Monde

Quand le cartel de Medellín blanchissait son argent à Paris

Temps de lecture : 6 min

Dans les années 1980, Robert Mazur a infiltré le cartel et a tendu un piège spectaculaire aux hommes de Pablo Escobar.


En décembre 1986, pour le compte de l’US Customs, un service fédéral américain dépendant du département du Trésor, Robert Mazur s’est glissé dans la peau de Bob Musella pour infiltrer le cartel de Medellín, dirigé par Pablo Escobar. «J’étais autorisé par le gouvernement à blanchir de l’argent», raconte-t-il. Sa couverture allait durer dix-huit mois et conduirait au coup de filet le plus spectaculaire de la guerre contre les drogues.

Pour incarner à la perfection le rôle de Bob Musella, Robert Mazur avait «tout inventé, jusqu’à son CV». «Je savais bien qu’arriverait un moment où il me faudrait donner des détails sur son passé bancaire, professionnel et personnel. J’avais donc construit tout cela méticuleusement avec l’aide de banquiers.»

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Ayant débuté à l’IRS, l’agence américaine chargée de la collecte des impôts et des taxes, et poursuivi sa carrière dans une unité spéciale du département du Trésor, il connaissait tous les rouages du système financier international –même les plus obscurs. Pour les membres du cartel, il était à la tête d’une société de conseil en investissements financiers capable de blanchir leur argent et de le réinvestir à travers des sociétés écrans à l’étranger. Il avait élaboré un système d’une rare ingéniosité qui leur permettrait théoriquement d’être à l’abri des autorités.

Au mois de mai 1988, Mazur et trois autres agents sous couverture se sont rendus à Paris pour rencontrer des membres éminents du cartel de Medellín, ainsi que les responsables de la succursale parisienne de la BCCI, une banque pakistanaise aux activités douteuses. Sa mission? Convaincre les hommes du cartel de faire appel à ses services pour blanchir l’argent de la drogue, faire avouer aux banquiers qu’ils étaient bien conscients des activités de leurs clients et enregistrer le tout sur bande pour préparer leur arrestation massive lors d’une fausse cérémonie de mariage, cinq mois plus tard. Une tâche extrêmement délicate qui le conduirait des plus grands hôtels de la capitale au bois de Boulogne, en passant par les dancefloors hallucinés du Paris de la fin des années 1980.

Tous les dialogues qui suivent restituent les paroles exactes des protagonistes, retranscrites à partir des bandes qui ont servi à inculper les membres du cartel.

***

Hôtel de la Trémoille, Paris, 22 mai 1988

Des effluves de scotch inondent soudain la chambre quand Mora et Ospiña [deux courtiers du cartel] font irruption, le sourire aux lèvres et les yeux injectés de sang. Ils ont picolé durant le trajet de Medellín à Paris. Bien que j’aie passé quelques soirées avec eux, leurs excès me paraissent inconciliables avec leur job: cerbère financier d’un impitoyable cartel colombien. Ça n’empêche pas Ospiña de me demander s’il peut taper dans le minibar. Il n’a pas encore son compte.

En fouillant le bar, Ospiña m’explique dans un espagnol inarticulé que les hommes de Don Chepe veulent investir un million de dollars dans la Banque de crédit et commerce international (BCCI) de Paris, et quatre autres dans une banque allemande contrôlée par l’oncle d’Armbrecht [ancien pilote, opérateur du cartel]. Pour eux, ces investissements sont une goutte d’eau dans l’océan. Le scotch a eu raison de la vigilance d’Ospiña et sa langue se délie. Il m’explique qu’il est important que je convainque les associés de Don Chepe que je suis la bonne personne pour blanchir l’argent de leur société et le réinvestir en toute sécurité. Mais il me met en garde: Armbrecht est un homme très puissant. Un autre homme assistera aux réunions en tant que porte-parole de Don Chepe: Santagio Uribe [frère de l’ancien président de Colombie Álvaro Uribe], l’avocat et consigliere qui supervise la plupart des opérations du cartel.

Ospiña veut retrouver Armbrecht et Uribe pour le dîner, mais Nazir Chinoy [manager de l’agence française de la BCCI, une banque pakistanaise] nous a déjà invités à se joindre à lui, Howard, Hassan [tous deux banquiers à la BCCI] et leurs familles: Armbrecht et Uribe devront attendre. Ospiña entre dans une colère noire. Comment puis-je me permettre de faire attendre Armbrecht? Je me défends en expliquant que je ne suis pas à Paris uniquement pour gérer leurs affaires. Je dois lui faire comprendre que je ne suis pas à sa botte.

Les Colombiens ont des couilles et aucun scrupule: combinaison dangereuse. Il ne faut montrer aucune faiblesse et demeurer aussi confiant, froid et calculateur qu’eux. Ils flairent la peur et le moindre détail qui pourrait trahir que leur interlocuteur n’est pas celui qu’il prétend être.

