol? L’élimination des Tours jumelles, d’une partie du Pentagone, de quatre avions de ligne et de près de 3 000 innocents peut faire passer Al-Qaida pour une organisation au génie machiavélique.
Pourtant, quand on réalise à quel point les terroristes ont été près d’être découverts par les renseignements américains, l’attentat n’apparaît plus comme une opération ingénieuse minutieusement planifiée, mais comme un plan totalement idiot qui doit sa réussite à une chance inespérée.
Voyez plutôt:
• Khalid Al-Mihdhar, qui était (en théorie) sous surveillance pour son rôle présumé dans l’attentat contre le USS Cole, avait éveillé les soupçons dans une école d’aviation de San Diego car il se montrait impatient d’apprendre à piloter un Boeing. (Le 11 septembre, il allait être l’un des pirates du vol 77 d'American Airlines qui irait s’écraser contre le Pentagone, tuant 189 personnes.)
• Nawaf Al-Hazmi s’était lui fait remarquer en se vantant de devenir bientôt célèbre devant un collègue de la station-service où il travaillait. (Al-Hazmi allait devenir l’autre pirate du vol 77. D’autres informations sur ce que le FBI savait de ces deux terroristes avant l’attentat se trouvent ici.)
• L’ancien directeur de la CIA George Tenet a déclaré à la Commission d’enquête sur le 11-Septembre que, fin juillet 2001, «les services étaient en état d’alerte»; un peu auparavant, l’agent spécial du FBI à Phoenix Kenneth Williams avait envoyé à Washington un mémo signalant «un nombre inhabituel d’individus étant matière à enquête» dans des écoles d’aviation de l’Arizona. (Le mémorandum peut être consulté ici.)
• Début août, le président Bush avait reçu la célèbre note confidentielle « Ben Laden déterminé à frapper les États-Unis ». (C’est ici.)
• Toujours au mois d’août, l’antenne du FBI à Minneapolis avait interrogé Zacarias Moussaoui, qui avait inquiété son école d’aviation en cherchant à connaître les circuits aériens de New York et à savoir si les portes du cockpit pouvaient être ouvertes en vol. (Le résumé de ce que savait l’antenne de Minneapolis le 19 août 2001 se trouve ici.) Les chefs terroristes ont renoncé à faire participer Moussaoui aux attaques à cause de sa témérité et de son instabilité; ils le gardaient probablement en réserve pour un futur attentat ou comme «pirate remplaçant» pour le 11 septembre.
• Malgré «des services en état d’alerte», Tenet n’a rien fait après avoir été mis au courant du cas Moussaoui, le 23 août. (La «note interne de mise à jour sur la menace terroriste» envoyée à Tenet est ici.)
• Dans sa demande de mandat l’autorisant à vérifier l’ordinateur portable de Moussaoui, un agent de l’antenne du FBI à Minneapolis avait annoncé au bureau central «essayer d’empêcher un homme d’aller s’écraser en avion contre le World Trade Center.» Le FBI n’avait eu la preuve des liens de Moussaoui avec Al-Qaida, nécessaire à l’obtention du mandat, que deux jours avant le 11 septembre.
Un pari qui relève de l'inconscience
Près de huit ans après les attentats, l’accumulation de tout ce que savait le gouvernement américain avant le drame reste écœurante. L’incapacité des différentes agences de renseignements à mettre en commun ces informations si révélatrices sur ce qu’il se tramait n’a pas de quoi surprendre ceux qui connaissent la culture bureaucratique de Washington. Cela n’enlève rien au fait que parier sur un pareil dysfonctionnement du gouvernement, comme le fit en effet Al-Qaida, relevait de l’inconscience. Les terroristes ont couru un risque incroyablement élevé de se faire prendre et ils ont réussi leur coup de justesse. Mais une telle prise de risque ne démontre en rien leur intelligence. Et leur réussite n’est peut-être pas plus glorieuse.
