Au palmarès des plus gros transferts de l'histoire, il succède à Zinedine Zidane, Cristiano Ronaldo ou Gareth Bale: officialisé dimanche 7 août, le départ de Paul Pogba de la Juventus Turin pour Manchester United est décrit par L'Équipe comme le «transfert du siècle», avec un montant évalué à environ 120 millions d'euros.
Le milieu de terrain de l’équipe de France est un joueur extrêmement ambitieux. À 23 ans seulement, il n’hésite pas à clamer tout haut ses rêves de Ballon d’or, plus haute distinction individuelle pour un joueur de football. S'il a objectivement réussi sa seconde partie de saison avec la Juventus Turin, Pogba n'a cependant pas tenu toutes ses promesses avec les Bleus lors de l'Euro 2016. Au lendemain de la finale de l'Euro perdue contre le Portugal, L'Équipe jugeait alors:
«On attendra encore un peu avant de voir le milieu de 23 ans rayonner et tenir les promesses que son talent nourrit au très, très haut niveau [...] Il s'agit désormais de savoir si arriver au stade d'une grande compétition internationale n'est pas non plus trop grand pour Pogba. Le milieu de terrain de la Juventus vaut peut-être cent millions d'euros, comme le répète son agent, Mino Raiola, mais le club qui les alignera —Manchester United?– n'aura, à ce jour, aucune garantie sportive du retour sur investissement.»
Car c'est bien de cela dont il est aujourd'hui question: comment, alors qu'il n'est pas objectivement le meilleur joueur au monde sur le gazon (si tant est qu'une telle distinction ait un sens...), Paul Pogba est-il devenu le footballeur le plus onéreux de l'histoire?
«L'art de déterminer le potentiel invisible»
L'Observatoire du football du Centre international d'étude du sport (CIES), installé à Neuchâtel, évalue la valorisation sportive d'un joueur à partir d'une batterie de critères, dont la date de fin de son contrat et surtout son évaluation dans six domaines de jeu, de l'adresse devant le but à la qualité de ses passes. Selon ses calculs, Paul Pogba ne se classe qu'en sixième position pour le poste de milieu relayeur, mais affiche néanmoins une valeur record pour cette catégorie, évaluée à 94,6 millions d'euros: son jeune âge (23 ans) lui offre une forte marge de progression et un conséquent potentiel de revente –les clubs vont en effet plus facilement acheter un jeune joueur, qu'il pourront ainsi revendre à un prix supérieur quelques années plus tard.
Seulement, le montant qu'a dépensé Manchester United est encore supérieur à cette somme. Pourquoi? Le milieu de terrain des Bleus est aussi un produit marketing. Dans son classement 2016 des sportifs les plus «bankables» de la planète toutes disciplines confondues, le site SportsPro, référence en la matière, classe l'international français en seconde position juste derrière la nouvelle icône de la puissante NBA, le meneur des Golden State Warriors Stephen Curry. La hiérarchie prospective de SportsPro s'appuie sur plusieurs critères dont l'âge de l'athlète, son charisme, sa motivation pour devenir une effigie commerciale ou la taille du marché domestique.
«Le vrai défi –et c'est le job principal de la grande majorité des professionnels du marketing–, est d'identifier le retour sur investissement. C'est l'art de dépister le potentiel invisible et de trouver la caractéristique sur laquelle bâtir une histoire marketing», explique SportsPro. C'est le pari qu'a fait Adidas, le sponsor officiel de Paul Pogba, qui a signé avec le milieu de terrain un contrat évalué à 40 millions d'euros sur dix ans. Et comme elle en a le secret, la marque a déjà construit tout un storytelling, insistant sur «la différence» du joueur à la fois sur et en dehors du terrain.
The boss of swagger. @paulpogba: Welcome to the squad. #ACE16 #BeTheDifference pic.twitter.com/PsoZsnVj7G
— adidasfootball (@adidasfootball) March 16, 2016
«Le patron du chic. @paulpogba. Bienvenue dans l'équipe.»
«Paul Pogba never follows» est devenu le slogan quasiment officiel du milieu de terrain chez l'équipementier, autant sur les réseaux sociaux que dans les pubs qui lui sont consacrées.
La différence s'explique aussi par la concurrence entre plusieurs clubs pour arracher le jeune prodige –le Real Madrid de Zinédine Zidane le convoitait également–, mais également par l'explosion des revenus des clubs en Premier League anglaise, où les droits télé que touchent les équipes ont été revus considérablement à la hausse.
Sur la période 2016-2019, ils atteindront 2,3 milliards d'euros par an, en progression de 70% par rapport aux contrats de la période 2013-2016. Manchester United, comme d'autres écuries britanniques, peut donc inonder le marché de liquidités, ce qui pousse les prix à la hausse.
«N'est-ce pas un peu too much?»
Ce «transfert du siècle» s'inscrit aussi dans la suite logique du mouvement d'inflation qui a envahi le marché européen récemment. Ces dernières années, nombreux sont les transferts qui ont surpris par leur démesure compte tenu de l'âge, des performances ou de la faible expérience des joueurs concernés: Anthony Martial qui, avec un transfert de 80 millions d'euros en 2015, a pulvérisé les standards du mercato en arrivant à Manchester United; Eliaquim Mangala, acheté à prix d'or (53 millions d'euros) en 2014 par Manchester City; ou encore Gareth Bale, parti au Real Madrid pour une somme finalement évaluée à un peu plus de 90 millions d'euros, dont s'étonnait à l'époque le magazine SoFoot:
«Le joueur n’a remporté dans sa carrière qu’une Coupe de la Ligue en 2008, compétition où, qui plus est, il n’a disputé que le premier tour, face à Middlesbrough. Alors, 145 millions d’euros, n’est-ce pas un peu too much, messieurs les Spurs? [...] Décisif, il l’est. Génial et talentueux, il l’est aussi. Bah alors, pourquoi on chipote? On chipote parce que 145 millions d’euros, sans jouer aux vieux réac’, ça fait 1 milliard de francs. 145 millions d’euros pour Messi, oui.»