L’argent du cartel est principalement placé dans des banques au Panama et los duros [les chefs du cartel] ont sérieusement besoin d’alternatives. L’argent diminue et l’accrochage entre Manuel Noriega, le commandant en chef des Forces armées panaméennes, et les États-Unis a créé une impasse bancaire. Si nous parvenons à leur vendre notre système alternatif, nous mettrons la main sur une grosse partie de leur business. Mais Ospiña a trop bu et nous avons autre chose de prévu ce soir.

D’après Mora, d’autres membres du cartel se joindront d’ici quelques jours à Armbrecht et Uribe, avec Don Chepe parmi eux. C’est un détail important. Nous serons en infériorité numérique, aussi j’ai besoin de plus d’informations sur l’entourage. Impossible que Don Chepe voyage sans protection.

Mora s’inquiète également pour Ospiña, son comportement ne sera pas du goût d’Armbrecht et Uribe. Nous devons nous distancier de sa connerie. Mora nous aide à établir une stratégie pour le rendez-vous avec les hommes de Don Chepe. En tant que pilote, Armbrecht s’implique rarement dans les affaires d’argent. Pour autant, son opinion a beaucoup de poids dans le cartel, au sein duquel son intégrité et son intelligence sont très appréciés. Son soutien nous serait précieux.

Demain, Don Chepe arrivera avec un concurrent qui se fait appeler El Costeño Mama Burra. Emir [mon partenaire dans l’opération d’infiltration du cartel, agent de l’US Customs] éclate de rire. Grosso modo, son surnom signifie «le baiseur d’ânes de la côte Nord». La DEA le connaît sous le nom d’Eduardo Martinez, un des blanchisseurs les plus influents du cartel. En graissant la patte des agents de la Banco de Occidente au Panama, Martinez a blanchi des dizaines de millions de dollars pour le cartel. Aucun doute, il tentera de nous discréditer aux yeux de Don Chepe. D’après Mora, si nous parvenons à convaincre Armbrecht de placer son million de dollars à la BCCI de Paris, Don Chepe verra cela comme un gage de confiance et Martinez comme une menace. Mora joue gros pour nous –jusqu’à sa tête.

Ils sont sept, nous sommes deux. Mauvais ratio. Nous ne pouvons pas appeler de renfort: s’ils ont l’impression d’être surveillés, on est morts. Nous n’avons ni armes, ni badges, ni aucun pouvoir en France. À peine quelques contacts à l’ambassade américaine. Les services de douane français sont au fait de notre présence ici, mais ne s’en préoccupent pas. Nous devons rester prudents à chaque rendez-vous.

Laissant Ospiña dans les vapes à son hôtel, Emir, Kathy, Linda [trois agents de l’US Customs, Kathy joue ma fiancée dans l’opération] et moi allons dîner comme prévu avec les banquiers de la BCCI. Comme d’habitude, Chinoy nous invite dans un des plus grands restaurants de la capitale. Entre deux plats, il me glisse à l’oreille: «J’ai l’intention de voyager aux États-Unis dans deux mois. J’aimerais beaucoup vous y voir, ainsi que les associés que vous jugerez utile de me présenter. Je pense que nous pouvons nous entraider.»

«Sans aucun doute», lui dis-je. «Je serais ravi de vous présenter quelques-uns des membres de “ma famille”, avec qui je partage la responsabilité d’assurer la sécurité de nos finances. Ce serait un plaisir de vous compter parmi nous. Vous avez été si bienveillant… J’ai l’impression que nous nous connaissons depuis des années.»

«Merci Bob», répond Chinoy. «Le sentiment est partagé.»

Le moment est venu de mettre à exécution le plan élaboré avec Kathy. Pour clore l’affaire, nous devons réunir toutes nos cibles à Tampa, en Floride. Si nous ne les attrapons pas sur le territoire américain, ils s’enfuiront en Colombie ou au Pakistan, hors de portée d’une extradition. Impossible de fixer une date aujourd’hui, mais on peut les convier à un événement qui se déroulera d’ici cinq à douze mois et voir comment ils réagissent. Toutes nos cibles semblent nous apprécier et croient sérieusement que Kathy et moi sommes fiancés…

«Nous commençons à planifier notre mariage», dis-je à Chinoy. «Nous allons organiser une somptueuse cérémonie qui se déroulera sur deux jours, et tous les membres importants de ma famille seront présents. Y compris les membres de notre comité, si vous voyez ce que je veux dire. Je sais que nous venons à peine de nous rencontrer, mais je vous considère non seulement comme un ami, mais aussi comme quelqu’un de très important dans la marche de notre organisation. Je serais très honoré si vous acceptiez, vous et votre famille, notre invitation à prendre part à la cérémonie. Nous n’avons pas encore arrêté de date, mais ce sera au plus tôt pour le mois d’octobre.»

«Eh bien, merci beaucoup», répond-il en voyant là une opportunité en or. «Nous serions ravis d’y assister et nous ne manquerions cela pour rien au monde. Je viendrai avec Munira et les enfants.»

Trop facile. Peut-être que le coup du faux mariage est une bonne idée, finalement.

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