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Afghanistan: comment Kerry a réussi à convaincre Karzaï

Temps de lecture : 6 min

Le sénateur américain a réussi à convaincre le dirigeant afghan d'organiser un second tour.

Le 19 octobre, dans une base américaine de la province de Helmand / REUTERS
Le 19 octobre, dans une base américaine de la province de Helmand / REUTERS

La fructueuse mission du sénateur John Kerry à Kaboul — lors de laquelle il a convaincu le président afghan Hamid Karzaï d'organiser un second tour à l'élection entachée de fraude d'août dernier — laisse à penser que l'administration Obama presse Karzaï de s'acheter une conduite s'il veut davantage de soldats américains pour l'aider à livrer sa guerre.

Cette incitation a été plus subtile — ou, en tout cas, plus discrète — que les démonstrations explosives auxquelles les émissaires chargés de l'Afghanistan et du Pakistan, Richard Holbrooke et le vice-président Joe Biden — deux personnages à la volubilité célèbre — se sont livrées face à Karzaï ces derniers mois.

Une chronologie de la "navette diplomatique" de Kerry établie par ABC News montre que le démocrate du Massachusetts et président du comité des Affaires étrangères du Sénat a rencontré Karzaï six fois, parfois plusieurs heures d'affilée, au cours d'un voyage de cinq jours en Afghanistan et au Pakistan entre le 16 et le 20 octobre — chaque visite sur ordre de et après consultation avec Holbrooke et la secrétaire d'État Hillary Clinton.

Le président Barack Obama, Holbrooke et Clinton ont parfaitement compris que faute d'un second tour ou d'un arrangement de partage du pouvoir avec le challenger de Karzaï, l'ancien ministre des Affaires étrangères Abdullah Abdullah, la mission militaire américaine en Afghanistan est condamnée à l'échec.

Comme l'a écrit le général Stanley McChrystal, commandant des forces américaines en Afghanistan, dans sa note à Obama, objet d'une célèbre fuite, une campagne de contre-insurrection doit "subvenir aux besoins de la population par, avec et par le biais du gouvernement afghan" (les italiques sont de lui). Cela ne pourra être fait si le peuple afghan regarde son gouvernement comme largement illégitime -ce qui pend au nez du régime de Karzaï s'il se contente de décréter qu'il est réélu et reste au pouvoir.

Une commission électorale internationale, soutenue par tous les alliés occidentaux de l'Afghanistan, estime que presque un tiers des bulletins déposés dans les urnes lors des élections présidentielles du 20 août étaient frauduleux. En retirant ces voix du décompte, il se trouve que Karzaï passe juste sous la barre des 50 % — situation qui, selon la constitution afghane, requiert un second tour.

Au départ, Karzaï a réfuté les conclusions de la commission. Au cours de ses cinq premières rencontres avec Kerry, il oscillait entre acceptation et dédain vis-à-vis du verdict — jusqu'à ce que finalement, au terme de la sixième rencontre mardi dernier, il cède à la pression et accepte qu'un second tour ait lieu le 7 novembre.

Bien entendu, rien ne dit que ce soit le mot de la fin. Karzaï peut encore changer d'avis. Beaucoup se demandent s'il est possible d'organiser une élection sûre et honnête en si peu de temps, étant donné les avertissements continuels des talibans qu'ils tueront quiconque ira voter (surtout dans le sud du pays) et la présence permanente de responsables électoraux corrompus (bien que Karzaï en aurait renvoyé quelques-uns).

Ces incertitudes en poussent certains à préférer un accord de partage du pouvoir entre Karzaï et Abdullah. Abdullah s'est déclaré favorable à un tel projet. Cela pourrait ouvrir la voie à un gouvernement légitime — ou aliéner les partisans de Karzaï, surtout dans les régions pachtounes du sud où les talibans ont fait les plus grandes percées. (Il est en outre douteux qu'aucun dirigeant afghan puisse conserver le pouvoir sans le soutien des Pachtounes. Abdullah est à moitié tadjik; s'il remportait le second tour, il y a fort à parier que son gouvernement serait considéré comme encore moins légitime, en tout cas dans les cercles pachtounes, que celui de Karzaï aujourd'hui.)

La solution idéale, du point de vue américain, serait que Karzaï remporte un second tour dans les formes, avec un taux de participation acceptable.

Mais aucun responsable officiel américain ne peut se permettre de le dire publiquement, surtout après les crises de nerfs, aussi justifiés qu'elles aient pu être, de Holbrooke et Biden lors de leurs rencontres antérieures avec Karzaï. L'éclat de Holbrooke a eu lieu en août, lorsqu'il a accusé Karzaï d'avoir truqué les résultats des élections. Depuis, Holbrooke fait profil bas pour tout ce qui concerne l'Afghanistan.

