France

A quoi sert la polémique Cazeneuve?

Temps de lecture : 7 min

Se disputer autour de lui et des mots qui lui échappent, c’est se raconter une histoire, se faire croire que l’on y peut encore quelque chose.

Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve entouré de Jean-Marie Le Guen, Manuel Valls, Jean-Jacques Urvoas et Jean-Marc Ayrault, le 19 juillet 2016 à l'Elysée. BERTRAND GUAY / AFP
Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve entouré de Jean-Marie Le Guen, Manuel Valls, Jean-Jacques Urvoas et Jean-Marc Ayrault, le 19 juillet 2016 à l'Elysée. BERTRAND GUAY / AFP

En d’autres temps, ce serait une bonne idée de parler de Bernard Cazeneuve. On dirait, par exemple, que cet homme rachète par sa sobre humanité ce que la politique a de cynique et de verbeux. On se souviendrait qu’il était maire de Cherbourg en 2002 quand des enfants de sa ville, employés de la construction navale, mouraient dans l’attentat de Karachi, et il dut, alors, protéger les familles du bruit et de la pourriture qu’exhalerait bientôt cette affaire, née de la corruption et conclue dans le sang. Cazeneuve a su la mort bien avant que Daesh ne dépucèle à l’horreur ses commensaux politiques. On rappellerait aussi que son meilleur ami s’appelle François Zimeray, notre ambassadeur au Danemark, miraculé il y a un an d’un autre attentat. On dirait de Cazeneuve que son poste l’entame, qu’il ressent plus que d’autres le tragique et l’absurde, que sa rigidité est un masque et sa sauvegarde…

En d’autres temps, on parlerait de Bernard Cazeneuve, politicien professionnel et homme estimable, ça n’a rien d’incompatible. Mais quatre-vingt-quatre morts nous en empêchent. Ce qu’est un homme vivant n’est pas passionnant quand des hommes sont morts, si cet homme vivant avait la charge de les garder. Sans doute le sait-il. Après Nice, l’humanité de Bernard Cazeneuve est une anecdote et son destin politique une futilité. L’énergie mise à le défendre par ses camarades du pouvoir a quelque chose d’indécent, tant elle donne le sentiment d’une coterie en protection, préoccupée d’abord de l’injustice faite à l’un des siens. Ajoutons: l’acharnement de ses ennemis est une autre indécence. On peut disserter à l’infini sur les manques et les failles du 14 juillet, sur la police nationale ou sur la police municipale de Nice que les socialistes vont bientôt mettre en cause, vous verrez, pour faire rendre gorge à Christian Estrosi qui l’aura cherché… Et ensuite? Même s’il avait été appliqué à la lettre, le dispositif de sécurité du 14 juillet n’aurait pas empêché un camion conduit par un assassin de broyer les innocents de la Promenade. La colère est un exutoire.

Cazeneuve était arrivé dans le paysage comme une bonne nouvelle. Il apportait place Beauvau un style: le calme et les procédures, comme preuve de la République et remède à son délitement. Il y avait eu place Beauvau pléthore de jactance et de virilité, parfois pour le meilleur, souvent pour le pathétique. Cazeneuve n’en était pas. Il est étrange de le voir ratrappé par l’outrance, celle des autres et aussi la sienne: évoquer le complotisme parce qu’un journal, Libération, pointe vos contradictions, c’est devenir ce que l’on était pas. Un notable drapé dans la conscience de soi-même, intouchable au regard de sa vérité intérieure.

Avant Daesh

Bernard Cazeneuve sait ce qu’il vaut et ce qu’il fait. Il sait les failles de ceux qui pointent les siennes. Il n’estime ni le sensationnalisme ni l’imprécision? Mais il en oublie la sienne. Il s’en arroge le droit de fixer des limites qui ne lui appartiennent pas, de décider quelle critique est recevable et quelle attaque ne l’est pas. C’est pathologique, sinon politique. «Des véhicules de police rendaient impossible le franchissement de la promenade des Anglais» avait dit Bernard Cazeneuve, le 16 juillet à L’Elyse, et c’était faux. Il l’a dit, ce jour-là, parce qu’il avait l’obligation de parler, parce que l’information lui venait de la Préfecture, parce qu’il était dans son rôle et dans sa mission: après le drame, le pouvoir orchestrait une communication de crise en réunissant ostensiblement des conseils de sécurité et en faisant donner ses grognards. C’est en jouant son rôle dans ce petit théâtre que le ministre a dit ce qui n’était pas. L’homme est aussi loyal, à son maître de l’Elysée, à son patron de Matignon. Il prend pour lui ce qui menacerait les autres.

Absurde véniel, mais révélateur d’un hiatus. Quelque chose se craquelle. Le style Cazeneuve, cette volonté de ne jamais sortir du cadre, c’était aussi une manière de déminer les débats politiques et de protéger le pouvoir. On l’avait ressenti en octobre 2014 dans le drame de Sivens, quand il avait répondu techniquement -l’interdiction des grenades offensives- à un drame politique: la mort d’un jeune homme, Rémi Fraisse, tué par des gendarmes alors qu’il s’opposait à un barrage qui se révélerait ensuite illégal. La décision administrative, l’enquête interne, la complexité judiciare, venaient en soutient d’une ligne politique discutable: la transformation de la gauche au pouvoir en une puissance hostile aux contestations sociétales, incarnant l’ordre et l’Etat qui ne se discutent pas.