En Afghanistan, les attaques du 11 septembre ont provoqué de violentes représailles de l’armée américaine, qui ont abouti à la destruction des camps d’entraînement terroristes et des cachettes d’Al-Qaida; à la chute du régime taliban, protecteur du réseau intégriste ; et à la capture ou à la mort des deux tiers des chefs d’Al-Qaida – notamment de Khalid Sheikh Mohammed, principal architecte des attentats du 11 septembre et aujourd’hui plus célèbre prisonnier de Guantanamo. Selon Lawrence Wright, qui a reçu le prix Pulitzer pour The Looming Tower: Al-Qaida and the Road to 9/11 (La Guerre cachée : Al-Qaida et les origines du terrorisme, Éd. Robert Laffont), près de 80 % des membres d’Al-Qaida en Afghanistan ont été tués pendant l’invasion américaine. Les services de renseignements estiment à seulement 200 ou 300 le nombre de membres actuels. Au pire, l’armée américaine aura retardé les projets du groupe terroriste de plusieurs années. Au mieux, elle l’aura empêché pour toujours d’opérer en tant que puissance centralisatrice, réduisant son chef suprême, Oussama Ben Laden, et son numéro deux, Ayman Al-Zawahiri, à des figures symboliques plutôt qu’à des forces agissantes.
L'image ternie d'Al-Qaida
Dans tous les cas, le but d’Al-Qaida de restaurer le califat islamique ancestral qui s’étendait sur trois continents jusqu’au début du XIXe siècle est toujours aussi inaccessible. (On peut au contraire avancer qu’en déclarant la guerre à l’Afghanistan et plus encore à l’Irak, les Etats-Unis se sont fait un mal incommensurable en s’aliénant une grande partie du monde musulman, tout en versant du sang et de l’argent dans des proportions inconsidérées. Je développerai cet argument dans la théorie la plus inquiétante de la série.)
Malgré l’euphorie initiale, les attentats du 11-Septembre et ses sanglantes répercussions semblent avoir passablement terni l’image d’Al-Qaida, parmi les musulmans, mais aussi (comme l’avancent Peter Bergen et Paul Cruikshank dans un article de juin 2008 du New Republic) parmi les combattants djihadistes eux-mêmes, qui ont réalisé que les musulmans étaient les premières victimes des suites de ces actes terroristes (notamment en Afghanistan et en Irak). Musulmans qui ont d’ailleurs été nombreux à périr par la main d’Al-Qaida ou d’autres intégristes islamistes.
Dans Overblown: How Politicians and the Terrorism Industry Inflate National Security Threats («Comment la surenchère des politiques et des terroristes augmente les menaces qui pèsent sur la sécurité nationale »), le politicologue John Mueller revient sur les attentats suicides d’Al-Qaida perpétrés dans trois hôtels jordaniens en 2005, qui avaient tué de nombreux Palestiniens et Jordaniens assistant à un mariage: «Difficile d’imaginer cible plus stupide du point de vue des terroristes.» De la même façon, les membres d’Al-Qaida en Irak, mouvance insurgée liée à la maison mère, ont perdu leurs alliés sunnites à force d’agressions contre les civils, de répression brutale et de provocations à la violence envers la majorité chiite.
En réaction, les milices sunnites se sont unies pour créer le Réveil, une force armée financée par les Etats-Unis à qui l’on devrait tout ou partie de la baisse de violence observée en Irak depuis 2006, généralement attribuée au renforcement de la présence américaine. Même dans les entrailles d’Al-Qaida, certains en sont venus à considérer que le prix de la terreur était trop élevé. En juin 2008, Wright s'est ainsi penché sur le cas d’un idéologue de l’organisation terroriste, Imam Al-Chérif, alias Dr Fadl. Auteur de deux ouvrages de référence d’Al-Qaida pour le recrutement des intégristes, le Dr Fadl a récemment écrit depuis sa prison égyptienne: «Les agressions nous sont interdites, même si les ennemis de l’islam en commettent.» Selon l’homme, les attaques du 11-Septembre ont été suicidaires pour les pirates, mais aussi pour Al-Qaida. En 2007, le Dr Fadl exposait ainsi que combattre les chefs d’État musulmans croyants était immoral, en plus d’être imprudent si lesdits chefs étaient puissants. Citant le prophète Mohammed, il rappelait : «Qui se rebelle contre le sultan mourra d’une mort païenne», avant d’ajouter que la morale réprouvait, en toute circonstance, l’assassinat de civils, même non musulmans.