Même chose pour Biden, dont la manifestation d'indignation remonte au début de l'année, alors qu'il n'était encore que sénateur et qu'il effectuait une visite à Kaboul avec quelques collègues du Capitole. Au cours du dîner, Karzaï n'avait cessé de réfuter les accusations de corruption de son gouvernement-jusqu'à ce que Biden finisse par jeter sa serviette et s'exclame: «Ce dîner est terminé!» avant de quitter la pièce.

Vu les circonstances, ni Holbrooke ni Biden ne seraient les meilleurs messagers pour transmettre à Karzaï la ferme recommandation d'Obama de s'en tenir à son programme.

C'est là que Kerry, que l'on peut considérer comme un joueur indépendant, entre en scène-il est suffisamment proche de l'administration Obama, sans en faire officiellement partie, et son style est tout à l'opposé de l'impertinence.

Politiquement, Karzaï ne peut se permettre de paraître céder à la pression étrangère. S'il s'en tient à la décision d'organiser un second tour, il devra faire en sorte qu'elle paraisse venir de lui, et de lui seul. La pression d'une puissance extérieure ne pourra avoir de l'efficacité que si elle est exercée avec discrétion et respect. Kerry, qui de toute façon effectuait un voyage en Afghanistan et au Pakistan, était tout indiqué pour cette mission.

Et maintenant?

Kerry a déclaré, avant et après son voyage, qu'Obama devrait attendre que le second tour ait eu lieu pour décider d'envoyer ou non davantage de soldats. Prendre une décision d'une telle importance sans connaître la nature du gouvernement afghan-partenaire de notre campagne de lutte contre l'insurrection-serait irresponsable, a affirmé Kerry.

De l'autre côté, Joseph Lieberman, sénateur indépendant du Connecticut, a estimé qu'Obama devrait prendre sa décision avant le second tour du 7 novembre — sentiment inepte vue la situation, et confirmation que Lieberman et ses pairs veulent uniquement convaincre Obama de s'enfermer dans une intensification de la guerre sans en étudier les coûts, les risques et les bénéfices.

Obama semble d'accord avec Kerry sur cette question, lorsqu'il déclare que même s'il décide d'une stratégie concernant l'Afghanistan avant les élections, il ne l'annoncera sans doute pas tant qu'elles n'auront pas eu lieu.

Si Karzaï remporte un second tour, ou se met d'accord sur un partage du pouvoir avec Abdullah, ce sera certes une condition préalable nécessaire, mais rien de plus que la première étape vers la légitimité-et vers la justification théorique de la campagne de lutte contre l'insurrection.

Le général McChrystal et de nombreux autres hauts officiers-notamment l'amiral Mike Mullen,  le chef d'état-major interarmées, et le général David Petraeus, à la tête de l'U.S. Central Command-ont déclaré que la corruption menace la stabilité de l'Afghanistan au même titre que les talibans.

Par conséquent, s'il est réélu honnêtement, Karzaï devra entamer des démarches-et étant donné l'incroyable profondeur du problème, des démarches héroïques-pour éradiquer la corruption, et notamment remplacer une foule de ministres, de gouverneurs et de membres de son propre entourage.

C'est là aussi que l'Occident, et tout particulièrement les États-Unis, doivent faire pression.

Le président Obama a prévu de se rendre en Asie le 11 novembre prochain. Il serait bien inspiré de faire halte à Kaboul. Un ancien officier militaire, consultant sur l'Afghanistan pour l'administration Obama (et qui a par conséquent demandé à garder l'anonymat) a une proposition modeste à faire pour son programme.

Obama, suggère-t-il, devrait donner à Karzaï une affiche représentant Mohammad Najibullah pendu à un lampadaire en 1996. Najibullah fut le dernier président démocratique, tué par les talibans qui s'emparèrent ensuite du pouvoir.

Si vous ne prenez pas les dix mesures suivantes, devrait lui dire Obama, ça pourrait être vous sur la photo. Cela signifie que sans réformes sérieuses, votre gouvernement ne gagnera aucune légitimité et rien ne pourra arrêter les talibans.

Cependant, devrait poursuivre Obama, si vous prenez les dix mesures de réforme suivantes, voici dix choses que moi, le président des États-Unis, je ferai pour vous.

Il y a une entourloupe : l'une des dix choses que doit faire Obama est envoyer plus de soldats américains-probablement le nombre réclamé par le général McChrystal.

C'est là le jeu dans lequel Obama est sur le point d'entrer : si Karzaï prend le risque de réformer son gouvernement (et un tel geste est extrêmement risqué), Obama doit, lui, prendre le risque de l'aider à y parvenir.

Fred Kaplan

Traduit par Bérengère Viennot

A lire aussi, Pièges et dangers d'un deuxième tour, par Françoise Chipaux

Image de une: Le 19 octobre, dans une base américaine de la province de Helmand / REUTERS

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