C’était avant Daesh. On avait bien ressenti un malaise, mais, trois mois plus tard, le sang de Charlie et l’idéologie du 11-Janvier avaient enterré toute discussion. Cazeneuve apaisait encore et organisait notre défense, ratrappait des années d’oubli. Comme il le faisait sans cri, il nous faisait du bien.

Tout ceci n’a plus court, puisque Nice est arrivé. Le calme est aussi illusoire que la jactance. Et comme Cazeneuve perd son calme et lache des mots de trop -on lui reprochera aussi cette «radicalisation rapide» du tueur, interprétation libre d’un état provisoire de l’enquête- il se trahit lui-même: on doute désormais de son existence.

Douter de l'Etat

Il en est de l’Etat comme de Dieu. S’il ne peut rien pour moi, dois-je communier encore?

ll en est d’un ministre comme il en est de Dieu dans les catastrophes. Soit il sait, et ne fait rien, et alors, pourquoi l’aimer? Soit il ne sait pas, et ne peut rien faire, et alors, pourquoi croire en lui? Il en est de l’Etat comme de Dieu. S’il ne peut rien pour moi, dois-je communier encore?

Il est frappant de voir les socialistes, à leur défense de Bernard Cazeneuve, osciller entre deux arguments. Celui de la qualié de l’homme, leur camarade, et celui de la défense de l’Etat, qu’on ne saurait attaquer. Manuel Valls ne supporte plus qu’on mette en cause la parole de l’Etat. Jean-Marie Le Guen y voit une atteinte à la démocratie. Ces hommes ont pourtant grandi dans une culture du doute, face aux raisons opaques des pouvoirs de droite. Douter de l’Etat, c’est le début de la citoyenneté. On en est là de la transformation des gauches. On revient à Sivens, mais la tache de sang n’en finit plus de grandir. Ne critiquez pas l’Etat, c’est tout ce qui nous reste, dit la gauche à la France endeuillée. Mourez en paix, bonne gens? N’écorchez pas Cazeneuve car il est l’Etat et l’Etat est sain? Il ne s’agit plus ici des bonnes intentions d’un homme, fussent-elles bafouée par la brutalité du djihadisme, mais d’une perversion idéologique. L’Etat qui plaide pour lui-même, souligne qu’il a évité d’autres attentats, qu’on lui doit le respect par principe, en dépit de Nice et malgré Nice?

Le ministre nu

C’est aussi la France pyramidale qui est lézardée dans le terrorisme. Les grands sont là pour nous et ils savent… Air connu. Paradoxalement, la défense de Cazeneuve comme les attaques qu’il subit, participent du même culte. La démission de Bernard Cazeneuve serait une indécence intellectuelle: on serait forcé de prétendre qu’elle signifie quelque-chose. Elle acterait l’importance de son poste et a l’Etat dans la brutalité que nous inflige le djihad. En réalité, Cazeneuve n’y est pour rien, et cette nudité nous saisit. Il a fait son travail, a péché par dérapages verbaux, mais n’a pas tué les martyrs de la promenade. Y pouvait-il quelque chose?

Par politesse conjoncturelle, le ministre de l’Iintérieur aurait pu proposer sa démission, tel un simple nationaliste flamand (Jan Jambon, ministre belge de l’Intérieur, avait proposé de partir après les tueries de Bruxelles). Par convenance, le Président de la République l’aurait refusée. Ou pas. Cela aurait eu le mérite de respecter les chorégraphies d’usage, dans les démocraties de responsabilité. Ces pays étranges où un Premier ministre s’en va quand il perd un référendum, par exemple, où l’on pense que la mission du ministre n’est pas de sauvegarder la magie du pouvoir, mais simplement de faire le boulot, à la guise d’un peuple versatile. La France n’en est pas, c’est acquis. Mais qu’importe. C’était hors sujet.

On démissionne pour des affaires qui sont à hauteur d’homme et de compréhension. Un compte en suisse ou autres malversations enfantines, et en sont emportés les Cahuzac, Longuet, Carignon ou autres. On sait faire. Taubira aurait pu démissionner, devenue menteuse de fait par l’impéritie de son cabinet, mais une sainte ne démissionne pas…

Ce qui nous arrive et ce qui entoure Cazeneuve est d’une autre dimension. Une puissance mondiale est bafouée et blessée par des rebuts de l’humanité, qui nous sadisent tels des brutes incultes, en annonant un islam en kit, et nous n’y pouvons rien. Notre sagesse et notre histoire doivent nous aider à accepter et à survivre. Elles nous serviront dans l’intelligence de la lutte, mais elles sont vaines pour le combat immédiat. Il ne s’agit pas de fatalisme mais de stoïcisme, peut-être. Cela échappe aux banalités politiques. Si Bernard Cazeneuve s’en allait, emportant un peu plus de la gauche avec lui, la France ne serait ni plus ni moins exposée à l’aléatoire des brutes djihadistes. Se disputer autour de lui et des mots qui lui échappent, c’est se raconter une histoire, se faire croire que l’on y peut encore quelque chose. Cela a peut-être une utilité. Un jour, on pourra reparler de Cazeneuve, et c’est un type bien. Et alors?

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