Dans cette équation, il n'y a pas que le joueur, les clubs, les marques et les diffuseurs qui poussent les prix à la hausse, mais aussi un personnage essentiel: l'agent. Dans le cas précis de Paul Pogba, le travail de Mino Raiola est conséquent, surtout quand on sait qu'il est considéré comme l’un des experts en négociation les plus doués et malicieux –ou encore manipulateur, oseront ceux qui ont eu le malheur de s'y frotter– du football moderne. «Super Mino» jouait gros dans cette transaction: les conditions de vente (transfert, salaires, clauses…) et l'avenir sportif de son protégé, certes, mais également sa propre commission, qu’il a fixée à une vingtaine de millions d’euros, et qui augmente mécaniquement le coût du transfert pour United.
Faire grimper les enchères
La destination finale de Paul Pogba a fait l'objet d'innombrables articles et supputations. Manchester United? Real Madrid? Allait-il rester à la Juventus, comme l'agent a pu le laisser entendre à plusieurs reprises? À vrai dire, Mino Raiola était probablement le seul à savoir où l'international français poserait ses valises il y a quelques jours encore. Et c'est bien normal: l'agent star sait l’intérêt sportif et médiatique que représente son joueur, alors il en joue. En multipliant les déclarations contradictoires et les déjeuners d'affaires, il sème le trouble et laisse tranquillement grimper les enchères. Quelques heures après l'annonce d'un accord de principe entre la Juventus et Manchester United, le 21 juillet, Raiola avait une nouvelle fois brouillé les pistes sur Twitter.
There is no deal done regarding Paul Pogba, lots of bla bla bla.
— Mino Raiola (@MinoRaiola) 21 juillet 2016
«Il n'y a aucun accord conclu concernant Paul Pogba, juste beaucoup de bla bla bla»
Chez les supporters juventini comme chez les dirigeants turinois, les techniques opaques et les statagèmes de Mino Raiola agacent. Lorsque le Barça s’était rapproché du joueur, quelques semaines plus tôt, il avait déclaré dans la presse espagnole que si le club blaugrana souhaitait recruter son joueur, il devrait d’abord négocier avec lui, et ensuite avec la Juventus. Beppe Marotta, le directeur général de la Vieille Dame, avait lors haussé le ton dans le Mundo Deportivo. «Le club qui veut Paul Pogba doit négocier avec la Juventus, et non avec Mino Raiola, qui est seulement son agent».
Il faut dire que la Juventus connaît bien le personnage. C’est lui qui avait négocié l’arrivée de Zlatan Ibrahimović à Turin en 2004, puis son départ à Milan deux ans plus tard, ainsi que l’arrivée de Pavel Nedvěd en provenance de la Lazio de Rome, en 2001. Des transferts qui l'ont rendu célèbre, en plus d'un catalogue de joueurs bien étoffé: Blaise Matuidi, Mario Balotelli, Maxwell ou, avant eux, Mido, Robinho, Zdeněk Grygera...
En négociant directement avec José Mourinho, en plus du transfert de Pogba, les arrivées de Zlatan Ibrahimović et Henrikh Mkhitaryan, l’agent italo-néerlandais s’offre une place confortable face à son concurrent de toujours, l'agent Jorge Mendès, ami et agent du technicien portugais, explique Goal.com:
«Après avoir fait confiance à Jorge Mendes pendant de longues années, et encore aujourd'hui avec la signature de José Mourinho, le club mancunien s'est ouvert à son plus grand rival. Un drôle de tournant pour Ed Woodward [le vice-président exécutif de United, ndlr] et sa bande, qui ont bouclé par le passé les arrivées de Radamel Falcao, Ángel Di María, Bebé, Cristiano Ronaldo, Nani, Anderson et David De Gea par le biais d'un rapprochement calculé avec Jorge Mendes, le "super-agent" des stars de football.»
Feuilleton marketing
Finalement, Paul Pogba a donc signé à Manchester United, le club qu'il avait amèrement quitté en 2012, pour une somme exceptionnelle. «#Pogback» a annoncé Manchested United sur les réseaux sociaux, ajoutant sa pierre à l'immense storytelling qui entoure le joueur.
Club statement on Paul Pogba: https://t.co/BCU3m17XXm #MUFC pic.twitter.com/LiTdnSFVNL
— Manchester United (@ManUtd) 7 août 2016
L'épilogue d'un feuilleton marketing de plusieurs semaines, fait de messages subliminaux et de sous-entendus que personne n'a su interpréter. Les supporters de la Juventus ont d'ailleurs reproché à Pogba cette rétention d'information, cet excès de communication jugé déplacé et irrespectueux. À l'image de cette photo postée sur son compte Instagram où il apparaît en compagnie de Mino Raiola, légendée ainsi: «En disant rien, on a tout dit».
Dans ce feuilleton dont il est naturellement devenu le personnage principal, Pogba a même pris le temps de tourner un spot publicitaire pour Adidas, «Blah blah blah», reprenant le fameux tweet de Mino Raiola posté dix jours plus tôt. Du marketing de génie.
Dans toute cette affaire, le joueur est parvenu à faire grimper sa valeur sur le marché des transferts grâce au génie marketing de son agent et de ses sponsors, mais il ne devra pas oublier une chose: il y aura toujours du «blabla» autour de sa personne si ses performances sur le terrain ne sont pas à la hauteur des 120 millions d'euros dépensés par Manchester United.