Danger exagéré
Ces considérations ont suscité de vifs débats au sein du monde islamiste, et l’on ne peut pas exclure que le Dr Fadl les a émises sous la menace de la torture. Elles ont toutefois été relayées par un dignitaire religieux du Koweït, Sheikh Hamid Al-Ali, identifié par le Trésor américain comme un bailleur de fonds d’Al-Qaida. Al-Zawahiri s’est senti obligé de rédiger une longue réfutation, dans laquelle il n’hésitait pas à comparer les attentats du 11-Septembre avec le bombardement de l’usine pharmaceutique d’Al-Shifa (prise à tort pour un site d’armes chimiques d’Al-Qaida), au Soudan, sous l’administration Clinton en 1998. Ce bombardement avait tué un gardien nuit; une bévue tragique, certes, mais en rien comparable à la tuerie délibérée de 3.000 non-combattants. Tout absurdes qu’elles soient, les vues d’Al-Zawahiri continuent de prévaloir au sein d’Al-Qaida.
Mais l’organisation a-t-elle les moyens d’attaquer à nouveau les Etats-Unis? «On peut en douter (...) quand on entend ces histoires de terroristes rusés qui conspiraient pour tuer des milliers de personnes et répandre la désolation», écrivait en juin 2007 le spécialiste en sécurité Bruce Schneier dans un article de Wired intitulé «Le terroriste des temps modernes n'est pas doué». Pour Schneier, si le terrorisme reste une menace bien réelle, on a largement exagéré le danger qu’auraient fait courir les prétendus ou aspirants terroristes arrêtés aux Etats-Unis depuis le 11-Septembre, dont nombre ont été manipulés par des forces de l’ordre infiltrées. (Je reviendrai sur ces opérations de noyautage dans les prochains épisodes.)
Dans La Guerre cachée, Wright cite Issam Al-Turabi, un ami de Ben Laden de son époque soudanaise : «J’aimais beaucoup cet homme. (…) Dommage que son Q.I. ait été si médiocre. » Alors, pas fufutes, les terroristes? Peut-être Ben Laden a-t-il hérité de sa famille plus de richesses et de dévotion que d’intelligence. (Al-Zawahiri est le véritable cerveau des opérations.) Cependant, la question n’est pas tant de savoir si les terroristes sont malins, mais s’ils sont rationnels. «A de rares exceptions près, les actes de terrorisme ne débouchent sur aucun résultat politique valable», observait il y a presque vingt ans le grand spécialiste de la théorie des jeux Thomas C. Schelling. Max Abrahms, chercheur au Centre pour la sécurité et la coopération internationales de l’université de Stanford (Cisac), ne dit pas autre chose dans son article de 2006 publié dans la revue International Security, «Pourquoi le terrorisme ne fonctionne pas».
Fraternité et improvisation
Pour en arriver à cette conclusion, Abrahms a étudié les 28 groupes de la «liste des organisations terroristes» élaborée par les Etats-Unis depuis 2001. Les 42 objectifs visés par ces organisations n’étaient atteints que dans 7 % des cas, la clé de leur réussite résidant essentiellement dans leur propension à cibler ou non les civils: les groupes s’en prenant davantage aux civils qu’aux militaires «ont tous manqué leurs buts politiques.» Dans un essai de 2008, « Ce que veulent vraiment les terroristes », Abrahms note ensuite que les groupes terroristes sont en général incapables de poursuivre une stratégie cohérente, et encore moins d’en recueillir les fruits.
En fait, les terroristes voudraient avant tout «créer de fort liens affectifs avec leurs acolytes». Ils sont en quête de camaraderie, pas d’expansion territoriale, ni d’influence ni même, pour la plupart, de revendications religieuses. Si les demandes des groupes terroristes semblent souvent improvisées, c’est parce qu’elles le sont! Ce qui prime pour eux, et cela vaut aussi pour les chefs, c’est le sentiment de fraternité. Marc Sageman, expert psychiatre et ancien collaborateur de la CIA en Afghanistan, a établi la biographie de 400 terroristes qui s’étaient attaqués aux Etats-Unis. Sur ce chiffre, 88 % étaient devenus terroristes non pour changer le monde, mais parce qu’ils avaient «des liens amicaux ou familiaux avec des djihadistes.» Seuls quatre personnes étudiées présentaient «des signes de trouble [psychologique]», une incidence moindre que dans la population dans son ensemble. Des scouts version létale, en somme. Sans leadership fort, ils restent très dangereux, mais ils sont loin d’être aussi organisés qu’on le pense.
Timothy Noah
Traduit par Chloé Leleu