En juillet 2015, il y a tout juste un an, je commençais à réunir les témoignages de huit personnes qui m’expliquaient pourquoi elles étaient devenues végétariennes, voire véganes. Je n’en étais alors qu’au stade de la première approche, menant à pas de loup une réflexion sur la condition animale et le lien entre pollution et élevage de bétail. Je ne sais pas ce qu’il en est pour les lecteurs, mais cet article a constitué pour moi le déclic qu’il me manquait. Après encore quelques mois passés à réduire ma consommation de viande sans toutefois franchir totalement le pas, je suis devenu végétarien au début de l’année 2016, imitant ma femme, qui venait de prendre la même décision au terme de son propre cheminement.
Si je devais lister les principales difficultés rencontrées dans cette nouvelle façon de manger et de consommer, il y a le fait d’annoncer à mes grands-parents (264 ans à eux trois) que je ne toucherai plus à leurs gigots et que ce n’est plus la peine de m’offrir du foie de veau pour me faire plaisir. Mais il y a aussi et surtout tous les questionnements qui se posent à propos de la façon d’élever ses enfants en matière d’alimentation.
Quand ma femme et moi avons annoncé à nos parents que nous étions devenus végétariens, leur principale inquiétude s’est portée sur ce qu’il allait advenir de nos trois enfants, âgés de 9 mois à 6 ans. Allions-nous les embarquer avec nous dans le monde du végétarisme ou allaient-ils encore avoir droit à leur ration de protéines animales? Cette question générique dissimule deux interrogations sous-jacentes. Premièrement, avons-nous le droit de décider pour eux de leur régime alimentaire comme si nous avions droit de vie ou de mort sur eux? Deuxièmement, sommes-nous au courant de toutes les terribles carences qui peuvent résulter d’un régime végétarien imposé à des enfants en bas âge?
La norme de l’omnivorisme
Les réponses à ces questions sont en fait relativement simples. À la première, on pourra répondre qu’il n’est pas plus dictatorial de décider que ses enfants seront omnivores que de décider qu’ils se passeront de viande et de poisson (voire de tout produit d’origine animale). La norme actuelle a beau être celle de l’omnivorisme, cela ne signifie en rien que nous devions tous naître et vivre en suivant ce mode de vie plus culturel que naturel. «De toute façon les enfants subissent et profitent toujours des choix de leurs parents d’une manière ou d’une autre, affirme Gurren, végane et père de deux enfants de 8 et 12 ans qui le sont également. Ils prendront peut-être des directions différentes dans leur vie d’adulte, mais il faut accepter de ne pas pouvoir contrôler ça.»
Pour résumer, est-ce que les personnes qui décident d’emmener leurs enfants sur le chemin du végétarisme ou du véganisme doivent se sentir coupables? Absolument pas. D’autant que, et cela répondra à la deuxième question, il est tout à fait possible d’élever des enfants (et même des bébés) véganes, à condition de suivre quelques règles et de ne pas faire n’importe quoi. Des fiches comme celle éditée par l’Association française de végétarisme expliquent la marche à suivre, tout en indiquant qu’il peut-être judicieux de s’adresser à des nutritionnistes afin de proposer à ses enfants un régime alimentaire cohérent et sans carences.
Si les pédiatres français ne se sont toujours pas prononcés officiellement sur le végétarisme et le véganisme, l’Académie américaine de Pédiatrie, elle, a pris position depuis quelques années en indiquant qu’un régime sans viande (voire sans lait ni œufs) était tout à fait possible dès le plus jeune âge à condition de faire preuve d’une certaine vigilance. Le but est évidemment d’éviter les quelques drames qui ont fait grand bruit, avec ces enfants décédés parce que leurs parents étaient allés trop loin. C’est ce que raconte d’ailleurs le film Hungry Hearts, avec Alba Rohrwacher et Adam Driver: en matière de régime alimentaire aussi, l’extrémisme peut mettre des vies en danger.
Juste «un peu» carnivores
Est-ce que les personnes qui décident d’emmener leurs enfants sur le chemin du végétarisme ou du véganisme doivent se sentir coupables? Absolument pas
Pour autant, il n’est pas évident pour tous les végétariens de supprimer du jour au lendemain la viande et le poisson du menu de leurs enfants. «Nous n’achetons quasiment plus de viande, raconte Christophe, père d’un garçon de 3 ans et d’une fille de 7 ans. Seulement du poisson pané et du jambon blanc de temps en temps, très rarement, pour notre fils. Le reste du temps, ils ont droit à des steaks de soja, de blé, de seitan, à des lentilles, pâtes aux légumineuses et œufs.»
C’est globalement ce qui se produit au sein de mon propre foyer: il y a souvent peu de viande dans le frigo, mais elle n’est pas proscrite pour autant. Les enfants continuent à en manger de temps en temps, tout en sachant d’où provient ce qu’ils mangent, de quel animal il s’agit… Comme Christophe, nous avons fait le choix d’informer nos enfants sans rien leur imposer. Un raisonnement difficile à accepter pour Lorraine, qui a décidé un beau jour que ses enfants seraient végétariens comme elle:
«Je ne trouverais pas ça cohérent de continuer à leur donner de la viande. Je leur parle de souffrance animale, d’abattoirs, je leur explique que je suis opposée à ce qu’on tue des animaux dans le but de les manger… Après leur avoir raconté ça, je me vois mal leur servir une cuisse de poulet.»
