Existe-t-il un schéma récurrent de djihadistes qui sont des homosexuels refoulés, et qui effectuent des tueries de masse pour se laver de la culpabilité qu’ils éprouvent face à un désir vécu dans la souffrance? Le tueur de Nice «enchaînait les conquêtes féminines et masculines», selon Libération: il avait un amant de 73 ans et un profil sur l’application de rencontre Grindr, selon Le Parisien, à côté de sa vie «officielle» d’homme marié, hétérosexuel. Le terroriste d’Orlando, Omar Mateen, posait une problématique similaire: une demi-douzaine de personnes ont déclaré l’avoir vu dans des bars gays ou sur des applications de rencontres pour homosexuels. Dans une moindre mesure l’interrogation entourait aussi la découverte de la présence de Salah Abdeslam, l’un des auteurs des attentats du 13 novembre, dans des bars gays.
«Les chemins qui mènent à Daech sont innombrables, explique Serge Hefez, qui travaille avec le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). Il n’y a pas de personnalité-type.» Mais «l’homosexualité refoulée» –qui n’est pas réalisée mais qui travaille une personne– ou «l’homosexualité honteuse» –qui est réalisée mais qu’une personne n’assume pas publiquement– génèrent néanmoins une souffrance qui peuvent s’inscrire dans un parcours de djihadiste.
Culpabilité
Ces deux vécus de l’homosexualité peuvent être des vecteurs de délire, selon le psychanalyste. Surtout dans des pays où l’homosexualité est fortement réprimée, comme en Tunisie, d’où est originaire Mohamed Lahouaiej-Bouhlel et où il a grandi jusqu’à ce qu’il s’installe progressivement en France à partir du milieu des années 2000:
«Pour quelqu’un de bisexuel c’est déjà compliqué à assumer, alors imaginez pour quelqu’un qui vient de Tunisie, explique Fethi Benslama, psychanalyste, directeur de l’UFR Sciences humaines cliniques à l’université Paris VII, et auteur de Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman. Ces “homosexuels honteux” vivent leur état comme un crime. Ils vivent dans une culpabilité très grande. Évidemment les bisexuels ne vont pas tous commettre ça. Il n’y a pas qu’un seul élément qui entre en compte.»
Cette culpabilité et cette image honteuse ont pour source le cliché de l’homosexuel masculin, qui, selon le psychiatre Serge Hefez, «renvoie à un homme féminin, un homme soumis, un homme pénétré, un homme fragile incapable de défendre la société»:
«Les propos homophobes les plus courants tournent autour de cela, expliquait à l’occasion d’un colloque sur l’homophobie le spécialiste. Si on ouvre la porte à l’homosexualité, c’est toute la société qui va perdre sa force et se trouver en position de faiblesse. Les hommes ne sont plus des hommes s’ils n’assurent plus leur rôle de guerrier, de défenseur pénétrant, et ils mettent en danger toutes les représentations de l’homme dans la société.»
D’un point de vue psychanalytique, explique Serge Hefez, le lien entre homosexualité refoulée et djihadisme peut se faire dans la volonté de «racheter» un statut de guerrier, en prenant les armes. «La plupart de ces terroristes veulent effacer toutes les fautes qu’ils ont pu commettre, et ils veulent racheter leurs fautes et celles de leurs familles», précise Gérard Haddad, psychanalyste et auteur de Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme.
Délire paranoïaque
Si, plus largement, c’est surtout à un profil paranoïaque, ou psychotique (le terme générique plus large, qui englobe la paranoïa) que les quatre experts que nous avons interviewés identifient le profil du tueur de Nice, «l’homosexualité honteuse» ou refoulée peut justement constituer un des éléments de cette paranoïa. La paranoïa est une projection sur l’autre des sentiments négatifs que l’on ressent soi-même, explique Serge Hefez. Le désir homosexuel est vu comme dangereux et insupportable donc le sujet le projette sur les autres, en leur attribuant des sentiments hostiles, explique l’expert. Un profil typique des djihadistes qui agissent «seuls», les paranoïaques étant par définition des personnes qui ont l’impression d’être seules contre tous, ajoute Serge Hefez.
Reste que «le délire est bien plus compliqué qu’une défense [et un refoulement de l’individu] contre l’homosexualité», nuance Thierry Vincent, psychiatre et psychanalyste auteur de Dieu sans religion. Selon Serge Hefez, le fait que plusieurs terroristes semblent présenter ce schéma d’homosexualité refoulée «ne veut pas dire que tous les homos refoulés sont des terroristes en puissance, mais pose très clairement la question de la paranoïa» de ces terroristes.