Le choix de laisser ses enfants continuer à être «un peu» carnivores peut effectivement manquer de cohérence, mais il peut néanmoins se justifier. Il y a d’abord une envie certaine de les laisser se déterminer eux-mêmes, tout en les aiguillant sur un chemin que l’on pense bon pour eux. On voudrait les former sans pour autant les formater. Lorraine enfonce le clou: «Au contraire, c’est cette société carniste qui les formate! On associe la viande à la bonne santé, à la robustesse. Dans les publicités, passer un moment convivial, c’est forcément manger du saucisson ou avaler un hamburger avec double steak. Moi, mes enfants, je les déformate.»
Peur de la marginalisation
On peut aussi légitimement avoir peur de la marginalisation de nos enfants, dans cette société où manger de la viande constitue justement une norme. Séparée du père de ses filles, âgées de 2 et 4 ans, Célia cuisine végane à la maison, mais ne s’offusque pas que ce soit différent ailleurs. «J’invite chaque membre de la famille, y compris les enfants, à se positionner librement. Et puis je ne suis pas la seule à les accompagner dans la vie, donc ça compliquerait les choses. Je ne me sentirais pas de prendre des décisions arbitraires sur leur manière de manger, et d’imposer ça à tout le monde.»
Christophe explique que sa fille est végétarienne à la maison, mais qu’il y a deux endroits où elle ne l’est pas: «à la cantine, où les animateurs l’incitent à “goûter” de la viande, ce qu’elle fait la plupart du temps» et au fast-food, «où elle a beaucoup de mal à faire le lien entre le produit qu’elle consomme et l’animal qu’il y a derrière». Parce que «ce sont des endroits de socialisation, et nous ne voulions pas la forcer à se marginaliser si petite».
Les cantines scolaires ne proposant pas d’alternative végétarienne, il semble effectivement incompatible d’y faire manger ses enfants tout en souhaitant qu’ils ne consomment ni viande ni poisson. En France, il est interdit d’apporter à la cantine un repas venant de l’extérieur, contrairement à ce qui se produit dans d’autres pays, comme le rappelle un article paru précédemment sur Slate. Et puisqu’il y aura toujours quelqu’un pour forcer l’enfant à manger «une petite bouchée de viande» (comme l’explique le même article), il semble réellement impossible de concilier cantine et végétarisme. Certains parents (ceux qui le peuvent en tout cas) font alors le choix de sacrifier leur pause méridienne afin de superviser aussi le déjeuner de leurs enfants. Un véritable sacerdoce, auquel nous ne sommes pas tous prêts à nous plier. «Ma femme et moi sommes indépendants, se félicite Gurren, donc on a la chance de pouvoir éviter la cantine.» On peut rêver qu’un jour des menus végétariens soient systématiquement mis en place dans les cantines scolaires, mais il est probable que mes enfants soient devenus trentenaires à leur tour avant que cela ne se produise.
Traumatisés? Pas vraiment
Mes parents ne m’ont pas fait manger de viande. Je ne dirais pas que c’était interdit; c’est juste qu’il n’y en avait pas à la maison. Je n’ai jamais eu envie de manger de la viande, donc ça ne me posait aucun problème
Ryan
Reste que, d’un point de vue d’enfant, le régime végétarien ne semble pas si traumatisant —sauf peut-être, encore une fois, dans les instants où manger de la viande constitue une façon de sociabiliser. Père de deux enfants, Ryan a été élevé dans une famille végétarienne, et l’a visiblement bien vécu. «Mes parents ne m’ont pas fait manger de viande. Je ne dirais pas que c’était interdit; c’est juste qu’il n’y en avait pas à la maison. Je n’ai jamais eu envie de manger de la viande, donc ça ne me posait aucun problème.»
Elle est là, l’idée majeure à retenir: les enfants végétariens ressentent rarement ça comme une contrainte. «Mes parents ne m’ont rien imposé de plus que des parents non végétariens qui imposent à leurs enfants de manger de la viande.» Aujourd’hui, Ryan a appliqué ce raisonnement à ses propres enfants. «Je ne les oblige pas à être végétariens, mais je ne leur cuisine pas de viande. Cuisiner sans viande, c’est mon quotidien. Je ne force personne, je ne fais pas de prosélytisme. Je suis comme ça, et c’est tout.»
Des statistiques sur un échantillon de grande taille restent à effectuer, mais il semble que, lorsqu’on grandit avec des parents végétariens ou véganes, on ait presque systématiquement tendance à le devenir ou à le rester. «Vers 15 ans, j’ai essayé la viande, juste pour voir, histoire de me renseigner un peu. Je n’en ai pas vu l’intérêt et je suis resté végétarien.» Célia raconte la réaction de sa fille face à l’étal d’un poissonnier: «Elle m’a dit: “Maman, je suis triste quand je vois qu’on tue les poissons pour les manger. Ça m’embête.” Je n’ai rien ajouté. Un peu plus tard, elle m’a redit la même chose à propos d’un poulet. Je lui ai expliqué qu’on avait le droit, pour différentes raisons, de choisir de ne plus manger de viande. Réponse: “Mais j’aime beaucoup le poulet alors je veux encore en manger.”» On parie que, dans cinq ans ou quinze ans, cette petite fille sera devenue végétarienne comme sa mère?